Un dîner d’anges

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Nouvelle interprétation d’Horace :

Paris présente aux yeux des contrastes étranges ;
On y voit les démons parler comme des anges
Et les anges souvent vivre de la façon
La plus habituelle aux enfants du démon,

Dans toutes les douceurs que donne la richesse,
Le monde, le confort et la charmante ivresse
Des fins repas… un jour de cet hiver dernier,
Je reçois d’un des miens une invite à dîner.
C’est un homme savant et de ferme droiture,
Riche, des mieux placé dans la magistrature,
Mais un peu simple et, bien que fort pieux, trop chaud
Pour les coureurs d’église et le monde bigot.

N’importe, au jour marqué par son billet aimable,
Chez notre amphitryon, en habit convenable,
Je me rends, et voilà qu’un superbe salon
M’ouvre sa porte au cri d’un laquais à galon.
Là, dans un bon fauteuil, près de la flamme active
D’un foyer monstrueux dont la chaleur ravive,
Tout en causant avec mon hôte un peu distrait,
J’attends que des dîneurs le cercle soit complet.
L’attente n’est pas longue… à fort peu d’intervalle
Des invités paraît la bande triomphale.

Le premier qu’on annonce est un gros réjoui
À l’œil vif, au teint frais, au rire épanoui,
Masque de bon vivant chauffé de rouge antique,
Qui jubile et s’incline au nom de : cher critique !
Le second, salué par mon parent trois fois,
Est traité de plus haut : une broche de croix
Étincelle au-dessous de sa blanche cravate :
C’est quelque grand seigneur et même un diplomate.
Derrière lui surgit, du fond d’un paletot
Doublé de molleton bien douillet et bien chaud,
Un long profil blafard, sec, à la lèvre mince,
Qui s’avance de l’air d’un pontife ou d’un prince,
Et dont le salut roide et le regard hautain
Décèlent un grand clerc, un saint Thomas D’Aquin.

Pour faire le contraste un monsieur en moustache
Entre sur ses talons ; ses cheveux en panache
Se dressent, un habit d’un goût neuf et coquet
Emprisonne ses reins comme dans un corset.
Un pantalon collant lui dessine la cuisse ;
On dirait à le voir un lion de coulisse.
Le cercle à son abord est tout empoisonné
D’une senteur de musc qui vous brûle le né.
Enfin, le front suant, couvert d’un rouge tendre,
Honteux et tout confus de s’être fait attendre,
Se glisse un petit homme à l’imberbe menton,
Un abbé d’autrefois, un reste du vieux ton,
Qu’à ses saluts nombreux et sa mine discrète,
Comme l’a dit Boileau, je reconnus poëte.
Les convives présents, dans le lieu du festin
Nous passons ; en marchant, tout heureux, mon cousin
Me dit : « Tu vois la fleur des esprits catholiques,
Mon cher, écoute bien ces bouches angéliques :
Leur pensée est solide et leur parler divin. »

Le service était beau, plats d’argent, damas fin.
On s’assied, et d’abord circule le madère ;
Mon convive de gauche en dégustant son verre
Adresse la parole au blond poétereau :

« Eh bien, cher Sannazar, à quand le saint Bruno !
Le chef-d’œuvre attendu ne se dévoile guères.

– Et vous, cher Théophraste, à quand vos caractères ?
Ce que l’on en connaît est d’un si haut ragoût
Que nous avons au cœur grand appétit du tout. »

Et voilà de nouveau ces héros de Molière
Se jetant par le nez tout le vocabulaire
Des fades compliments en mots pharamineux :
« On n’est pas plus piquant ! – on ne chante pas mieux ! »
Mais un vaste turbot fait à point son entrée
Pour finir l’embrassade et la phrase sucrée
Des deux lettrés ; alors, les yeux sur le morceau,
Chacun de s’écrier en chœur : « Ah ! Que c’est beau !

– Je ne crois pas, dit l’un, que la superbe bête
Pour laquelle un César fit si grave requête
Aux sénateurs de Rome ait valu ce poisson.

– Eh, eh ! Domitien… ce prince avait du bon,
Repart le diplomate à la langue affilée ;
Il savait se moquer des bavards d’assemblée,
Seulement, il usait trop souvent du bourreau.

– Messieurs, dit à l’instant l’homme aux parfums, le beau,
En donnant un grand coup de couteau sur la table,
Ne faisons pas trop fi de l’homme respectable
Qui se nomme Bourreau ; nous ne pourrions sans lui
Manger en sûreté le dîner d’aujourd’hui.

– C’est vrai, répond la troupe. – Hier, j’étais en visite
Chez la marquise D, cœur tendre, esprit d’élite,
Pour la désennuyer je lui lus tout d’un trait
Le portrait merveilleux qu’un grand homme en a fait.
Elle fut renversée, étourdie et ravie,
Elle n’avait rien lu de si beau de sa vie.

– Pardieu, je le crois bien, dit le fils d’Apollon,
C’était du pur De Maistre. » Au bruit de ce grand nom,
Ainsi qu’au fond des bois le cri d’un chien qui jappe
Est soudain répété par les échos qu’il frappe
Quatre ou cinq fois, ainsi de nos gosiers béats
De Maistre fait jaillir un torrent de hourras.

« Quel homme, quel lutteur ! Quelle ironie amère !
– Comme il vous flanque à bas ce drôle de Voltaire !
– Jean-Jacques, Montesquieu, ces donneurs de leçons,
Auprès du savoyard sont de vrais polissons ! »

Et mille autres propos ; mon cousin pâmait d’aise,
À chaque trait ses yeux scintillaient comme braise,
Il ne dégorgeait mot, mais je voyais son œil
De temps en temps vers moi tourner avec orgueil
Semblant me dire : eh bien ! était-ce raillerie
Quand je te promettais si fine compagnie !

Je ne décrirai pas les différents morceaux
Qui nous furent servis tant refroidis que chauds ;
Hure de sanglier cuite à la bohémienne,
Côtelettes d’agneau, dinde à la parisienne,
Truffes du Périgord ; je ne parlerai pas
Non plus des entremets couronnant le repas,
Pois verts au naturel et gelée à la fraise,
Croque-en-bouche, babas, crème à la polonaise ;
Pour dignement louer ce service excellent
Il faudrait un Berchoux… je n’ai pas son talent ;
Je viens donc au dessert ; il apparaît splendide,
Du champagne escorté ; l’homme à face livide,
Notre penseur profond qui n’avait pas encor
Pris langue, dit d’un ton de saint Jean bouche d’or :

« Permettez moi, messieurs, en dévoué confrère,
De vous faire présent à tous d’un exemplaire
Du livre que je vais donner sur la douleur.

– La douleur ! Ah ! Vraiment, répond la table en chœur,
Quel superbe sujet ! – Oui, messieurs, c’est le thème
Que je viens de traiter avec un soin extrême.
J’en ai sondé le fond d’un regard plein d’amour,
Saisi tous les côtés, et le contre et le pour,
Et du tout j’ai conclu que rien sur cette terre
À notre avancement n’était plus nécessaire.
Vous jugerez, messieurs, mais je crois avoir fait
De mon mieux et toujours être demeuré vrai.

– Admirable, bravo ! Dit chacun à la ronde.
La douleur, la douleur ! C’est la bêche féconde
Qui, délivrant nos cœurs des penchants vicieux,
Les prépare à mûrir la semence des cieux ;
C’est le divin creuset où sur l’ardente flamme
Le fer devient acier… c’est la trempe de l’âme…
Sans elle nous serions moins que des animaux,
Des mollusques grossiers, de fades végétaux… »

C’était à qui mieux mieux : d’un moment de silence
Je profite à mon tour pour doter l’assistance
De mon mot, et je dis : « Messieurs, pour moi, de Dieu
En créant la douleur j’ignore encor le vœu,
Mais je le bénis fort de sa pitié des hommes
Et d’avoir fait couler sur le globe où nous sommes
Tant de flots de bon vin afin de l’y noyer… »
Mon mot lâché, j’attends l’effet du plaidoyer.
Hélas ! On aurait dit qu’une flamme effroyable
Du feu d’enfer venait de tomber sur la table.
Tous les yeux aussitôt se dirigent vers moi
Étonnés, inquiets, comme saisis d’effroi ;
Il semblait que je fusse une horrible vipère,
Un scorpion mortel… j’étais plus, un faux frère
Faufilé dans la bande on ne sait trop comment,
Pour y porter le trouble et l’empoisonnement.

Je voyais dans les yeux s’amasser la tempête,
Des cris, peut-être bien quelque verre à la tête ;
Redoutant pour lui-même une part des éclats,
Mon cousin tout penaud regardait dans les plats.
Pourtant, grâce à l’entrain de notre gros critique,
La chose prit un air moins lugubre et tragique.

« Monsieur en est encore au Dieu des bonnes gens,
C’est un peu vieux, dit-il, mais soyons indulgents :
Un jour, comme plus d’un il brisera l’idole
De son printemps ; pour nous, reprenant notre rôle,
À notre ami portons une santé d’honneur.
Au noble historien de la sainte douleur,
Au poëte inspiré de la grâce suprême
Qui, tous, nous doit sauver par un second baptême,
Gloire, hommage, succès ! » – Et levant dans les cieux
Son verre étincelant du jus délicieux,
Il le vide d’un trait ; ce magnifique exemple
Est soudain imité par les anges du temple,
Et la table bientôt n’est plus qu’un cliquetis
De verres ballottés, de vivats et de cris,
Parmi lesquels pourtant j’entends à mes oreilles
Tinter d’étranges mots et des phrases pareilles
À celles-ci : – « La ligue avait bien sa raison…
Vivent les fils d’Ignace et l’inquisition ! »
Connaissant trop l’effet de ma courte harangue,
Je n’étais plus d’humeur à jouer de la langue
Dans ce tohu-bohu, puis je ne voulais pas
Affliger le cousin d’un nouvel embarras ;
Je pris donc le parti de demeurer en place
Bouche close, écoutant d’un sang-froid tout de glace
Tomber le flot vineux des grotesques rumeurs
Qu’épanchait le gosier de ces gais festineurs.

Cependant je cherchais sourdement en moi-même
Un honnête moyen, un décent stratagème
Pour fausser compagnie à notre Amphitryon.
Il se montra bientôt. Dès l’instant qu’au salon
Tout le monde passa pour achever la fête,
Entre le moka noir et la blanche anisette,
Je saisis mon chapeau ; puis, d’un pied clandestin
M’esquivant, de mon toit je repris le chemin,
Non sans rire parfois au feu des réverbères
De ce grave troupeau de Sénèques austères
Que j’avais vus, suivant le poëte Victor,
Boire si joliment le falerne dans l’or.

Publié en 1856.




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