Terre !

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À M René Bazin, de l’Académie française
 
I

Issu de ces Bretons, altiers comme le chêne,
Qu’enivraient les clameurs du vent qui se déchaîne
A travers les embruns des grands flots aboyants,
De ces marins, aussi courageux que croyants,
Qui sur chaque océan déferlaient leurs voilures,
Cartier grandit avec la soif des aventures,
Et coula sa jeunesse au bord du gouffre amer,

 


Hanté par des projets vastes comme la mer.
Le fier rêveur toujours cherchait la solitude.
Souvent on le voyait dans la même attitude,
Admirant les effets du mirage sur l’eau
Qui dans ses plis mouvants reflète Saint-Malo,
Écoutant ce que dit la rumeur des mélèzes
Cramponnés au penchant des farouches falaises,
Regardant s’engouffrer, comme un navire d’or,
Le disque du soleil dans l’onde qui s’endort,
Contemplant, aux lueurs pensives des étoiles,
Les barques dont la brise enflait au loin les toiles,
Qui lui semblaient des vols de cygnes gracieux
Egarés quelque part dans l’outremer des cieux.

Pendant qu’il errait seul sur le sable des grèves,
L’esprit ouvert au souffle ensorceleur des rêves
Et le regard perdu sur le flot rayonnant,
D’attirantes rumeurs affluaient du ponant.
Et, le soir, on causait par toute la Bretagne
De pays enchantés qu’un pilote d’Espagne
Venait de découvrir derrière l’Océan ;
On faisait le tableau d’un empire géant
Que Cortez se taillait au cour d’un autre monde ;
Pizarre avait trouvé la nouvelle Golconde,
Et pour son souverain le fier conquistador
Chargeait ses galions avec des lingots d’or ;
Des marins côtoyaient d’incomparables berges,
Au passage éveillant l’écho de forêts vierges
Grouillantes de castors, de buffles et d’élans,
Ou, libres comme l’air, des peuples indolents,
Des peuples que la nuit de l’erreur enveloppe
Foulaient un sol dix fois plus vaste que l’Europe.
Chaque jour apportait quelques récits nouveaux
Sur ces bords rayonnants d’éternels renouveaux ;
Et les douces rumeurs qui couraient dans les brises
Éveillaient chez Cartier de nobles convoitises ;
Et cet homme, amoureux du large flot grondant,
Tenant son œil pensif fixé sur l’Occident,
Brûlait de s’éloigner de la vieille Armorique,
Afin d’aller porter à la vierge Amérique
Resplendissant au fond de sa pensée en feu
Le drapeau de la France et l’étendard de Dieu.
 

II

Or on était alors en pleine Renaissance,
Et le roi chevalier, abdiquant l’espérance
D’éclipser Charles-Quint vainqueur de toutes parts,
L’aveuglait du rayon des lettres et des arts,
Et peintres magistrals, savants et philosophes,
Ciseleurs de carrare et ciseleurs de strophes,
Stimulés par son or versé partout à flots,
Émerveillaient l’Europe et faisaient au héros
Oublier qu’il était le vaincu de Pavie.

Mais, comme les splendeurs de l’art charmaient sa vie,
Un jour, François premier apprend que son rival
S’empare des trésors du monde occidental
Et rêve d’y fonder une seconde Espagne.
Alors, tremblant d’émoi, le nouveau Charlemagne
Qui convoite une part du continent nouveau,
Dont la splendeur lointaine éblouit son cerveau,
Tourne son fier regard vers la plage bretonne,
Et du doigt indiquant le ponant qui rayonne :
Qui veult se desvouer ? s’exclame le grand roi,
Et Cartier, devenu nautonier, répond : Moy !

Sa parole donnée à l’orgueilleux monarque,
Le moderne Jason, désertant une barque
Que la Manche berçait dès longtemps sur son flot,
Équipe trois voiliers au port de Saint-Malo,
Et parmi les plus fiers caboteurs de la côte,
Brunis aux mêmes vents et grandis côte à côte,
Recrute les marins qui doivent les monter.

Avant que de partir pour aller affronter
L’immensité des eaux et des forêts sauvages,
Cartier dans le lieu saint conduit ses équipages,
Et là, devant l’autel, où le lourd ostensoir
Flambe dans un nuage odorant d’encensoir,
Comme le soleil d’or rayonne dans la brume
Que la mer fait monter de sa vague qui fume,
Il implore avec eux le Maître souverain ;
Et tous ces matelots aux poitrines d’airain,
Tous ces aventuriers, qui n’ont courbé la tête
Ni devant les puissants, ni devant la tempête,
Au signal de leur chef, s’inclinent tout tremblants
Sous l’absolution d’un prêtre en cheveux blancs.

À quelques jours de là, toutes voiles ouvertes
Aux souffles du printemps ridant les ondes vertes,
Où l’aube secouait sa crinière de feu,
L’Émerillon, la Grande-Hermine et le Courlieu
Cinglaient, le cap à l’ouest, acclamés par la foule,
Dont les cris, dominant les clameurs de la houle,
Se mêlaient aux vivats du canon des remparts,
Pendant que les gabiers, sur les vergues épars,
D’un long regard voilé d’une larme furtive
Embrassaient le granit décroissant de la rive.
Et si quelqu’un, le soir de ce départ béni,
Se fût attardé, l’œil plongé dans l’infini,
Au bord de l’Océan qui réprimait ses vagues,
Il aurait entendu vibrer des lambeaux vagues
D’un vieil Ave dolent que la brise de mai
Apportait, par moments, du lointain embrumé,
Où Cartier, entraîné vers des plages nouvelles,
Venait de disparaître avec ses caravelles.

III

Les trois voiliers, partis au milieu des bravos
De chaleureux marins groupés au bord des flots
Et sur l’escarpement des falaises lointaines,
Harmonieusement balancent leurs antennes.
Du vent plein les huniers, ils vont alertement
A travers l’inconnu du désert écumant.
Sur les étraves l’onde en gazouillant déferle,
Et son ruissellement a des blancheurs de perle.
Une tiède vapeur qui sort du flot fumant
Fait au-dessus des mâts un rose poudroîment.
Le jour un chaud soleil dore le pli des voiles.
La nuit chaque sillage est pailleté d’étoiles,
Et sans fin des tillacs montent de gais refrains.
Comme le ciel et l’eau les Bretons sont sereins,
Et le feu de l’espoir brille dans leurs prunelles.
Rien ne vient altérer les splendeurs solennelles
Que versent sur la mer les rayons printaniers ;
Et, grisés du roulis, les hardis timoniers,
En sondant du regard l’immense solitude,
Ont souvent un sourire à leur moustache rude.

Cependant, un matin, tomba la nuaison,
Et le soleil monta très pâle à l’horizon.
 
Durant la nuit le ciel s’était caché derrière
Un grand voile blanchâtre à l’aspect funéraire.
Sous ce linceul les eaux effaçaient tous leurs plis
Et prenaient la pâleur de verres dépolis.
Une lourde moiteur planait sur l’onde inerte,
Et de vagues dessins la mer était couverte.
Les reflets qui tombaient du ciel couleur d’acier
Avaient le froid éclat que verse le glacier,
Et l’espace livide étouffait tous murmures.
Les voiles lourdement pendaient sur les amures.
Le soleil jaunissait en trouant le brouillard,
Et son orbe semblait l’œil d’un spectre hagard
Aperçu vaguement au milieu des nuages.

Soudain un souffle d’air agita les cordages.

Sur l’immobilité du fluide miroir,
Décrivant par endroits des cercles d’un bleu noir,
Comme des éventails s’ouvraient ces ronds étranges
Autour desquels parfois se découpaient des franges ;
Et cela présageait la fin de la torpeur
Qui donnait à la mer un calme si trompeur ;
Et bientôt du levant, paraissant se poursuivre,
Émergeaient brusquement des nuages de cuivre.
Ces nuages couraient rapides, affolés,
S’étirant sur le ciel en réseaux effilés ;
On eût dit, en voyant leurs fauves dentelures,
Que les esprits de l’air traînaient des chevelures ;
Des vols de goélands, tournoyant sur les flots,
Semblaient de leurs longs cris railler les matelots.
 
Sous le vent, qui déjà gémissait dans la brume,
Les ondes crépitaient en se marbrant d’écume ;
Comme un sein oppressé, l’Océan se gonflait.
Dans sa trompe au lointain la tempête soufflait,
Et sa rauque clameur, par instant suspendue,
Roulait comme un sanglot dans la morne étendue.
Les flots s’enflaient, s’enflaient, et les ponts des vaisseaux,
Tout penchés, blanchissaient sous l’écume des eaux.
L’ouragan à présent déchaînait tous ses souffles,
Et, secouant les mâts, les haubans et les moufles,
Ruant sur les gaillards de lourds paquets de mer,
Poussait dans l’infini des hurlements d’enfer.

IV

La Grande-Hermine, avec Cartier pour capitaine,
Fuyait éperdument, veuve de sa misaine
Qu’avait mise en lambeaux une saute de vent ;
Et l’horreur grandissait sur l’abîme mouvant ;
Le tonnerre grondait à l’horizon fugace ;
Des cavales d’éclairs galopaient dans l’espace ;
La pluie âpre cinglait, comme des fouets de crins,
Le visage saignant des tenaces marins.
Attachés sous les bras pour faire la manœuvre ;
La lame, se tordant ainsi que la couleuvre,
Lançait toute sa bave et toute sa fureur
Au navire entouré d’inexprimable horreur.

Et le soir vient, hâtif, d’une noirceur compacte.
La houle a maintenant des bruits de cataracte,
Et, roulant la pâleur de ses lourds tourbillons,
Ébauche par moments de livides rayons.
Et, pendant que rugit l’écumeuse mêlée,
Cartier, sur le tillac, la narine gonflée
D’audace et de fierté, commande bravement,
Et, l’œil sur le compas, sans un frémissement,
Il aide au timonier à guider le navire
Emporté par les vents et les flots en délire.
L’ombre épaisse, venue avec le soir hâtif,
Au courageux marin sert comme d’objectif.,
Il s’y croit moins perdu que dans les blancheurs vagues
Qui traînaient tout à l’heure à la cime des vagues.
Et le grain s’éternise en assauts brefs et lourds,
Et le rude marin lui résiste toujours ;
Puis, quand un flot géant, hérissant sa crinière,
Menace d’envahir le vaisseau par l’arrière,
Alors il se retourne et, d’un signe de croix
Que son bras étendu fait sur l’onde aux abois,
Il paraît arrêter sa fougue échevelée :
Tel le Christ maîtrisant la mer de Galilée.

V

Quatre longs jours durant la tempête hurla
Et la houle massive en torrents déferla
Sur le pont convulsif du navire en détresse.
Enfin, lasse d’efforts, l’immensité traîtresse
En un vaste hoquet changea ses cris stridents,
Et, muselant ses flots écumeux et mordants,
Étouffant par degrés leur râlement farouche,
La mer languissamment retomba sur sa couche
Où semblaient brasiller des volutes de feu ;
Et le ciel, un matin, brusquement se fit bleu ;
L’horizon s’élargit en un cercle de nacre ;
L’air tiède et transparent s’emplit d’un parfum âcre
Comme celui qui vient des arbres résineux,
Et puis presque aussitôt un cri vertigineux,
Où vibrait vaguement la clameur du tonnerre,
Dans les mâts du navire éclata : Terre ! terre !

Et la terre monta dans la sérénité
De l’espace inondé des rayons de l’été,
Dessinant des forêts et des grèves d’opale
Pleines d’une fraîcheur suave et virginale.
Et quand le couchant d’or sombra dans l’Océan,
― Lent, calme et solennel, un cantique géant
Annonçait aux échos du Canada sauvage
Que des braves venaient de fouler son rivage,
Apportant avec eux ― signe de liberté ―
L’étendard de la France et de la Chrétienté.

 



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