Chapitre IV: Flânerie

Dans  Le Château des désertes
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Flânerie

Elle s’était levée pour partir; elle ramena son châle sur ses épaules. Elle était mal mise, affreusement mise, comme une actrice pauvre et fatiguée, qui s’est débarrassée à la hâte de son costume et qui s’enveloppe avec joie d’une robe de chambre chaude et ample pour s’en aller à pied par les rues. Elle avait un voile noir très-fané sur la tête et de gros souliers aux pieds, parce que le temps était à la pluie. Elle cachait ses jolies mains (je me rappelle ce détail exactement) dans de vilains gants tricotés. Elle était très pâle, même un peu jaune, comme j’ai remarqué depuis qu’elle le devenait quand on la forçait à remuer la cendre qui couvrait le feu de son âme. Probablement elle eût été moins belle que laide pour tout autre que moi en ce moment-là.

Eh bien ! je la trouvai, pour la première fois de ma vie, la plus belle femme que j’eusse encore contemplée. Et elle l’était, en effet, j’en suis certain. Ce mélange de désespoir et de volonté, de dégoût et de courage, cette abnégation complète dans une nature si énergique, et par conséquent si capable de goûter la vie avec plénitude, cette flamme profonde, cette mémoire endolorie, voilées par un sourire de douceur naïve, la faisaient resplendir à mes yeux d’un éclat singulier. Elle était devant moi comme la douce lumière d’une petite lampe qu’on viendrait d’allumer dans une vaste église. D’abord ce n’est qu’une étincelle dans les ténèbres, et puis la flamme s’alimente, la clarté s’épure, l’œil s’habitue et comprend, tous les objets s’illuminent peu à peu. Chaque détail se révèle sans que l’ensemble perde rien de sa lucidité transparente et de son austérité mélancolique. Au premier moment, on n’eût pu marcher sans se heurter dans ce crépuscule, et puis voilà qu’on peut lire à cette lampe du sanctuaire et que les images du temple se colorent et flottent devant vous comme des êtres vivants. La vue augmente à chaque seconde comme un sens nouveau, perfectionné, satisfait, idéalisé, par ce suave aliment d’une lumière pure, égale et sereine.

Cette métaphore, longue à dire, me vint rapide et complète dans la pensée. Comme un peintre que je suis, je vis le symbole avec les yeux de l’imagination en même temps que je regardais la femme avec les yeux du sentiment. Je m’élançai vers elle, je l’entourai de mes bras, en m’écriant follement: “Fiat lux ! aimons-nous, et la lumière sera.”

Mais elle ne me comprit pas, ou plutôt elle n’entendit pas mes sottes paroles. Elle écoutait un bruit de voix dans la loge voisine. “Ah ! mon Dieu ! me dit-elle, voici mon père qui se querelle avec Célio ! allons vite les distraire. Mon père sort du café. Il est très-animé à cette heure-ci, et Célio n’est guère disposé à entendre une théorie sur le néant de la gloire. Venez, mon ami !”

Elle s’empara de mon bras, et courut à la loge de Célio. Il devait se passer bien du temps avant que l’occasion de lui dire mon amour se retrouvât.

Le vieux Boccaferri était fort débraillé et à moitié ivre, ce qui lui arrivait toujours quand il ne l’était pas tout à fait. Célio, tout en se lavant la figure avec de la pâte de concombre, frappait du pied avec fureur.

— Oui, disait Boccaferri, je te le répéterai quand même tu devrais m’étrangler. C’est ta faute; tu as été mauvais, archimauvais ! Je te savais bien mauvais, mais je ne te croyais pas encore capable d’être aussi mauvais que tu l’as été ce soir !

— Est-ce que je ne le sais pas que j’ai été mauvais, mauvais ivrogne que vous êtes ? s’écria Célio en roulant sa serviette convulsivement pour la lancer à la figure du vieillard; mais, en voyant paraître Cécilia, il atténua ce mouvement dramatique, et la serviette vint tomber à nos pieds.— Cécilia, reprit-il, délivre-moi de ton fléau de père; ce vieux fou m’apporte le coup de pied de l’âne. Qu’il me laisse tranquille, ou je le jette par la fenêtre !

Cette violence de Célio sentait si fort le cabotin, que j’en fus révolté; mais la paisible Cécilia n’en parut ni surprise ni émue. Comme une salamandre habituée à traverser le feu, comme un nautonier familiarisé avec la tempête, elle se glissa entre les deux antagonistes, prit leurs mains et les força à se joindre en disant:— Et pourtant vous vous aimez ! si mon père est fou ce soir, c’est de chagrin; si Célio est méchant, c’est qu’il est malheureux, mais il sait bien que c’est son malheur qui fait déraisonner son vieil ami.

Boccaferri se jeta au cou de Célio, et, le pressant dans ses bras: “Le ciel m’est témoin, s’écria-t-il, que je t’aime presque autant que ma propre fille !” Et il se mit à pleurer. Ces larmes venaient à la fois du cœur et de la bouteille. Célio haussa les épaules tout en l’embrassant.

— C’est que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mère, tes sœurs, ton jeune frère… je voudrais vous placer dans le ciel, avec une auréole, une couronne d’éclairs au front, comme des dieux !… Et voilà que tu fais un fiasco orribile pour ne m’avoir pas consulté !

Il déraisonna pendant quelques minutes, puis ses idées s’éclaircirent en parlant. Il dit d’excellentes choses sur l’amour de l’art, sur la personnalité mal entendue qui nuit à celle du talent. Il appelait cela la personnalité de la personne. Il s’exprima d’abord en termes heurtés, bizarres, obscurs; mais, à mesure qu’il parlait, l’ivresse se dissipait: il devenait extraordinairement lucide, il trouvait même des formes agréables pour faire accepter sa critique au récalcitrant Célio. Il lui dit à peu près les mêmes choses, quant au fond, que j’avais dites à la duchesse; mais il les dit autrement et mieux. Je vis qu’il pensait comme moi, ou plutôt que je pensais comme lui, et qu’il résumait devant moi ma propre pensée. Je n’avais jamais voulu faire attention aux paroles de ce vieillard, dont le désordre me répugnait. Je m’aperçus ce soir-là qu’il avait de l’intelligence, de la finesse, une grande science de la philosophie de l’art, et que, par moments il trouvait des mots qu’un homme de génie n’eût pas désavoués.

Célio l’écoutait l’oreille basse, se défendant mal, et montrant, avec la naïveté généreuse qui lui était propre, qu’il était convaincu en dépit de lui-même. L’heure s’écoulait, on éteignait jusque dans les couloirs, et les portes du théâtre allaient se fermer. Boccaferri était partout chez lui. Avec cette admirable insouciance qui est une grâce d’état pour les débauchés, il eût couché sur les planches ou bavardé jusqu’au jour sans s’aviser de la fatigue d’autrui plus que de la sienne propre. Cécilia le prit par le bras pour l’emmener, nous dit adieu dans la rue, et je me trouvai seul avec Célio, qui, se sentant trop agité pour dormir, voulut me reconduire jusqu’à mon domicile.

— Quand je pense, me disait-il, que je suis invité à souper ce soir dans dix maisons, et qu’à l’heure qu’il est, toutes mes connaissances sont censées me chercher pour me consoler ! Mais personne ne s’impatiente après moi, personne ne regrettera mon absence, et je n’ai pas un ami qui m’ait bien cherché, car j’étais dans la loge de Cécilia, et, en ne me trouvant pas dans la mienne, on n’essayait pas de savoir si j’étais de l’autre côté de la cloison. A travers cette cloison maudite, j’ai entendu des mots qui devront me faire réfléchir. “Il est déjà parti ! Il est donc désespéré !— Pauvre diable !— Ma foi ! je m’en vais.— Je lui laisse ma carte.— J’aime autant l’avoir manqué ce soir, etc.” C’est ainsi que mes bons et fidèles amis se parlaient l’un à l’autre. Et je me tenais coi, enchanté de les entendre partir. Et votre duchesse ! qui devait m’envoyer prendre par son sigisbée avec sa voiture ? Je n’ai pas eu la peine de refuser son thé. Vous en tenez pour cette duchesse, vous ? Vous avez grand tort; c’est une dévergondée. Attendez d’avoir un fiasco dans votre art, et vous m’en direz des nouvelles. Au reste, celle-là ne m’a pas trompé. Dès le premier jour, j’ai vu qu’elle faisait passer son monde sous la toise, et que, pour avoir les grandes entrées chez elle, il fallait avoir son brevet de grand homme à la main.

— Je ne sais, répondis-je, si c’est le dépit ou l’habitude qui vous rend cynique, Célio; mais vous l’êtes, et c’est une tache en vous. A quoi bon un langage si acerbe ? Je ne voudrais pas qualifier de dévergondée une femme dont j’aurais à me plaindre. Or, comme je n’ai pas ce droit-là, et que je ne suis pas amoureux de la duchesse le moins du monde, je vous prie d’en parler froidement et poliment devant moi; vous me ferez plaisir, et je vous estimerai davantage.

— Écoutez, Salentini, reprit vivement Célio, vous êtes prudent, et vous louvoyez à travers le monde comme tant d’autres. Je ne crois pas que vous ayez raison; du moins ce n’est pas mon système. Il faut être franc pour être fort, et moi, je veux exercer ma force à tout prix. Si vous n’êtes pas l’amant de la duchesse, c’est que vous ne l’avez pas voulu, car, pour mon compte, je sais que je l’aurais été, si cela eût été de mon goût. Je sais ce qu’elle m’a dit de vous au premier mot de galanterie que je lui ai adressé (et je le faisais par manière d’amusement, par curiosité pure, je vous l’atteste): je regardais une jolie esquisse que vous avez faite d’après elle et qu’elle a mise, richement encadrée, dans son boudoir. Je trouvais le portrait flatté, et je le lui disais, sans qu’elle s’en doutât, en insinuant que cette noble interprétation de sa beauté ne pouvait avoir été trouvée que par l’amour. “Parlez plus bas, me répondit-elle d’un air de mystère. J’ai bien du mal à tenir cet homme-là en bride.” On sonna au même instant. “Ah ! mon Dieu ! dit-elle, c’est peut-être lui qui force ma porte; sortons d’ici. Je ne veux pas vous faire un ennemi, à la veille de débuter.— Oui, oui, répondis-je ironiquement; vous êtes si bonne pour moi, que vous le rendriez heureux rien que pour me préserver de sa haine.” Elle crut que c’était une déclaration, et, m’arrêtant sur le seuil de son boudoir: “Que dites-vous là ? s’écria-t-elle; si vous ne craignez rien pour vous, je ne crains pour moi que l’ennui qu’il me cause. Qu’il vienne, qu’il se fâche, restons !” C’était charmant, n’est-ce pas, monsieur Salentini ? mais je ne restai point. J’attendais cette belle dame à l’épreuve de mon succès ou de ma chute. Si vous voulez venir avec moi chez elle, nous rirons. Tenez, voulez-vous ?

— Non, Célio; ce n’est pas avec les femmes que je veux faire de la force; les coquettes surtout n’en valent pas la peine. L’ironie du dépit les flatte plus qu’elle ne les mortifie. Ma vengeance, si vengeance il y a, c’est la plus grande sérénité d’âme dans ma conduite avec celle-ci désormais.

— Allons, vous êtes meilleur que moi. Il est vrai que vous n’avez pas été chuté ce soir, ce qui est fort malsain, je vous jure, et crispe les nerfs horriblement; mais il me semble que vous êtes un calmant pour moi. Ne trouvez pas le mot blessant: un esprit qui nous calme est souvent un esprit qui nous domine, et il se peut que le calme soit la plus grande des forces de la nature.

— C’est celle qui produit, lui dis-je. L’agitation, c’est l’orage qui dérange et bouleverse.

— Comme vous voudrez, reprit-il; il y a temps pour tout, et chaque chose a son usage. Peut-être que l’union de deux natures aussi opposées que la vôtre et la mienne ferait une force complète. Je veux devenir votre ami, je sens que j’ai besoin de vous, car vous saurez que je suis égoïste et que je ne commence rien sans me demander ce qui m’en reviendra; mais c’est dans l’ordre intellectuel et moral que je cherche mes profits. Dans les choses matérielles, je suis presque aussi prodigue et insouciant que le vieux Boccaferri, lequel serait le premier des hommes, si le genre humain n’était pas la dernière des races. Tenez, il a raison, ce Boccaferri, et j’avais tort de ne pas vouloir supporter son insolence tout à l’heure. Il m’a dit la vérité. J’ai perdu la partie parce que j’étais au-dessous de moi-même. Là-dessus, j’étais d’accord avec lui; mais j’ai été au-dessous de mon propre talent et j’ai manqué d’inspiration parce que jusqu’ici j’ai fait fausse route. Un talent sain et dispos est toujours prêt pour l’inspiration. Le mien est malade, et il faut que je le remette au régime. Voilà pourquoi je suivrai son conseil et n’écouterai pas celui que votre politesse me donnait. Je ne tenterai pas une seconde épreuve avant de m’être retrempé. Il faut que je sois à l’abri de ces défaillances soudaines, et pour cela je dois envisager autrement la philosophie de mon art. Il faut que je revienne aux leçons de ma mère, que je n’ai pas voulu suivre, mais que je garde écrites en caractères sacrés dans mon souvenir. Ce soir, le vieux Boccaferri a parlé comme elle, et la paisible Cécilia… cette froide artiste qui n’a jamais ni blâme ni éloge pour ce qui l’entoure, oui, oui, la vieille Cécilia a glissé, comme point d’orgue aux théories de son père, deux ou trois mots qui m’ont fait une grande impression, bien que je n’aie pas eu l’air de les entendre.

— Pourquoi l’appelez-vous la vieille Cécilia, mon cher Célio ? Elle n’a que bien peu d’années de plus que vous et moi.

— Oh ! c’est une manière de dire, une habitude d’enfance, un terme d’amitié, si vous voulez. Je l’appelle mon vieux fer. C’est un sobriquet tiré de son nom, et qui ne la fâche pas. Elle a toujours été en avant de son âge, triste, raisonnable et prudente. Quand j’étais enfant, j’ai joué quelquefois avec elle dans les grands corridors des vieux palais; elle me cédait toujours, ce qui me la faisait croire aussi vieille que ma bonne, quoiqu’elle fût alors une jolie fille. Nous ne nous sommes bien connus et rencontrés souvent que depuis la mort de ma mère, c’est-à-dire depuis qu’elle est au théâtre et que je suis sorti du nid où j’ai été couvé si longtemps et avec tant d’amour. J’ai déjà pas mal couru le monde depuis deux ans. J’étais arriéré en fait d’expérience; j’étais avide d’en acquérir, et je me suis dénoué vite. Le furieux besoin que j’avais de vivre par moi-même m’a étourdi d’abord sur ma douleur, car j’avais une mère telle qu’aucun homme n’en a eu une semblable. Elle me portait encore dans son cœur, dans son esprit, dans ses bras, sans s’apercevoir que j’avais vingt-deux ans, et moi je ne m’en apercevais pas non plus, tant je me trouvais bien ainsi; mais elle partie pour le ciel, j’ai voulu courir, bâtir, posséder sur la terre. Déjà je suis fatigué, et j’ai encore les mains vides. C’est maintenant que je sens réellement que ma mère me manque; c’est maintenant que je la pleure, que je crie après elle dans la solitude de mes pensées… Eh bien ! dans cette solitude effrayante toujours, navrante parfois pour un homme habitué à l’amour exclusif et passionné d’une mère, il y a un être qui me fait encore un peu de bien et auprès duquel je respire de toute la longueur de mon haleine, c’est la Boccaferri. Voyez-vous, Salentini, je vais vous dire une chose qui vous étonnera; mais pesez-la, et vous la comprendrez: je n’aime pas les femmes, je les déteste, et je suis affreusement méchant avec elles. J’en excepte une seule, la Boccaferri, parce que, seule, elle ressemble par certains côtés à ma mère, à la femme qui est cause de mon aversion pour toutes les autres; comprenez-vous cela ?

— Parfaitement, Célio. Votre mère ne vivait que pour vous, et vous vous étiez habitué à la société d’une femme qui vous aimait plus qu’elle-même… Ah ! vous ne savez pas à qui vous parlez, Célio, et quelles souffrances tout opposées ce nom de mère réveille dans mon cœur ! Plus mon enfance a différé de la vôtre, mieux je vous comprends, ô enfant gâté, insolent et beau comme le bonheur ! Aussi tant qu’a duré votre virginale inexpérience, vous avez cru que la femme était l’idéal du dévouement, que l’amour de la femme était le bien suprême pour l’homme; enfin, qu’une femme ne servait qu’à nous servir, à nous adorer, à nous garantir, à écarter de nous le danger, le mal, la peine, le souci, et jusqu’à l’ennui, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, c’est cela, s’écria Célio en s’arrêtant et en regardant le ciel. L’amour d’une femme, c’était, dans mon attente, la lumière splendide et palpitante d’une étoile qui ne défaille et ne pâlit jamais. Ma mère m’aimait comme un astre verse le feu qui féconde. Auprès d’elle, j’étais une plante vivace, une fleur aussi pure que la rosée dont elle me nourrissait. Je n’avais pas une mauvaise pensée, pas un doute, pas un désir. Je ne me donnais pas la peine de vivre par moi-même dans les moments où la vie eût pu me fatiguer. Elle souffrait pourtant; elle mourait, rongée par un chagrin secret, et moi, misérable, je ne le voyais pas. Si je l’interrogeais à cet égard, je me laissais rassurer par ses réponses; je croyais à son divin sourire….. Je la tenais un matin inanimée dans mes bras; je la rapportais dans sa maison la croyant évanouie… Elle était morte, morte ! et j’embrassais son cadavre…

Célio s’assit sur le parapet d’un pont que nous traversions en ce moment-là. Un cri de désespoir et de terreur s’échappa de sa poitrine, comme si une apparition eût passé devant lui. Je vis bien que ce pauvre enfant ne savait pas souffrir. Je craignis que ce souvenir réveillé et envenimé par son récent désastre ne devînt trop violent pour ses nerfs; je le pris par le bras, je l’emmenai.

— Vous comprenez, me dit-il en reprenant le fil de ses idées, comment et pourquoi je suis égoïste; je ne pouvais pas être autrement, et vous comprenez aussi pourquoi je suis devenu haineux et colère aussitôt qu’en cherchant l’amour et l’amitié dans le commerce de mes semblables, je me suis heurté et brisé contre des égoïsmes pareils au mien. Les femmes que j’ai rencontrées (et je commence à croire que toutes sont ainsi) n’aiment qu’elles-mêmes, ou, si elles nous aiment un peu, c’est par rapport à elles, à cause de la satisfaction que nous donnons à leurs appétits de vanité ou de libertinage. Que nous ne leur soyons plus bons à rien, elles nous brisent et nous marchent sur la figure, et vous voudriez que j’eusse du respect pour ces créatures ambitieuses ou sensuelles, qui remarquent que je suis beau et que je pourrais bien avoir de l’avenir ! Oh ! ma mère m’eût aimé bossu et idiot ! mais les autres !… Essayez, essayez d’y croire, Salentini, et vous verrez !

— Mon cher Célio, vous avez raison en général; mais, en faveur des exceptions possibles, vous ne devriez pas tant vous hâter de tout maudire. Moi qui n’ai jamais été gâté, et qui n’ai encore été aimé de personne, j’espère encore, j’attends toujours.

— Vous n’avez jamais été aimé de personne ?… Vous n’avez pas eu de mère ?… ou la vôtre ne valait pas mieux que vos maîtresses ? Pauvre garçon ! En ce cas, vous avez toujours été seul avec vous-même, et il n’y a point de plus terrible tête-à-tête. Ah ! je voudrais être aimant, Salentini, je vous aimerais, car ce doit être un grand bonheur que de pouvoir faire le bonheur d’un autre !

— Étrange cœur que vous êtes, Célio ! Je ne vous comprends pas encore; mais je veux vous connaître, car il me semble qu’en dépit de vos contradictions et de votre inconséquence, en dépit de votre prétention à la haine, à l’égoïsme, à la dureté, il y a en vous quelque chose de l’âme qui vous a versé ses trésors.

— Quelque chose de ma mère ? je ne le crois pas. Elle était si humble dans sa grandeur, cette âme incomparable, qu’elle craignait toujours de détruire mon individualité en y substituant la sienne. Elle me développait dans le sens que je lui manifestais, elle me prenait tel que je suis, sans se douter que je puisse être mauvais. Ah ! c’est là aimer, et ce n’est pas ainsi que nos maîtresses nous aiment, convenez-en.

— Comment se fait-il que, comprenant si bien la grandeur et la beauté du dévouement dans l’amour, vous ne le sentiez pas vivre ou germer dans votre propre sein ?

— Et vous, Salentini, répondit-il en m’arrêtant avec vivacité, que portez-vous ou que couvez-vous dans votre âme ? Est-ce le dévouement aux autres ? non, c’est le dévouement à vous-même, car vous êtes artiste. Soyez sincère, je ne suis pas de ceux qui se paient des mots sonores vulgairement appelés blagues de sentiment.

— Vous me faites trembler, Célio, lui dis-je, et, en me pénétrant d’un examen si froid, vous me feriez douter de moi-même. Laissez-moi jusqu’à demain pour vous répondre, car me voici à ma porte, et je crains que vous ne soyez fatigué. Où demeurez-vous, et à quelle heure secouez-vous les pavots du sommeil ?

— Le sommeil ! encore une blague ! répondit-il; je suis toujours éveillé. Venez me demander à déjeuner aussitôt que vous voudrez. Voilà ma carte.

Il ralluma son cigare au mien, et s’éloigna.

 

Le Château des désertes

Un roman de George Sand



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