Quatrième vision

Dans  La Chute d’un Ange,  Poésie Alphonse de Lamartine
Evaluer cet article
Depuis le jour maudit de la fatale épreuve,
Les jours avaient coulé comme les flots du fleuve;
Insensibles et purs, et rapides pour tous,
Au désert, excepté pour l’épouse et l’époux.
Cédant avec douleur à Selma qui le brave,
Et pour sauver du moins les jours de son esclave,
Le vieux chef, vainement regrettant son trésor,

Avait livré Cédar pour esclave à Zebdor :
Zebdor, le plus puissant des enfants de sa race,
Qui convoitait sa mort pour régner à sa place.
Pour arracher ce trait du cœur de Daïdha,
Sous ses yeux vigilants le vieillard la garda ;
Il sépara Cédar de la tribu jalouse,
L’éloigna pour jamais de l’ombre de l’épouse ;
Pour paietre sur les monts les plus maigres troupeaux,
On le relégua seul sur de mornes coteaux
Dévorés du soleil, et séparés du monde
Par des rocs escarpés et par le lit de l’onde;
Et de peur que l’esclave en ces lieux oublié
Ne rompît les trois jougs dont il était lié,
Et, de son dur exil franchissant la limite,
Ne s’approchât des bords que son tyran habite,
Zebdor et ses trois fils arrachèrent du sol
Un vieux tronc de palmier ouvert en parasol,
Et, comme on lie un bloc au coursier qu’on entrave,
Attachèrent ce poids aux jambes de l’esclave ;
De sorte qu’en traînant avec effort ses pas,
L’arbre suivait sa trace et ne le quittait pas,
Ou que, pour traverser l’onde ou le précipice,
Il devait soulever l’instrument du supplice,
Et, pressant dans ses bras le palmier oppresseur,
Écrasé sous ce poids marcher à sa sueur.

Ainsi languissait-il de longs jours, seul au monde.
Mais la nuit de l’amour avait été féconde :
L’épouse d’un instant, que la honte et le deuil
Renfermaient dans son antre ainsi qu’en son cercueil,
Se couvrant de pudeur comme d’un triple voile,
Ne laissait voir ses yeux qu’aux rayons de l’étoile..
Ne montrant qu’à la nuit sa touchante pâleur,
Comme un lis dont la lune épanouit la fleur,
Daïdha, du proscrit mystérieuse femme,
D’un ange dans son souffle avait aspiré l’âme :
Elle avait, de la mère éprouvant les langueurs,
Dans son sein étonné senti battre deux cœurs,
Et compris, à la fois affligée et ravie,
Qu’au fond de sa douleur germait une autre vie.
Au neuvième croissant de la lune d’été,
Sans témoin sur la mousse elle avait enfanté ;
Ainsi que la fleur double, en ces temps de prodige,
De deux fruits à la fois chargeait la même tige,
Deux jumeaux souriants, gages d’un même amour,
Au même cri de joie avaient reçu le jour,
Et de la vie offerte à leur lèvre jumelle
Sucé la double goutte à sa double mamelle.
L’un était une fille, et l’autre était un fils :
Quand les premiers baisers sur leurs lèvres cueillis
Eurent rassasié son regard de leurs charmes,
Que ses yeux à son lait eurent mêlé leurs larmes,
Qu’elle les eut nommés de deux noms dans son cœur,
L’un Sadir, l’autre Hella, disant joie et douleur ;
Pour dérober leur vie, à l’ombre du mystère,
Au gouffre où l’on jetait les fruits de l’adultère,
Elle passa le fleuve à la nage deux fois,
Chaque fois de l’un d’eux son cou portant le poids,
Comme deux lionceaux que la lionne abreuve
Sont portés par leur mère à l’autre bord d’un fleuve;
Puis les pressant, trempés et criants, dans ses bras,
Les réchauffant du cœur et marchant à grands pas,
Se guidant, pour trouver Cédar aux sommets sombres,
Sur les mugissements des troupeaux dans les ombres,
Aux pieds de son époux elle avait déposé
Ce fruit tombé du cœur et de pleurs arrosé.
a Tiens, avait-elle dit, cache-les ; l’heure presse :
La mort les cueillerait jusque sous ma caresse ;
Pour leurs lèvres déjà tout mon sang blanc coulait,
Mais il faut que le roc s’arrose de mon lait,
Et que de ton troupeau la plus douce gazelle,
Écartant son petit, leur laisse sa mamelle.
O Cédar ! couve-les la nuit sur tes genoux,
Abrite-les du cœur, car ils sont nés de nous;
Aime-toi dans leurs yeux, car ils sont ton image;
Revois-moi sur leurs fronts, car ils ont mon visage ;
Dérobe-les à l’œil de leurs persécuteurs !
Je fuis,. le jour m’épie, et s’il me voit, je meurs.
Que de ma vie encore ils boivent une goutte !
Ah ! que ne, peuvent-ils d’un. trait l’épuiser toute !
Cédar, dieu de mon cœur, ils sont beaux comme toi !
Pour qu’ils m’aiment aussi, dis ! parle-leur de moi !
Chaque brise des nuits qui souffle de la plaine
Vous portera l’amour dont ma tristesse est pleine !
Et les posant à terre, et revenant dix fois,
Elle reprit enfin sa course dans les bois,
En couvrant de ses mains ses oreilles fermées,
De peur d’entendre un cri de ces voix trop aimées,
Et de ne pouvoir plus s’arracher à l’amour.
Avant que le vallon se colorât du jour,
Elle rentra furtive au seuil de ses alarmes,
Et la grotte trois jours but son lait et ses larmes.

Cédar, le cœur tremblant, et demeuré sans voix,
Regardait ces enfants sur la feuille des bois,
Et, cherchant dans leurs yeux l’image de leur mère,
Pleurait et souriait dans une ivresse amère,
Osant de ses mains d’homme à peine les toucher,
Comme un lion surpris que l’agneau vient lécher.
Leurs cris, leurs petits bras qui cherchaient la mamelle,
Lui remuaient le cœur ; il chercha la gazelle,
Qui, dans la même nuit, sur l’herbe avait mis bas,
Éleva tour à tour les jumeaux sur son bras;
Au pis gonflé de lait il suspendit leur lèvre,
Comme un berger qui tient par la corne sa chèvre,
Pendant qu’entre ses pieds les chevreaux nouveau-nés
Pressent les mamelons vers leur bouche inclinés.
Quand ils eurent trompé cet instinct de la mère,
Ensemble il les coucha sur la molle fougère,
Et, berçant du genou leur doux et court sommeil,
Rappela chaque fois leur nourrice au réveil.

Déjà, de son petit par Cédar séparée,
La gazelle accourait à leur voix altérée,
Et, pendant qu’à flots blancs sa mamelle coulait,
De sa langue essuyait leurs mentons teints de lait.
Ainsi, grâce à l’instinct de la douce nature,
Les fruits tombés du nid trouvaient leur nourriture;
Et l’esclave, nourrice et mère tour à tour,
Leur refaisait un nid couvé par son amour.
.
Or, c’était la saison où, l’herbe étant fanée,
Les familles comptaient les troupeaux de l’année.
Zebdor dit à ses fils : « Voici le jour ! montons,
Pour voir si nos chameaux, nos brebis, nos moutons,
Ce rebut des troupeaux que le géant fait paître,
Se sont multipliés loin du bâton du maître;
Et pour demander compte à l’esclave frappé
De l’agneau mort de soif, ou du bouc échappé. »
Et les fils, irrités d’avance, le suivirent.
Aux sommets parvenus, avec surprise ils virent
Les maigres animaux à Cédar confiés
Brouter autour de lui gras et multipliés.
Zebdor s’assit â l’ombre, aux marges des fontaines,
Admirant ses chameaux qu’il comptait par centaines;
Il fit signe à Cédar, debout et sans appui,
De les faire descendre et boire devant lui,
Afin qu’il pût de près les voir et les connaître.
Cédar tremblant d’effroi comprend l’ordre du maître;
De sa lèvre renflée il approche à l’instant
Une corne qu’un buffle a brisée en luttant;
Il y souffle le vent de sa bruyante haleine,
Que l’écho fait vibrer sur les monts et la plaine ;
Les troupeaux altérés comprennent cette voix,
Sortent de tous côtés des profondeurs des bois;
Au bord de la fontaine ils viennent à la file.
Zebdor suit, en comptant, leur ligne qui défile ;
Pendant que l’agneau broute ou que l’onagre boit,
Il les nomme à ses fils et les montre du doigt;
Il flatte des regards les chevreaux qui bondissent,
Il mesure en espoir les petits qui grandissent :.
Son regard, satisfait, pour Cédar s’adoucit.
Mais déjà des troupeaux la foule s’éclaircit;
L’éléphant, dont la trompe en jouant brise l’arbre,
Vient le dernier, levant, comme un pilier de marbre,
Ses pieds dont chaque trace au sol s’approfondit;
L’élan, dont le sabot de roc en roc bondit;
La biche vagabonde, ou l’errante gazelle,
Qui n’entend que d’en haut la corne qui l’appelle,
Viennent, de loin en loin, du bassin écoulé,
Sous l’ombre de Zebdor, boire le fond troublé.

A la fin du troupeau dont le compte s’achève,
Du malheureux Cédar la terreur se soulève.
Lorsque sur la montagne en entendant marcher,
Il avait aperçu ses tyrans s’approcher,
Redoutant, mais trop tard, leur visite imprévue,
Pour sauver les jumeaux dérobés à leur vue,
A peine, près de lui, les avait-il cachés
Sous de larges rameaux au boàb arrachés,
Tremblant qu’un pied distrait ne tombât sur leur couche
Ou qu’un cri de leur soif ne sortit de leur bouche.
Mais les enfants dormaient’ au verdoyant berceau,
Sans même en soulever de leur souffle l’arceau;
Et Zebdor se levait déjà pour redescendre,
Quand derrière la branche un bruit se fait entendre :
Des gazelles c’était le bondissant troupeau,
Qui descendait des monts et venait humer l’eau.
Leur groupe gracieux lèche l’onde qui coule :
Une seule en flairant s’écarte de la foule ;
Inquiète et rétive, elle semble chercher
Ses petits qu’elle rêve et qu’elle veut lécher.
Cédar, pâle et tremblant, vainement la rappelle :
Sourde aux cris du pasteur, la rapide gazelle,
Fouillant l’herbe profonde avec son long museau,
Découvre les enfants dans leur nid de roseau ;
Le couple vagissant à demi se réveille;
Les pasteurs confondus contemplent la merveille,
Et Cédar, fléchissant au trouble de son cœur,
Tombe comme frappé d’un coup intérieur.

Cependant les bergers, longtemps penchés à terre,
Lèvent leurs mains au ciel, parlent avec mystère.
Doutant si ces enfants sont des êtres humains,
Ils les tournent sur l’herbe avec leurs rudes mains;
De l’horreur au respect leur œil longtemps hésite,
Comme près d’un serpent dont le tronçon palpite.
Mais Zebdor, à l’œil dur, au cœur plus affermi,
Dans ses bras, à la fin, prend le couple endormi,
Et levant à la fois le nid avec la branche,
Dans les feuilles couchés, les porte sur sa hanche.
Tous le suivent, laissant à terre au fond des bois
L’esclave évanoui, sans regard et sans voix.

Pour répandre avant eux l’étonnante nouvelle,
On dirait que le vent leur a prêté son aile.
A peine de l’Oronte ont-ils touché le bord,
Que toute la tribu de ses demeures sort ;.
On vole au-devant d’eux, on les suit, on les presse;
Sur ses pieds, pour les voir, l’enfant même se dresse;
D’un cercle palpitant les ondulations
Les lassent à la fois d’interrogations.
Les mères à l’envi, de leurs mains curieuses,
Lèvent furtivement l’acanthe et les yeuses.
Sur la grève du fleuve, aux bords vaseux de l’eau,
On dépose à leurs pieds le délicat fardeau.
Jusque dans le flot bleu, dont l’écume le mouille,
Des femmes, des enfants, la foule s’agenouille.
Pour ce couple innocent qui palpite à leurs piés
Leurs surprises bientôt se changent en pitiés ;
Elles tendent les bras à ces mains qu’ils leur tendent,
Aux mamelles déjà des mères les suspendent,
Et s’enviant des yeux les jumeaux à nourrir,
Les disputent au sein qu’ils sont prêts à tarir.
Mais Zebdor, arrachant les enfants à ces mères,
Et les apostrophant d’invectives amères :
Créatures de lait et de pleurs ! leur dit-il,
Qu’un enfant de deux nuits mènerait par un fil ;
Lâches qui n’avez rien dans la tête, à toute heure,
Que do l’eau pour pleurer avec tout ce qui. pleure !
Laissez vos maîtres seuls décider de leur sort,
Et, s’ils doivent mourir, n’allaitez pas la mort !
Savez-vous quel forfait ou quel monstre peut-être
Les a conçus dans l’ombre et leur a donné l’être ?
Aveugles ! savez-vous si vous ne donnez pas
Le lait sacré de l’homme aux scorpions sous vos pas ?
Si ces serpents cachés sous des formes humaines
N’empoisonneront pas votre sein de leurs haines ?
Et si vous n’allez pas réchauffer d’un baiser
La tête du géant qui doit vous écraser ?
Puis, les chassant du geste, et s’adressant aux hommes :
«Dieux, parlez-nous, dit-il, dans le doute où nous sommes !
Des brutes du désert, ces, enfants, vil rebut,
Sont-ils pour notre perte ou pour notre salut  ?
Où les ai-je trouvés ? Sous les pieds de l’esclave,
D’un ennemi captif qui nous hait, qui nous brave !
D’où les a-t-il reçus ? des démons ? ou des dieux ?
Pourquoi les cachait-il sous l’herbe à tous les yeux ?
Pourquoi nourrissait-il leur venimeuse engeance ?
Est-ce pour notre perte, ou bien pour sa vengeance ?
N’est-ce pas des géants quelque germe conçu,
Qui devait sous ses yeux grandir à notre insu,
Pour égorger un jour la tribu tout entière ?
Non ! qu’ils meurent avant, écrasés sur la pierre ;
Que l’Oronte pour lait leur prodigue son eau !
Noyons nos ennemis jusque dans leur berceau !
-Oui, qu’ils meurent ! criait d’un même instinct la foule.
– Que tout mal loin de nous avec leurs corps s’écoule !
Des femmes sur nos fronts retombe la pitié ! »
Et Zebdor, à ces cris, poussant avec le pié
Le berceau, les enfants dans le courant de l’onde,
Comme on balaye au fleuve un nid de bête immonde,
De la vague à l’instant l’acanthe se remplit,
Et le couple dormant s’enfonça dans son lit.
On n’entendit qu’un cri de mille voix émues
Éclater de la foule et voler jusqu’aux nues.
On voyait mille bras tendus suivre du doigt
Le berceau disparu dans le fatal endroit,.
Quand, plus prompte que l’œil qui suit une pensée,
Du sommet d’un rocher une femme élancée
Dans le courant profond plonge deux fois soudain,
Et revient chaque fois un enfant à la main.
« Daïdha ! ! ! » s’écria la foule… C’était elle,
Qui, sous l’horrible poids d’une angoisse mortelle,
Au bruit de ce forfait, par son cœur entendu,
Était sortie au jour à ses pas défendu,
Et non loin de Zebdor, par un arbre cachée,
A chaque mot de lui l’âme au corps arrachée,
L’avait vu repousser ses enfants dans le flot,
Et s’était dans le gouffre élancée aussitôt.

Elle en sortit soudain, par le peuple escortée,
Sur la rive où de l’eau le cours l’avait portée ;
Et couvrant de baisers, à genoux, sur le bord,
Ses enfants, du regard disputés à la mort,
Elle leur réchauffait le corps de’ son haleine,
Comme une brebis chauffe un agneau sous sa laine ;
Et les faisant sourire elle leur souriait,
Et de ses longs cheveux elle les essuyait.
Puis voyant tout à coup la foule rassemblée,
Et comme du néant au monde rappelée,
Elle jeta du cœur un si terrible cri,’
Que chaque cœur de mère en fut tout attendri ;
Et levant ses jumeaux au-dessus de sa tête,
Comme on élève un signe au peuple qui s’arrête,
Ou comme on montre au ciel un sang qui fume encor,
En adjurant la foule, au-devant de Zebdor
Elle courut, semblable à la biche forcée
Qui revient au chasseur dont le coup l’a blessée;
Et debout devant lui : « Peuple, dit-elle, et toi,
Lâche égorgeur d’agneaux, ces enfants sont à moi !
Frappez ce sein coupable, et laissez-leur la vie !
Est-ce sur l’innocent que le crime s’expie ?
Peuple, c’est votre sang qui coule dans le leur ;
Remontez à sa source… ils l’ont pris dans mon cœur !
Vengez-vous ! j’ai trompé votre haine jalouse ;
Ils sont fils de Cédar !… et je suis… son épouse !… »
Par cent cris à la fois un cri multiplié
En exécration transforme la pitié.
De surprise et d’horreur Zebdor a fait un geste ;
On détourne les yeux comme d’un lieu funeste;
Daïdha, qui les voit pas à pas s’écarter,
S’efforce de les joindre et de les arrêter;
Et pressant les jumeaux d’un bras sur sa mamelle,
Comme pour les rentrer et les cacher en elle,
Déchirant aux cailloux ses genoux et ses flancs,
Les cheveux de poussière et d’onde ruisselants
Collés contre son corps comme un voile qu’on trempe,
S’appuyant d’une main sur le sol elle rampe,
De sa lèvre de marbre elle cherche à presser
Chaque pied tour à tour prompt à la repousser.
Devant elle partout la foule se disperse,
Sur son cou suppliant sa tête se renverse ;
Elle fond en sanglots, elle joint ses cieux mains,
Adjure par leurs noms ses frères inhumains,
De sa mère à ses sœurs sur ses genoux se traîne :
« N’est-il donc parmi vous aucune qui les prenne ?.
Femmes, vos seins remplis laisseront-ils mourir
Ces bouches que l’hyène aurait voulu nourrir ?
Oh ! prenez-moi, frappez !… qu’à vos seins je les voie,
Mères ! du lait pour eux .. et je meurs avec joie ! »
Mais les mères fuyaient et détournaient les yeux
De ces fils de l’esclave à leur race odieux.
Femmes, vierges, enfants et Selma la première,
Lui jetaient sur le front l’opprobre et la poussière.
Tous les mots qu’en passant leurs bouches lui disaient
Comme d’autant de coups de pierre l’écrasaient,
Et du supplice affreux que leur fureur devance
Avec ses fils maudits la lapidaient d’avance.
Enfin à quelques pas le cercle se forma,
Et le conseil jugea la fille de Selma :
A mourir pour sa honte elle fut condamnée
Avec l’indigne époux qui l’avait profanée,
Et les coupables fruits de leur infâme amour,
Dont l’existence impie offenserait le jour.
Seulement, en faveur de ce vieux roi, .son père,
On changea le supplice et non pas la colère ;
Et, de peur que son sang ne tachât quelque main,
Elle fut dévouée à la tour de la faim.

C’était une prison, une tombe vivante,
Que l’on formait de boue et de pierre mouvante,
Et que l’on élevait comme une large tour,
Sans toit et sans fenêtre, et sans issue autour,
De sorte qu’enfermé dans cette ombre profonde,
Ce haut mur séparait le coupable du monde,
Et que les dieux du ciel, qui seuls voyaient son sort,
Ne pouvaient accuser personne de sa mort.
On condamna Cédar à périr dans l’Oronte
De la mort la plus vile et surtout la plus prompte;
Et les tendres jumeaux, du fleuve préservés,
Aux lions du désert restèrent réservés.

A peine a retenti la fatale sentence,
Qu’à la mort de Cédar le peuple entier s’élance.
Sur le sol, sans haleine, on le trouve étendu,
Comme frappé d’un coup de plus haut descendu.
La foule, qui le voit sans couleur et sans vie,
Croit que les dieux vengeurs ont foudroyé l’impie;
Elle insulte du pied ce corps sans mouvement;
Puis, le traînant au bord de l’Oronte écumant,
Près d’un gouffre où le fleuve, au fond d’une vallée,
Gonflait en tourbillons son onde amoncelée,
Sans même détacher le tronc d’arbre du corps,
Dans l’abîme de l’onde on le pousse des bords ;
Mille imprécations suivent l’homme qui tombe,
Et le voile d’écume a recouvert sa tombe !

Comme un tigre qu’un meurtre altère encor de sang,
Par ce crime animé le peuple redescend :
On arrache du sein de la mourante mère
Les fruits de son amour que son étreinte serre;
Tout le peuple, au travail à. grands cris s’excitant,
Trace l’affreuse tour, qu’il bâtit à l’instant;.
On vide de cailloux le lit de la rivière,
A la maison de mort chacun roule sa pierre;
Chacun veut à l’envi que le chef inhumain
Dans l’expiation reconnaisse sa main.

Autour de Daïdha, dans son sépulcre assise,
Déjà les blocs montaient assise sur assise ;
Son âme, à demi morte, entendait retentir
Les pierres du tombeau qui devait l’engloutir;
Ainsi que la victime au couteau s’abandonne,
Ses yeux, fixés au sol, n’imploraient plus personne;
Son front lourd sur son sein tombait de tout son poids;
Son visage glacé se cachait dans ses doigts,
Et l’ondulation des cheveux sur la mousse
De son cœur qui battait marquait chaque secousse.
Elle semblait avoir accepté son cercueil ;
Mais quand, baissant les mains, elle vit d’un coup d’œil
L’enceinte du rocher montant pour sa torture
De ses frères bientôt dépasser la ceinture,
Comme un homme endormi qu’une vipère mord,
Elle bondit de terre avec un cri de mort,
Elle tendit ses bras tout chargés de prières
Aux femmes des tribus, assises près des pierres :
« Oh ! dit-elle, arrêtez, arrêtez un moment
Avant de refermer ce fatal monument !
O ma mère ! ô mes sœurs ! ô frères de ma race !
A mes derniers soupirs accordez une grâce :
Laissez une fenêtre étroite à cette tour,
Non pour que dans ma nuit il entre un peu de jour,
J’ai honte du soleil et je hais la lumière !
Mais pour que, si ma mort ne vient pas la première,
Je puisse voir encore et du sein allaiter
Ces deux bouches d’enfant qui cherchent à teter,
Afin que de leur mort mon lait retarde l’heure,
Et qu’ils vivent du moins jusqu’à ce que je meure !
Oh ! ne les sevrez pas du moins avant ma mort !
Oh ! pendant que leur coupe est pleine jusqu’au bord,
Laissez-moi jusqu’au fond la leur répandre toute !
Qu’ils ne tombent de soif qu’à la dernière goutte !… »
Elle se tut, ses mains palpitaient : à ce cri,
Des mères de Phayr le cœur fut attendri ;
Le fruit qu’elles portaient s’émut dans leurs entrailles ;
Elles firent laisser une fente aux murailles,
Promirent d’apporter les enfants; et la tour
Monta de pierre en pierre et rétrécit le jour.
La foule, en s’éloignant de la prison mortelle,
En malédictions se répandit sur elle,
Et Daïdha bientôt n’entendit d’autre bruit
Que le courant du fleuve et le vent de la nuit.

Semblable, en son instinct, à la biche sauvage,
Qui, les jours et les nuits, fait le tour de sa cage,
Flairant si les barreaux qui captivent ses pas
Sous le poil de ses flancs ne s’élargiront pas,
Elle tourna longtemps autour de l’édifice,
Cherchant avéc. les mains aux murs un interstice,
Se meurtrissant le sein aux angles du rocher,
Et de ses doigts saignants cherchant à s’accrocher ;.
Mais les murs à ses mains ne donnaient point de prise,
Ils ne laissaient filtrer dedans ni jour ni brise ;
Et, comme ensevelie au bas d’un puits profond,
Chaque effort pour monter la replongeait au fond.
Lasse de tant d’efforts, sa force enfin succombe.
La paix du désespoir descendit dans sa tombe ;
Elle s’assit à terre, appuyée à sa tour :
« Mourir, dit-elle, ainsi ! pour une heure d’amour !
Oh ! oui, mourir cent fois ! Cédar ! œil de mon âme !
Mourir cent fois ainsi, puisque je meurs ta femme !
Que mille tours de faim montent, croulent sur moi,
Avant que Daïdha rougisse d’être à toi !
Avant que ma douleur se repente, ô ma vie !
De ce crime d’amour que leur haine m’envie !
Qu’ils exècrent ton nom, je l’adore au cercueil !
Mon supplice est ma foi, ma honte est mon orgueil !
Aujourd’hui sous mes pieds que ma tombe se creuse !
Cédar, mourir pour toi, c’est plus que vivre heureuse !
O mort, que tardes-tu ? Viens, viens nous réunir !
Comme des pas d’amant, je t’écoute venir. »
Et puis, tout’ attentive, elle écoutait en elle
Si la soif de sa lèvre était bientôt mortelle ;
Ou bien si de la faim la dernière langueur
Ne se trahissait pas aux battements du cœur.
Mais, dans ces premiers temps d’une forte nature,
Notre vigueur longtemps vivait sans nourriture ;
Et la jeune victime, interrogeant en vain,
Ne ressentait encor ni la soif ni la faim ;
Mais, les sens soutenus de tendresse et d’alarmes,
Pour prolonger sa vie, elle buvait ses larmes.

Les étoiles du soir, qui passaient tour à tour
Dans le pan bleu du ciel que laissait voir la tour,
La virent de là-haut, en traversant l’espace,
Dans la même attitude et dans la même place,
Aux pierres de la tour les membres appuyés,
Les mains jointes tombant sur ses genoux pliés.
Quand sur le blanc du ciel le jour revint éclore,
L’alouette en montant lui gazouilla l’aurore ;
Une noire hirondelle au plumage d’azur
Parut et se percha sur le faîte du mur;
Aux blocs, en tournoyant, elle froissa son aile,
Et sur un plat rebord se posa tout près d’elle.
Daïdha soupira : « Compatissant oiseau,
Qui descends, pour me voir, dans mon morne tombeau,
Ne les as-tu pas vus, dis-moi, couchés par terre,
Comme des œufs brisés, mes deux petits sans mère ?
Riaient-ils ? pleuraient-ils ? me tendaient-ils les bras ?
Ne vas-tu pas les voir quand tu remonteras ?
N’as-tu pas vu, dis-moi, du bord où tu t’abreuves,
Le beau corps de Cédar roulé dans l’eau des fleuves ?
Oh ! dis-lui que je vais le rejoindre bientôt !
L’amour ne va-t-il pas plus vite que le flot ?
Que tiens-tu dans ton bec, oiseau qui me consoles ?
Est-ce un brin de la mousse ! est-ce un cheveu des saules ?.
Ou sur son front flottant, dis-moi, n’as-tu pas pris
Un de ses cheveux d’or pour coucher tes petits ?
Oh ! laisse-moi tomber ce fil que je t’envie,
Un cheveu de sa tête ! un rayon de sa vie !
Un débris de sa mort ! oiseau, laisse-le-moi !
Je n’ai que ce cheveu ! les forêts sont à toi !… ».
Mais, son geste et sa voix effrayant l’hirondelle,
L’oiseau vers le sommet remonta d’un coup d’aile,
Et de son désespoir le cri fit envoler
Le seul être de Dieu qui vînt la consoler.
De ce dernier commerce elle perdit les charmes,
Et son œil assoupi se ferma dans les larmes.

En songe quelque temps son âme sommeilla.
Comme un coup dans le cœur un cri la réveilla :
C’était ce cri de soif, insensible à l’oreille,
Mais auquel dans la nuit une mère s’éveille ;
De ses pauvres petits le doux vagissement,
Qui venaient à sa mort demander l’aliment :
Deux filles de Zebdor, les tenant par la hanche,
Les tendaient par la fente à sa mamelle blanche.
Tandis que Daïdha, dont le cœur ruisselait,
En les lavant de pleurs les abreuvait de lait :
« Buvez, mes blancs agneaux ! bois, ma blanche colombe !
Buvez l’eau de mon cœur qui coule de la tombe.
Pressez ainsi, pressez, des lèvres, de la main,
Cette source d’amour que va tarir la faim !
Que ne peut d’un seul trait votre bouche assouvie
Épuiser tout mon sang avec toute ma vie !
Et que ne tombez-vous des mamelles sevrés,
Comme deux enfants morts, par la grappe enivrés !…
Oh ! que vous aurez soif lorsque je serai morte !
Oh ! ne souriez pas, ou bien qu’on vous remporte !
Je puis vous voir mourir ! oui, mais je ne puis voir
La mort sourire ainsi dans vos yeux sans espoir !… »
En leur parlant ainsi, ses deux mains convulsives
Pressaient contre son sein ces deux têtes naïves,
Semait de longs baisers qu’entrecoupaient ses pleurs
Leurs lèvres de corail, leurs yeux, leur joue en fleurs,
Enlaçait à son cou leurs bras pour les suspendre,
Imprimait ses doigts blancs sur leur peau rose et tendre,
Se mirait dans leurs yeux comme dans un miroir,
Fermait les siens d’horreur, les rouvrait pour les voir,
Tandis que les enfants que sa chaste mamelle
Attirait tour à tour et repoussait loin d’elle,
Prenant ces faux transports et ces pleurs pour des jeux,
Riaient en se jouant entre ses longs cheveux.
Quand du breuvage amer la source fut tarie,
Ces filles, sans pitié pour la voix qui les prie,
Portèrent les jumeaux dormants à la tribu,
Comme l’on trouble l’eau quand les agneaux ont bu !

Daïdha, du regard poursuivant chaque femme
Qui semblait emporter une part de son âme,
Du geste leur parla tant qu’elle put les voir.
Trois fois dans la journée ils tétèrent; le soir,
Quand les femmes du chef vinrent vers la fenêtre,
Elles ne virent plus Daïdha reparaître.
Leur voix, pour l’avertir, l’appela dans la tour;
Une mourante voix en sortit à son tour;
Ses jambes, fléchissant sous l’angoisse mortelle,
Ne pouvaient plus du sol se déplier sous elle.
Aux cris de ses petits, elle fit un effort ;
Mais l’élan de son cœur ne put lever la mort :.
Elle retomba faible au pied noir des murailles.
Oh ! par les fruits vivants ou morts de vos entrailles,
Dit-elle en élevant encore un peu la voix, ’
Par l’eau que vous buvez, par les pleurs que je bois,
Passez-moi les agneaux par l’étroite ouverture,
Que je leur donne encore un jour leur nourriture.
Le lait de ma mamelle à leurs cris monte et sort,
Il coulera peut-être encore après ma mort;
Oh ! ne m’enviez pas cette joie éphémère :
Laissez-les dans mes bras expirer sur leur mère;
Au lieu des lionceaux, ce sera le vautour
Qui viendra dépecer leurs membres dans ma tour !…
Et les femmes, pensant au jour où l’on enfante,
Glissèrent en pleurant les petits dans la fente;
Daïdha les reçut en élevant la main,
Et la nuit descendit noire sur le chemin.



Réalisation : www.redigeons.com - https://www.webmarketing-seo.fr/