Deuxième vision

Dans  La Chute d’un Ange,  Poésie Alphonse de Lamartine
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Or, de ce long supplice invisible témoin,
L’ange de Daïdha, Cédar, n’était pas loin ;
Et si ma voix ne peut exprimer ce martyre,
Le tien, esprit d’amour, quels mots pourraient le dire ?
Arraché par ces cris à son ravissement,
Écrasé de stupeur et d’étourdissement,
ll était demeuré sans regard, sans parole,
Comme un homme qui passe et dont l’âme s’envole.

Avant Daïdha même il avait tout senti ;
D’un cœur à l’autre, hélas ! tout avait retenti :
Chaque goutte d’horreur des membres de la femme
Avait aussi coulé de son cœur, de son âme.
ll avait vu l’enfant surprise en son sommeil :
I avait écouté le sinistre conseil ;
ll avait entendu quel infâme salaire
De son rêve idéal les chasseurs comptaient faire,
Et comment des brigands se dépeçaient entre eux
Celle que redoutaient ses regards amoureux !
ll avait espéré que pendant leur dispute
Ses frères reviendraient terminer cette lutte,
Et, de leurs bras vainqueurs sauvant leur jeune sœur,
Terrasser à leurs pieds l’infâme ravisseur ;
Mais quand il avait vu les sept hommes dans l’ombre,
Sur sa trace accourus, multiplier leur nombre,
Et dans les nœuds d’acier Daïdha, ses amours,
Trébucher et rouler sans espoir de secours,
Et, sous le lourd filet sur la terre écrasée,
Se débattre en mêlant son sang à la rosée ;
Comme une mère en pleurs dont l’affreux lionceau
Vient d’emporter l’enfant dormant dans son berceau,
Plongeant ses bras fumants sous la dent qui le broie,
Membre à membre en lambeaux lui dispute sa proie,
L’ange, par son amour vaincu plus qu’à moitié,
N’avait pu retenir l’élan de sa pitié.
S’oubliant tout entier pour la vierge qu’il aime,
Il s’était à l’instant précipité lui-même ;
Le désespoir jaloux qui l’avait surmonté
Avait anéanti toute autre volonté.
Un désir tout-puissant avait changé son être ;
II était devenu ce qu’il eût tremblé d’être,
Et, d’un terrestre corps et de sens revêtu,
D’une nature à l’autre il s’était abattu.

Au moment redoutable où changeait sa nature,
Semblable au cri rongeur du remords qui murmure,
ll avait dans son âme entendu retentir
Ce cri : « L’arrêt divin n’a point de repentir.
Tombe, tombe à jamais, créature éclipsée !
Périsse ta splendeur jusque dans ta pensée !
Savoure jusqu’au sang le bonheur des humains;
Tu déchires ta gloire avec tes propres mains ;
Ta vie au fond du cœur n’aura pas l’espérance ;
Tu n’auras pas comme eux la mort pour délivrance ;
Au lieu d’une ici-bas tu subiras cent morts;
Dieu te rendra ta vie et la terre ton corps,
Tant que tu n’auras pas racheté goutte à goutte
Ta première splendeur, qu’une femme te coûte ! »
Mais l’arrêt formidable en tombant entendu,
Avec le souvenir de son destin perdu,
Tout était déjà vague et loin dans sa mémoire.
ll ne lui restait rien de sa première gloire,
Rien du ciel, rien de lui, qu’un morne étonnement,
Je ne sais quel instinct et quel pressentiment
Du présent, du passé, de hautes destinées,
Semblable dans son ’aine aux images innées,
Où l’homme, rencontrant un objet imprévu,
Reconnaît d’un coup d’œil ce qu’il n’a jamais vu.

Or, en transfigurant son invisible image,
L’ange avait pris d’instinct la forme et le visage
De cet être idéal dont l’apparition
Hantait de Daïdha l’imagination,
Quand dans la tendre extase où le sommeil la plonge
Son angélique amour la visitait en songe :
C’était l’ange toujours, mais sous des traits humains,
L’homme enfant tel que Dieu le pétrit de ses mains;
Âme visible aux yeux, ravissant phénomène,
Où l’esprit transparent sous l’enveloppe humaine,’
Élevant la matière à sa sublimité,
L’empreint d’intelligence et l’orne de beauté,
Et de sa sympathie en s’échauffant lui-même,
De l’amour qu’il ressent pénètre ce qu’il aime !
Il semblait que la vie eût mesuré ses jours
A ceux de cette enfant, ses divines amours :
Seulement par les traits son jeune et beau visage
Révélait quelque chose au-dessus de cet âge ;
Et, quoique dans sa fleur, sa précoce beauté
Approchait un peu plus de sa maturité.
Son regard doux nageait dans un azur moins pâle ;
Sa lèvre gracieuse avait un pli plus mâle ;
Les boucles d’or bruni de ses épais cheveux
Roulaient en flots plus courts sur un cou plus nerveux;
Sa taille dépassait d’une demi-stature
Celle de la charmante et frêle créature ;
Ses membres arrondis, mais où des muscles forts
Mêlaient déjà la force à la grâce du corps,
Sans aucun poids, d’un port majestueux et libre,
Posaient sur le gazon dans un juste équilibre,
Ainsi qu’un dieu sorti du ciseau du sculpteur,
Dont le pied porte seul toute la pesanteur !

C’était derrière un tronc de cèdre épais et sombre
Que l’ange avait changé de nature dans l’ombre,.
Et que dans un premier et long étonnement,
Inconnu de lui-même, il doutait un moment.
Sa chute avait brisé les fils de ses pensées,
Dans son âme nouvelle éparses, effacées ;
Mais l’élan qui l’avait précipité du ciel
Bouleversait encor son cœur matériel.
Sans savoir d’où venait l’instinct involontaire,
L’amour conçu là-haut le suivait sur la terre.
Tel, au fond du sépulcre où son visage dort,
L’homme atteint par la foudre et frappé de la mort,
Du dernier sentiment où l’âme s’est éteinte
Garde encor sur ses traits l’ineffaçable empreinte.

En voyant cette enfant d’ineffable beauté
Battre de son sein nu le sol ensanglanté,
Et ces hommes, riant d’une stupide joie,
Qui se baissaient déjà pour emporter leur proie ;
Sans rempart que son cœur, sans armes que sa main,
De l’ombre qui le cache il s’élance soudain,
Entre eux et Daïdha fond comme la tempête :
Faisant comme un bélier un levier de sa tête,
Au creux de la poitrine il en frappe d’un bond
Le premier des géants ; sous le choc de son front,
Des poumons écrasés la cavité sonore
Gémit comme un tronc creux d’if ou de sycomore.
L’haleine qu’il cherchait manque au sein du chasseur ;
Sa masse en chancelant fléchit de sa hauteur,
Perd l’équilibre et tombe, et, roulant en arrière,
De ses yeux convulsifs cherche en vain la lumière.
Les cinq autres, frappés de surprise et d’horreur,
Reculent quelques pas; leur commune terreur
Multiplie un seul homme en armée à leurs vues.
Pour protéger leur vie ils lèvent leurs massues;
Bientôt, sûrs du triomphe, ils reviennent à lui,
Regagnent d’un élan le terrain qu’ils ont fui,
Et fondant à la fois sur l’unique adversaire,
Leur cercle menaçant l’entoure et le resserre.
ll les voit sans pâlir, et de son bras tendu
Saisissant par les pieds le cadavre étendu,
Il le fait tournoyer sur lui comme une épée :
De sa massue humaine à chaque tour frappée,
La troupe homme par homme en un clin d’œil s’abat.
La forêt retentit de l’horrible combat ;
La tète du géant, comme une lourde masse,
Broie en éclats les os des crânes qu’il terrasse ;
Leur cervelle en lambeaux sur ses pieds vient jaillir,
Quatre ont mordu le sol. Il sent son bras faillir,
Et l’arme trop pesante, au cinquième adressée,
Trompe, en manquant le but, la main qui l’a lancée;
C’était Djezyd, le seul survivant à ses coups,
Le seul, mais à lui seul plis terrible qu’eux tous.
Profitant du terrain avec intelligence,
Son coup d’œil lui promet sa proie et sa vengeance.
Sur le vainqueur lassé d’un grand bond s’élançant,
Au moment où le pied lui glisse dans le sang,
A son torse noué flancs à flancs il s’enlace,
L’étouffe de son corps, l’ébranle de sa masse.
Comme deux troncs voisins par l’orage tordus,
Enlaçant aux rameaux leurs rameaux confondus,
Les deux rivaux, du front s’appuyant dans la lutte,
Se soutiennent l’un l’autre et retardent leur chute.
On entendait crier leurs muscles et leurs os ;
La sueur inondait leurs membres à grands flots,
Et les halètements de leurs fortes haleines
Sortaient comme le bruit des grands vents dans les chênes.
Enfin plus lourd, plus fort que son jeune ennemi,
Djezyd du sol manquant le soulève à demi;
Et quand il sent les pieds détachés de leur base,
Se précipite à terre et de son poids l’écrase :
L’un à l’autre incrustés, ils tombent d’un seul bloc;
La terre, sous leurs corps, sonne et tremble. du choc ;
Sous le poids de Djezyd, dont la masse l’accable,
L’enfant du ciel roidit ses muscles comme un câble ;
Mais, sentant qu’il ne peut se dégager de lui,
De son épaule à terre il prend un point d’appui,
Le serre étroitement des nœuds de sa colère,
Puis s’imprime à lui-même un élan circulaire,
Avec son corps qui roule entraîne l’autre corps;
La pente du terrain seconde ses efforts :
Ils tournent confondus jusqu’au vert précipice,
Où sur le lit des eaux le sol se penche et glisse;
Et tous deux à la fois, dans le flot écumant,
Ils tombent embrassés : mortel embrassement,
Où, du dernier soupir ne s’enviant que l’heure,
Chacun d’eux veut mourir pourvu que l’autre meure !
Qui comprendra l’horreur de ce combat nouveau,
Dans l’ombre de la mort, sous le linceul de l’eau,
Où des deux combattants l’inextinguible rage
Empêchait son rival de mordre le rivage,
Et, pour précipiter son suprême moment,
Soi-même s’étouffait sous l’humide élément ?
L’abieme en connut seul l’horrible alternative,
Et l’onde bouillonnante en submergea sa rive.
Enfin, dans ses efforts de Dieu seul aperçus,
L’enfant du ciel reprit un moment le dessus;
Au niveau du flot sombre il releva son buste ;
Pressant un corps dans l’eau sous son genou robuste,
Ouvrant de ses deux mains la bouche du géant,
ll fit entrer le flot dans le gosier béant,
Et bientôt, remontant du fond à la surface,
Un cadavre flottant en obscurcit la glace.
Ses traits morts respiraient la rage et la terreur,
Et le rayon des nuits s’en écartait d’horreur !

Tout ruisselant des flots, du limon qui l’inonde,
Le vainqueur déchiré sort à grands pas de l’onde,
Et, plein du même instinct dont l’éclair le guida,
Sans étancher son sang revole à Daïdha. .
Pour briser le filet il se penche sur elle.
L’enfant, témoin et prix de la lutte mortelle,
Avait suivi des yeux et secondé du cœur
L’effort désespéré de son libérateur.
Cet être reconnu par sa vague mémoire
Brillait par sa beauté moins que de sa victoire ;
Et, bien qu’elle ignorât suc elle son dessein,
Elle pressait ses bras, se collait sur son sein ;
Comme si par instinct sa tendre confiance
De son amour céleste eût eu la conscience.
Quand il eut soulevé les longs plis des réseaux ,
Et des mailles de fer déroulé les anneaux,.
Tout tremblant de froisser sous les nœuds qu’il déploie
Ces membres délicats ou ces tresses de soie,
A ses pieds que du front elle allait essuyer,
Daïdha se jetant, voulait balbutier
A travers son respect son cri de délivrance,
Quand un nom tout à coup de mille voix s’élance :
Daïdha ! Daïdha ! c’est elle, la voici ! »
L’aube au ciel rougissait le nuage éclairci,
Et de tous les sentiers descendant des montagnes.
On voyait accourir ses frères, ses compagnes,
Qui la cherchaient dans l’ombre en lui tendant les bras.
Sa mère les guidait en devançant leurs pas;
Daïdha l’aperçut, et, bondissant vers elle,
Colla de cent baisers la lèvre maternelle.
Oh ! qui dira jamais le transport étouffant
Dont la sauvage mère étreignit son enfant ?
Et les convulsions de ce bras qui, la presse,
Et ces élans d’amour et ces bonds de tigresse,
Quand elle vit le sang sur ses membres meurtris ?
La féroce tribu fut l’écho de ses cris,
Et, se précipitant sur l’inconnu céleste,
Crut voir le meurtrier et l’immolait du geste ;
Mais Daïdha, courant entre la foule et lui,
Et prenant par la main son sauveur, son appui,
Montre de l’œil, du doigt, à la foule tremblante
Les six corps de géants jonchant l’herbe sanglante.
Ils mesurent du pas ces cadavres affreux,
Lèvent les yeux au ciel et se parlent entre eux,
Comme si leur esprit se refusait à croire
Qu’un mortel eût suffi seul à cette victoire.
ils se rangent muets près de l’heureuse enfant,
Qui leur fait de ces morts le récit triomphant.
Le merveilleux combat passe de bouche en bouche;
Autour de l’étranger on se presse, on le touche;
On l’entraîne en triomphe à travers les forêts,
Comme un frère de plus, jusqu’aux antres secrets
Où la tribu nomade creusé ses asiles
Pour fuir la servitude et les travaux des villes;
Et les vieillards, assis sous l’arbre du conseil,
Pour parler et juger devancent le soleil.

Or, en ces temps, mon fils, des choses primitives,
Les enfants de Caïn, familles fugitives,
Vivant, comme la brute, éparses dans les bois,
N’avaient point inventé le pouvoir ni les lois.
Les lois n’étaient alors que ces instincts sublimes
Qui font vibrer en nous nos sentiments intimes :
Sons vagues et confus que rendait au hasard
L’âme humaine, instrument sans règles et sans art,
Avant que la sagesse, éclairant nos oreilles,
Eût dans un chant divin accordé ses merveilles.
Le pouvoir n’était rien que la paternité,
De la vie et du temps la sainte autorité,
Dont l’âge décernait l’évidente puissance,
Et pour qui l’habitude était l’obéissance.
Quand la famille humaine en rameaux s’étendait,
Le conseil des vieillards au père succédait;
Du destin des tribus séculaires arbitres,
Ils régnaient sans couronne, et gouvernaient sans titres;.
Leur parole écoutée était les seules lois:
On respectait le temps qui parlait par leurs voix,
Mais à leur tribu seule ils devaient la justice ;
L’ignorance livrait le reste à leur caprice :
Tout ce qui n’était pas du sang de leurs aïeux,
Profane, n’avait plus titre d’homme à leurs yeux.
Ennemis éternels des races étrangères,
Leur brutale équité se bornait à leurs frères:
Pareils dans leur démence aux peuples d’aujourd’hui,
Bornant leur univers où leur soleil lui,
Dépouillant de leurs droits des nations entières,
Et pensant que de Dieu l’amour des frontières,
Quand ils les surprenaient, ils livraient sans remord
La mère à l’esclavage et le père à la mort;
Et les enfants, proscrits même avant que de naître,
Croissaient dans la tribu pour y servir un maître.
Mais au-dessus des chefs, le vent des passions
Déchaînait quelquefois le feu des factions :
Pour le choix des troupeaux, des butins, des épouses,
La colère excitait des tempêtes jalouses;
Divisant la famille en partis inhumains,
Le pouvoir indécis flottait de mains en mains,
Jusqu’à ce que d’un chef l’heureuse tyrannie
Asservît à son tour sa race à son génie.
Ainsi vivait errante aux sommets du Sannyr
La sauvage tribu, famille de Phayr.

Phayr avait vécu presque l’âge des chênes
Sans avoir jamais vu les merveilles humaines
Dont les enfants du meurtre et leur postérité
Avaient couvert le sein du vieux monde habité.
Je ne sais quel instinct venu de père en père
Les poussait à rester voyageurs sur la terre :
Soit que du sang d’Abel par leur main répandu
Le cri vengeur par eux fût encore entendu;
Soit qu’un féroce attrait nourri par l’habitude
Les chassât dans les monts et dans la solitude,
Et qu’ils crussent que l’homme, en fondant la maison,
De son indépendance élevait la prison.
Des rejetons vivants, comme des glands sans nombre,
Étaient sortis de lui pour grandir sous son ombre;
Mais arrachés de terre ou par la mort fauchés,
De sa tribu proscrite ils étaient retranchés :
Les uns avaient péri dans ces terribles luttes
Qu’ils livraient dans les bois contre les rois des brutes,
Sous la griffe du tigre ou l’ongle des lions;
D’autres s’étaient enfuis dans leurs rébellions;
Traqués par les chasseurs jusque dans leurs asiles,
Plusieurs, traînés captifs par les enfants des villes,
Esclaves attelés à d’énormes fardeaux,
Ou, le frein dans les dents, leurs maîtres sur leur dos,
Des plus vils animaux leur rendaient les services,
Tandis que leurs enfants les servaient dans leurs vices.
Sept fils d’âge inégal et les fils de leurs fils,
Et leurs femmes au sein portant leurs tendres fruits,
Et le superbe essaim de dix vierges, leurs filles,
Restaient seuls au vieillard d’innombrables familles;
Et ses yeux, en comptant sa race, pouvaient voir
Dans leurs rangs décimés décroître son espoir.
Sa raison chancelait sous le fardeau de l’âge;
Son pouvoir du passé n’était plus que l’image;
Ses fils, ne lui laissant qu’un pouvoir disputé,
S’arrachaient sous son nom sa feinte autorité :
D’un respect apparent ils couvraient leur puissance ;
Mais ce qui lui gardait un peu d’obéissance,
C’était moins du passé le tendre souvenir,
Le droit sacerdotal de maudire ou bénir,
Que le droit de régler le destin des familles,
Aux fils de la tribu de décerner les filles.
Car le bien le plus cher et le plus disputé,
C’était, chez ces enfants du désert, la beauté !

Or, Phayr sous ses yeux voyait de près éclore
Cette fleur qui croissait pour s’embellir encore.
Il avait depuis peu couché dans le tombeau
Le dernier de ses fils, hélas ! et le plus beau :
Ségor était son nom; depuis moins d’une année
Une épouse à ses flancs avait été donnée,
Et l’oiseau qui roucoule enviait leurs amours
Quand la flèche d’Ischar avait tranché ses jours.
Phayr, dont cet enfant consolait la vieillesse,
Noya depuis ce coup ses yeux dans la tristesse.
Selon les vieilles mœurs, vieillard, il avait pris
Pour épouse Selma, la veuve de son fils,
Comme de l’arbre d’or que la tempête cueille,
Quand la tige est coupée, on ramasse la feuille.
Selma, qui dormait chaste à côté du vieillard,
Mit au monde son fruit, hélas ! venu trop tard
Pour tendre ses bras blancs et sourire à son père,
Mais tout semblable au moins aux songes de sa mère.
Cette fille d’amour et de mort, Daïdha,
Cette enfant qu’en naissant l’œil en pleurs regarda,
Croissait depuis treize ans, fleur des nuits dont les larmes
En arrosant le front multipliaient les charmes !
Et chacun des sept chefs espérait pour son fils
De son obéissance un si superbe prix;
Et chacun de ces fils, quand il rêvait de femme,
Voyait de Daïdha les yeux bleus dans son âme !

La rougeur du plaisir sur son beau front vermeil,
Daïdha s’avança vers l’arbre du conseil,
En tenant une main dans la main de sa mère
Et de l’autre menant l’étranger comme un frère.
Le vieillard éploré la reçoit dans ses bras,
Presse contre son sein ses membres délicats,
Tandis que Daïdha, qui sur son front se penche,
Inonde de ses pleurs sa chevelure blanche.
Phayr enfin levant ses yeux sur l’étranger :
Toi qui sus la sauver, dit-il, et la venger,
De quelque nom caché que ta race se nomme,
Qu’une femme en ses flancs t’ait procréé d’un homme,
Ou que sous forme humaine apparu sur ces bords
’La foudre soit ton âme et le feu soit ton corps,
Lis sur nos fronts ouverts notre reconnaissance.
Ne crains pas de lever la tête en ma présence;
Entre ta race et nous ce jour vengeur mis
Le sang sept fois versé de nos vils ennemis;
Que ce sang dont par toi l’herbe fut arrosée
Sur ta tête sept fois redescende en rosée :
Pour te payer le prix qu’on doit à ta vertu,
De nos bras, de nos cœurs, parle, qu’espères-tu ?
Mais dis-nous avant tout si tu viens de la nue,
Ou d’une race humaine à nos yeux inconnue.
Parle donc ! apprends-nous ta nature et ton nom;
Que de ton âme enfin la nôtre entende un son.
Il se tut; le jeune homme attentif, en silence,
Des accents du vieillard écoutant la cadence,
Semblait suivre dans l’air avec attention
Des sons qu’il entendait chaque vibration,
Comme si la parole était une merveille
Dont chaque son portât un coup à son oreilles ;
Puis, essayant lui-même un accent modulé,
Ne proféra qu’un son vague, inarticulé,
Semblable au bégaîment qu’en essayant la vie,
Pour imiter sa mère, un enfant balbutie.
Chaque chef à son tour l’interrogeait en vain :
ll comprenait de l’œil, les yeux, le front, la main ;
Mais les mots à ses sens n’étaient que des murmures.
La stupeur se peignait sur toutes les figures,
Et, depuis le vieillard jusques à Daïdha,
Avec étonnement chacun le regarda.
Le second des enfants de Phayr dit : « Mes frères,
Cet homme et cette nuit sont remplis de mystères.
Avant qu’il soit trop tard prévenons le danger;
Observons la coutume, et tuons l’étranger. »

Ainsi parla Jedyr ; une honte unanime
Monta sur tous les fronts comme le sang d’un crime.
« Le tuer ! » s’écria la foule ; et Daïdha
Pressa sa main plus fort et de pleurs l’inonda.
« Le tuer ! le -tuer ! s’écria chaque mère.
– Eh bien ! reprit Jedyr, que voulez-vous en faire ?
Quel est cet inconnu, dites, le savez-vous ?
Pourriez-vous sans péril renvoyer loin de nous
Un hôte que d’un sang ennemi Dieu fit naître,
Qui connaît notre race, et qui, vendu peut-être
Aux éternels bourreaux des enfants de Phayr,
N’a. paru nous sauver que pour mieux nous trahir ?
Ou bien, si vous gardez libre dans votre race
Cet enfant dont l’œil tue et dont l’aspect terrasse,
Cet homme dont les bras sur vous seront levés,
N’est-ce pas un tyran que vous vous réservez ?
Faudra-t-il obéir aux fils des étrangères ?
Faudra-t-il lui donner les filles de nos pères,
Afin qu’un germe impur, dans nos veines admis.
Mette au cœur de nos fils le sang des ennemis,
Et qu’en nos propres seins, rivales éternelles,
Des races de lions se combattent entre elles ?
Non ! répandons sur l’heure, en détournant les yeux,
Le sang qui souillerait l’âme de nos aïeux ! D
Namphi, Salem, Jorab, du regard approuvèrent;
Mais des femmes sur eux les clameurs s’élevèrent ;
Et Saki, en secret conseillé par Selma,
Prévoyant la tempête, en ces mots la calma :
« A qui parle de mort, honte sur sa pensée !
De sang sur notre cause une goutte versée,.
Ce sang de l’étranger que notre terre bu
Doit consacrer le reste aux yeux de la tribu :
De ce sang à nos fils Dieu demanderait compte;
Leur signe serait meurtre, et leur nom serait honte !
Cependant devons-nous livrer imprudemment
Le salut de Phayr par notre entraînement ?
Libre il est un danger; mais sa mort est un crime.
Qu’il vive ! mais, de peur que sa main nous opprime,
Ou qu’il suive, nos pas pour mieux les révéler,
Ou qu’au nôtre son sang ose ’un jour se mêler,
Qu’il vive ! mais esclave au milieu des esclaves.
– Oui, qu’il vive ! qu’il vive ! Apportez les entraves !
Crie en frappant des mains la tribu d’une voix.
Des fardeaux, de la tente, il portera le poids.
Il combattra pour nous; de son fortuné maître,
Sans crainte des lions les troupeaux iront paître ;
Et du père aux enfants il sera dans Sannyr
L’onagre et le chameau des enfants de Phayr. »

Les sept chefs à ce cri se lèvent de leur siége.
La foule sur leurs pas se presse et les assiége.
On apporte à leurs pieds le honteux instrument,
Des esclaves d’alors torture et vêtement :
La cruauté de l’homme, en supplices féconde,
Les avait inventés dès l’enfance du monde ;
Seulement, dépourvu de ses arts d’aujourd’hui,
L’instrument en était barbare comme lui.
Du pasteur du Liban la race encor sauvage
Des métaux assouplis ignorait tout usage,
Et les maîtres encor n’avaient pas inventé
Le fer, cet ennemi de toute liberté !
Des liens de feuillage enchaînaient les esclaves;
Comme aux fronts des taureaux ces rustiques entraves
N’étaient qu’une liane où pour passer le cou
Le maître en la tressant laissait un large trou.
Lorsque dans ce carcan la tête était entrée,
Par un nœud éternel la liane serrée
Enfermait aussi fort qu’un carcan de métal .
L’homme déshonoré dans le collier fatal.
Pour empêcher les mains d’élargir l’ouverture,
Un autre nœud liait le coude à la ceinture ;
De sorte que l’esclave, avec les avant-bras,
N’avait de tout le corps de libre que ses pas,
Qu’on pouvait l’avilir au plus indigne usage
Sans craindre contre soi sa force ni sa rage,
Et que pour se nourrir ou se désaltérer
ll lui fallait, ô honte ! à terre se vautrer,
Et prendre avec les dents les viles nourritures
Que l’homme repu jette aux viles créatures !

Quand Jedyr et Znaïm, tout prêts à le lier,
Posèrent sur son cou leur main pour le plier,
A l’aspect d’un esclave, hélas ! son triste emblème,
Il comprit d’un regard leur dessein sur lui-même ;
Et secouant des bras les chefs, qu’il renversa,
Sous son genou courbé tous deux les terrassa.
La foule, s’écartant autour du jeune athlète,
Élargit de terreur son enceinte muette;.
Et la vierge elle-même avec effroi fuyant,
Dans les bras de Selma s’abritait en criant.
Mais Cédar, c’est ainsi que du lieu de sa gloire
La foule avait nommé l’homme par sa victoire,
Cédar la voyant fuir et pleurer, son esprit
A ces signes d’effroi d’un coup d’œil la comprit :
Il ramassa lui-même avec dédain à terre
Les liens qu’il avait foulés dans sa colère,
Il les porta soumis aux pieds de Daïdha;
Il abaissa le cou sous sa main, qu’il guida.
Semblable au fier lion dont l’enfant qu’il caresse
Adoucit l’œil de sang en regard de tendresse,
Il laissa sans frémir, de son corps garrotté,
Humilier la force avec la liberté,
Et suivit, humble et doux, la douce jeune fille
Qui le menait en laisse au roi de la famille.
Là, sur l’herbe accroupi, les deux mains sur son front,
La femme et le vieillard l’attachèrent au tronc
Et des vils animaux disputant la pâture,
Les glands tombés pour eux furent sa nourriture.



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