Les Fourberies de Scapin ACTE II Scène 5

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Les Fourberies de Scapin ACTE II Scène 5

Les Fourberies de Scapin par Molière

Argante, Scapin.

Scapin, à part.

Le voilà qui rumine.

Argante, se croyant seul.

Avoir si peu de conduite et de considération ! S’aller jeter dans un engagement comme celui-là ! Ah ! ah ! jeunesse impertinente.

Scapin

Monsieur, votre serviteur.

Argante

Bonjour, Scapin.

Scapin

Vous rêvez à l’affaire de votre fils.

Argante

Je t’avoue que cela me donne un furieux chagrin.

Scapin

Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé; et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue.

Argante

Quoi ?

Scapin

Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer: se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin.

Argante

Voilà qui est bien. Mais ce mariage impertinent qui trouble celui que nous voulons faire est une chose que je ne puis souffrir, et je viens de consulter des avocats pour le faire casser.

Scapin

Ma foi ! Monsieur, si vous m’en croyez, vous tâcherez, par quelque autre voie, d’accommoder l’affaire. Vous savez ce que c’est que les procès en ce pays-ci, et vous allez vous enfoncer dans d’étranges épines.

Argante

Tu as raison, je le vois bien. Mais quelle autre voie ?

Scapin

Je pense que j’en ai trouvé une. La compassion que m’a donnée tantôt votre chagrin, m’a obligé à chercher dans ma tête quelque moyen pour vous tirer d’inquiétude; car je ne saurais voir d’honnêtes pères chagrinés par leurs enfants que cela ne m’émeuve; et de tout temps, je me suis senti pour votre personne une inclination particulière.

Argante

Je te suis obligé.

Scapin

J’ai donc été trouver le frère de cette fille qui a été épousée. C’est un de ces braves de profession, de ces gens qui sont tous coups d’épée, qui ne parlent que d’échiner, et ne font non plus de conscience de tuer un homme que d’avaler un verre de vin. Je l’ai mis sur ce mariage, lui ai fait voir quelle facilité offrait la raison de la violence pour le faire casser, vos prérogatives du nom de père, et l’appui que vous donnerait auprès de la justice et votre droit, et votre argent, et vos amis. Enfin je l’ai tant tourné de tous les côtés, qu’il a prêté l’oreille aux propositions que je lui ai faites d’ajuster l’affaire pour quelque somme; et il donnera son consentement à rompre le mariage, pourvu que vous lui donniez de l’argent.

Argante

Et qu’a-t-il demandé ?

Scapin

Oh ! d’abord, des choses par-dessus les maisons.

Argante

Et quoi ?

Scapin

Des choses extravagantes.

Argante

Mais encore ?

Scapin

Il ne parlait pas moins que de cinq ou six cents pistoles.

Argante

Cinq ou six cents fièvres quartaines qui le puissent serrer. Se moque-t-il des gens ?

Scapin

C’est ce que je lui ai dit. J’ai rejeté bien loin de pareilles propositions, et je lui ai bien fait entendre que vous n’étiez point une dupe, pour vous demander des cinq ou six cents pistoles. Enfin, après plusieurs discours, voici où s’est réduit le résultat de notre conférence. ” Nous voilà au temps, m’a-t-il dit, que je dois partir pour l’armée. Je suis après à m’équiper; et le besoin que j’ai de quelque argent, me fait consentir, malgré moi, à ce qu’on me propose. Il me faut un cheval de service, et je n’en saurais avoir un qui soit tant soit peu raisonnable à moins de soixante pistoles. ”

Argante

Hé bien ! pour soixante pistoles, je les donne.

Scapin

” Il faudra le harnais, et les pistolets; et cela ira bien à vingt pistoles encore. ”

Argante

Vingt pistoles, et soixante, ce serait quatre-vingts.

Scapin

Justement.

Argante

C’est beaucoup; mais soit, je consens à cela.

Scapin

” Il me faut aussi un cheval pour monter mon valet, qui coûtera bien trente pistoles. ”

Argante

Comment diantre ! Qu’il se promène ! il n’aura rien du tout.

Scapin

Monsieur.

Argante

Non, c’est un impertinent.

Scapin

Voulez-vous que son valet aille à pied ?

Argante

Qu’il aille comme il lui plaira, et le maître aussi.

Scapin

Mon Dieu ! Monsieur, ne vous arrêtez point à peu de chose. N’allez point plaider, je vous prie, et donnez tout pour vous sauver des mains de la justice.

Argante

Hé bien ! soit, je me résous à donner encore ces trente pistoles.

Scapin

” Il me faut encore, a-t-il dit, un mulet pour porter… ”

Argante

Oh ! qu’il aille au diable avec son mulet ! c’en est trop, et nous irons devant les juges.

Scapin

De grâce, Monsieur…

Argante

Non, je n’en ferai rien.

Scapin

Monsieur, un petit mulet.

Argante

Je ne lui donnerais pas seulement un âne.

Scapin

Considérez…

Argante

Non, j’aime mieux plaider.

Scapin

Eh ! Monsieur, de quoi parlez-vous là, et à quoi vous résolvez-vous ? Jetez les yeux sur les détours de la justice; voyez combien d’appels et de degrés de juridiction, combien de procédures embarrassantes, combien d’animaux ravissants par les griffes desquels il vous faudra passer, sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges, et leurs clercs. Il n’y a pas un de tous ces gens-là, qui pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu. Et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Eh ! Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde, que d’avoir à plaider; et la seule pensée d’un procès serait capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.

Argante

À combien est-ce qu’il fait monter le mulet ?

Scapin

Monsieur, pour le mulet, pour son cheval, et celui de son homme, pour le harnais et les pistolets, et pour payer quelque petite chose qu’il doit à son hôtesse, il demande en tout deux cents pistoles.

Argante

Deux cents pistoles ?

Scapin

Oui.

Argante, se promenant en colère le long du théâtre.

Allons, allons, nous plaiderons.

Scapin

Faites réflexion…

Argante

Je plaiderai.

Scapin

Ne vous allez point jeter…

Argante

Je veux plaider.

Scapin

Mais pour plaider, il vous faudra de l’argent. Il vous en faudra pour l’exploit; il vous en faudra pour le contrôle; il vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, conseils, productions, et journées du procureur; il vous en faudra pour les consultations et plaidoiries des avocats; pour le droit de retirer le sac, et pour les grosses d’écritures; il vous en faudra pour le rapport des substituts; pour les épices de conclusion; pour l’enregistrement du greffier, façon d’appointements, sentences et arrêts, contrôles, signatures, et expéditions de leurs clercs, sans parler de tous les présents qu’il vous faudra faire. Donnez cet argent-là à cet homme-ci, vous voilà hors d’affaire.

Argante

Comment, deux cents pistoles ?

Scapin

Oui, vous y gagnerez. J’ai fait un petit calcul en moi-même de tous les frais de la justice; et j’ai trouvé qu’en donnant deux cents pistoles à votre homme, vous en aurez de reste pour le moins cent cinquante, sans compter les soins, les pas, et les chagrins que vous épargnerez. Quand il n’y aurait à essuyer que les sottises que disent devant tout le monde de méchants plaisants d’avocats, j’aimerais mieux donner trois cents pistoles, que de plaider.

Argante

Je me moque de cela, et je défie les avocats de rien dire de moi.

Scapin

Vous ferez ce qu’il vous plaira; mais si j’étais que de vous, je fuirais les procès.

Argante

Je ne donnerai point deux cents pistoles.

Scapin

Voici l’homme dont il s’agit.

Les Fourberies de Scapin par Jean Baptiste Poquelin: Molière

Une pièce de théâtre de Molière



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