À Percé

Dans  Les Fleurs de givre
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À M l’abbé J.―Eugène Martin.

Nous sommes sur le fier plateau du mont Sainte-Anne.
Devant nous, vers le sud, dans la mer calme et plane
― D’où semble s’élever un suave sanglot ―
Ainsi qu’un colossal et muet cachalot
Émergeant des flots bleus, l’île Bonaventure
Profile vaguement son contour qui s’azure
À travers les réseaux d’un brouillard opalin

 


Teinté des feux pâlis du jour à son déclin.
Alentour, par milliers, margaulx, mauves, marmettes,
Grèbes, macreuses, gods, cormorans et mouettes
Tourbillonnent, pendant que, plus bas, vers le nord,
Sur des bateaux mouillés dans l’onde qui s’endort
En caressant leurs flancs de ses baisers d’écume,
Maints pêcheurs vont tirant, penchés sur l’eau qui fume,
Le poisson que le Golfe agglomère en son lit.
En deçà, près du bord, voisin du mont Joli,
Comme un vaisseau géant qui serait de calcaire
Et tournerait son large éperon vers la terre,
Entouré de brisants, le fameux Roc percé
Dresse orgueilleusement son sommet élancé,
Et, sous le vol bruyant de lourds oiseaux sans nombre,
Mire au cristal des eaux l’arche géante et sombre
Ouverte dans son flanc poreux et lézardé
Par les constants assauts du grand flot débordé.
À droite, en contre-bas de collines coquettes,
Se dessinent les toits de blanches maisonnettes,
Les replis de chemins bordés d’arbres ombreux,
Des prés où des troupeaux de moutons et de bœufs
Broutent, comme noyés dans l’herbe épaisse et haute.
A gauche, dominant tous les caps de la côte,
Les Murailles, rochers abrupts et sourcilleux,
Semblent dans le lointain les pilastres des cieux,
Et leur hauteur farouche et formidable écrase
Les marins dont la barque approche de la base
De ce cliff où déjà s’étend l’ombre du soir.
En arrière, tout près, creusée en entonnoir,
La Grand’Coupe à la fois épouvante et fascine
Le voyageur suivant, à travers la bruine
Qui s’élève du gave à mille pieds sous lui,
La route étroite et sombre, où nul rayon ne luit,
Qu’on dirait cramponnée au tuf de la falaise
Sous le couvert du pin, du cèdre et du mélèze.
Presque à nos pieds, dans l’Anse au contour sinueux,
Le long village, avec ses clochers somptueux,
Ses toits souvent fouettés par la bise bourrue,
Ses files de vignots où sèche la morue,
Resplendit des derniers reflets du soleil d’or
Tombé dans les grands bois lointains du Labrador,
Et fait de vingt maisons bruyamment animées
Monter vers le ciel bleu de paisibles fumées
Annonçant que bientôt les vieilles en bonnets,
Devant les lourds sarments en feu sur les chenets,
Pour les pêcheurs qu’un vent léger ramène aux grèves,
Sur la table de lin mettront la soupe aux fèves.
Et, par-dessus les flots, par-dessus les forêts,
Les abîmes, les monts, les rocs et les guérets,
Le zénith ouvre ainsi qu’une bannière immense
L’azur éblouissant d’un ciel de la Provence.

Non, nul panorama plus vaste et saisissant
N’a fixé le regard étonné du passant.
Non, jamais l’infini de la mer claire et pure
N’a mieux séduit l’amant de la grande nature ;
Et le divin pinceau de Salvator Rosa,
Que le feu créateur du génie embrasa,
Nous ferait contempler à peine un reflet terne
De ce site qui tient du Pinde et de l’Averne.
Et Percé dès longtemps a conquis un renom
Stable comme son île, altier comme son mont.

Cependant la pénombre envahit la prairie,
La montagne, la mer, le bois. La rêverie
Avec elle descend de l’infini des cieux ;
L’astre des souvenirs, moroses ou joyeux,
Éclaire notre esprit, et devant nos prunelles
Défilent sur les eaux galions, caravelles.
Et nous voyons Cartier et ses vaillants Bretons
Pénétrer dans le Golfe, au hasard, à tâtons,
Et contempler le Roc ― désormais si célèbre ―
Que lentement la nuit estivale enténèbre ;
Nous les voyons plonger fiévreusement les yeux
Dans la sombre épaisseur de bois mystérieux
Balançant leurs arceaux aux brises printanières
Et chercher dans ces lieux mornes et solitaires
Une cime où planter pour la première fois
Le drapeau de la France et l’arbre de la Croix.
Sous nos yeux, près d’ici, débarqué du navire
Qui l’amena de France à Percé qu’il admire,
Laval, le grand Laval, au pied d’un humble autel,
Élève l’Ostensoir vers la voûte du Ciel,
Puis, sur le front courbé de blancs et de sauvages,
Étend la main qui doit chasser tous les servages,
Et faire luire, au bord du fleuve illimité,
Le labarum du Christ et de la Liberté !
Sous nos yeux, loin, là-bas, les flots tordent leur crête,
Et, dans toute l’horreur sans nom d’une tempête
Qui semble soulever les ondes jusqu’aux cieux,
La flotte de Walker s’engouffre à l’île-aux-Œufs,
Naufrage qui sauva le pays en détresse.
À travers le babil du vent qui nous caresse
Nous entendons gémir les malheureux colons
Oubliés sur le sol inclément des Sablons ;
Nous entendons pleurer les fils de l’Acadie,
Victimes de la guerre et de la perfidie,
Entassés dans la cale infecte de trois-mats
Pour être dispersés sous de lointains climats
Qui les verront traqués comme bêtes de proie ;
Nous entendons aussi vibrer les cris de joie
D’un peuple revenu d’un exil douloureux
Au terroir fécondé par le sang de ses preux
Et loué par la grande et sainte Poésie.

Et notre œil tout rêveur de nouveau s’extasie
Devant les mille aspects frappants ou gracieux
Que déroulent la mer, les champs, les monts, les cieux.

Soudain, couvrant les bruits indécis de la plage,
Les sons de l’Angélus s’élèvent du village,
Répétés par l’écho de ravin en ravin.
Et, dans la grande voix sonore de l’airain,
Le flot d’argent, le pin touffu, la fleur suave,
La falaise, l’écueil, le goémon, l’épave,
Le gouffre obscur, la cime au radieux éclat,
Tout, tout murmure et chante : Ave Maris Stella !

 



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