Britannicus ACTE IV Scène II

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Britannicus ACTE IV Scène II

Néron, Agrippine

Agrippine, s’asseyant.

Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.

On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.

J’ignore de quel crime on a pu me noircir:

De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.

Vous régnez: vous savez combien votre naissance

Entre l’empire et vous avait mis de distance.

Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,

Etaient même sans moi d’inutiles degrés.

Quand de Britannicus la mère condamnée

Laissa de Claudius disputer l’hyménée,

Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,

Qui de ses affranchis mendièrent les voix,

Je souhaitai son lit, dans la seule pensée

De vous laisser au trône où je serais placée.

Je fléchis mon orgueil, j’allai prier Pallas.

Son maître, chaque jour caressé dans mes bras,

Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce

L’amour où je voulais amener sa tendresse.

Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux

Ecartait Claudius d’un lit incestueux;

Il n’osait épouser la fille de son frère.

Le sénat fut séduit: une loi moins sévère

Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.

C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous.

Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille:

Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille;

Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné

Et marqua de son sang ce jour infortuné.

Ce n’était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre

Qu’un jour Claude à son fils pût préférer son gendre ?

De ce même Pallas j’implorai le secours:

Claude vous adopta, vaincu par ses discours,

Vous appela Néron, et du pouvoir suprême

Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.

C’est alors que chacun, rappelant le passé,

Découvrit mon dessein déjà trop avancé,

Que de Britannicus la disgrâce future

Des amis de son père excita le murmure.

Mes promesses aux uns éblouirent les yeux;

L’exil me délivra des plus séditieux;

Claude même, lassé de ma plainte éternelle,

Eloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,

Engagé dès longtemps à suivre son destin,

Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.

Je fis plus: je choisis moi-même dans ma suite

Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite;

J’eus soin de vous nommer, par un contraire choix,

Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix;

Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée:

J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée,

Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,

Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.

De Claude en même temps épuisant les richesses,

Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.

Les spectacles, les dons, invincibles appas,

Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats,

Qui d’ailleurs, réveillant leur tendresse première,

Favorisaient en vous Germanicus mon père.

Cependant Claudius penchait vers son déclin.

Ses yeux, longtemps fermés, s’ouvrirent à la fin:

Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,

Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,

Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.

Ses gardes, son palais, son lit m’étaient soumis.

Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse;

De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse:

Mes soins, en apparence, épargnant ses douleurs,

De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.

Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.

J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte,

Et tandis que Burrhus allait secrètement

De l’armée en vos mains exiger le serment,

Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,

Dans Rome les autels fumaient de sacrifices:

Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité

Du prince déjà mort demandait la santé.

Enfin des légions l’entière obéissance

Ayant de votre empire affermi la puissance,

On vit Claude, et le peuple, étonné de son sort,

Apprit en même temps votre règne et sa mort.

C’est le sincère aveu que je voulais vous faire.

Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.

Du fruit de tant de soins à peine jouissant

En avez-vous six mois paru reconnaissant,

Que lassé d’un respect qui vous gênait peut-être,

Vous avez affecté de ne me plus connaître.

J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,

De l’infidélité vous tracer des leçons,

Ravis d’être vaincus dans leur propre science.

J’ai vu favorisés de votre confiance

Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,

Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux;

Et lorsque vos mépris excitant mes murmures,

Je vous ai demandé raison de tant d’injures,

Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu,

Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.

Aujourd’hui je promets Junie à votre frère,

Ils se flattent tous deux du choix de votre mère:

Que faites-vous ? Junie, enlevée à la cour,

Devient en une nuit l’objet de votre amour;

Je vois de votre cœur Octavie effacée,

Prête à sortir du lit où je l’avais placée;

Je vois Pallas banni, votre frère arrêté;

Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté:

Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.

Et lorsque, convaincu de tant de perfidies,

Vous deviez ne me voir que pour les expier,

C’est vous qui m’ordonnez de me justifier.

Néron

Je me souviens toujours que je vous dois l’empire,

Et sans vous fatiguer du soin de le redire,

Votre bonté, Madame, avec tranquillité

Pouvait se reposer sur ma fidélité.

Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues,

Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues

Que jadis (j’ose ici vous le dire entre nous)

Vous n’aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.

“Tant d’honneurs, disaient-ils, et tant de déférences,

Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?

Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?

Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?

N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ?”

Non que, si jusque-là j’avais pu vous complaire,

Je n’eusse pris plaisir, Madame, à vous céder

Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander;

Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.

Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse.

Le sénat chaque jour et le peuple, irrités

De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,

Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance

M’avait encor laissé sa simple obéissance.

Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux

Porter en murmurant leurs aigles devant vous,

Honteux de rabaisser par cet indigne usage

Les héros dont encore elles portent l’image.

Toute autre se serait rendue à leurs discours,

Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.

Avec Britannicus contre moi réunie,

Vous le fortifiez du parti de Junie,

Et la main de Pallas trame tous ces complots.

Et lorsque malgré moi j’assure mon repos,

On vous voit de colère et de haine animée.

Vous voulez présenter mon rival à l’armée:

Déjà jusques au camp le bruit en a couru.

Agrippine

Moi, le faire empereur ? Ingrat ! l’avez-vous cru ?

Quel serait mon dessein ? qu’aurais-je pu prétendre ?

Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?

Ah ! si sous votre empire on ne m’épargne pas,

Si mes accusateurs observent tous mes pas,

Si de leur empereur ils poursuivent la mère,

Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?

Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,

Des desseins étouffés aussitôt que naissants,

Mais des crimes pour vous commis à votre vue,

Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.

Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours:

Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.

Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses

N’ont arraché de vous que de feintes caresses.

Rien ne vous a pu vaincre, et votre dureté

Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.

Que je suis malheureuse ! Et par quelle infortune

Faut-il que tous mes soins me rendent importune ?

Je n’ai qu’un fils. O ciel, qui m’entends aujourd’hui,

T’ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ?

Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue;

J’ai vaincu ses mépris; j’ai détourné ma vue

Des malheurs qui dès lors me furent annoncés;

J’ai fait ce que j’ai pu: vous régnez, c’est assez.

Avec ma liberté que vous m’avez ravie,

Si vous le souhaitez prenez encor ma vie,

Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité

Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.

Néron

Eh bien donc ! prononcez. Que voulez-vous qu’on fasse ?

Agrippine

De mes accusateurs qu’on punisse l’audace;

Que de Britannicus on calme le courroux;

Que Junie à son choix puisse prendre un époux;

Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure;

Que vous me permettiez de vous voir toute heure;

Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,

À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.

Néron

Oui, Madame, je veux que ma reconnaissance

Désormais dans les cœurs grave votre puissance,

Et je bénis déjà cette heureuse froideur,

Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur.

Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie,

Avec Britannicus je me réconcilie,

Et quant à cet amour qui nous a séparés,

Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.

Allez donc, et portez cette joie à mon frère.

Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère.

La pièce de Théâtre Britannicus par Jean Racine.



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