Tout ce qui fut la terre a disparu dans l’onde ;

Dans  Les Fossiles
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Tout ce qui fut la terre a disparu dans l’onde ;
Les grands flots ont roulé sur le sommet des monts,
Et le vieux lit des mers, où germe un autre monde,
Sous le soleil nouveau sèche ses noirs limons.

Des peuples qui vivaient les clameurs sont éteintes ;
Un bruit mystérieux frissonne dans les airs ;
L’éternel océan, de ses molles étreintes,
Caresse le berceau du naissant univers.

Près de la tombe immense où dort la race humaine,
Cherchant dans les débris un nid pour ses amours,
La nature s’éveille, impassible et sereine,
Et le temps sans pitié recommence les jours !

Comme un grand nénufar, le soleil immobile
Sur les vagues de l’aire entr’ouvre sa beauté,
Et son calice d’or fait, dans l’azur tranquille,
Tomber la transparence et la sérénité.

La lumière, en tous lieux, semble une eau qui circule,
Les contours sont noyés dans les rayonnements,
Et le jour sans nuage est comme un crépuscule,
A force de splendeurs et d’éblouissements.

Sur le monde enivré glisse une haleine chaude ;
On dirait qu’on entend, au réveil matinal,
Quand les bois font vibrer leurs feuilles d’émeraude,
Sonner joyeusement des notes de cristal.

L’escarboucle flamboie aux crêtes des collines,
De rubis empourprés les vallons sont couverts !
La brise, en balayant le sable des ravines,
D’or et de diamants poudre les gazons verts.

Le fleuve diaphane, où boivent les gazelles,
Comme un souffle subtil effleure les roseaux,
Et son lit de topaze, aux blondes étincelles,
Semble un feu pétillant qui brûle sous les eaux.

O splendide univers qu’ont rêvé les vieux âges !
Le monde a fait un pas, tout ensemble a monté,
L’être, comme un oiseau, plus libre dans ses cages,
Jette au soleil levant un cri de volupté !…

L’arbre frémit d’amour sous son écorce grise ;
La sève a, comme un sang, des battements joyeux ;
Et répétant le mot apporté par la brise,
Les feuillages émus chuchotent dans les cieux.

Des prés, des ruisseaux clairs, des corolles écloses
Les arômes flottants s’échappent à la fois ;
Dans les parfums épais monte l’âme des choses,
L’air s’emplit de rumeurs et de confuses voix ;

Entr’ouvrant leurs yeux d’or, mille fleurs éveillées
Regardent doucement à travers les buissons,
Pendant que les oiseaux, sous les branches mouillées,
Pour le maître attendu commencent leurs chansons.

Il vient dans la lumière ! il vient dans l’harmonie !
A l’horizon lointain sa grande ombre a passé !
Et, le sentant venir, la terre rajeunie
Tremble comme la vierge au bruit du fiancé !

Il bondit sur les monts, tel qu’un chamois rapide,
Il nage dans l’azur, aux grands aigles mêlé,
Il marche au fond du fleuve, et sa forme splendide
Luit à travers les flots comme un ciel étoilé.

Son front calme est pareil à la mer sans tempête ;
Un son mélodieux de ses lèvres a fui,
Et, comme la crinière ardente des comètes,
Ses cheveux flamboyants traînent derrière lui.

Sur ton aile, ô désir, il franchit la distance ;
Un regard de ses yeux perce l’immensité ;
Il a l’instinct sublime et la sagesse immense,
Sa force est dans sa grâce et dans sa volonté.

A l’être universel il va trempant sa vie !
Ses sens multipliés font son esprit meilleur,
Et le débordement de son âme ravie
Retourne, en flots d’amour, au monde extérieur.

O terre, il a compris tes clameurs éternelles,
Il sait quels mots profonds tu caches ici-bas,
Sous ce langage obscur des choses naturelles
Qu’avec ses sens grossiers l’homme n’entendait pas.

Il marche, comme un roi, par les belles campagnes,
Montre aux daims haletants les ruisseaux écartés,
Fait un signe à l’abeille, ou va sur les montagnes
Calmer le grand combat des lions irrités.

Il a pour compagnon des animaux superbes
Qui, sur les sables fins, suivent ses pas aimés,
Et la petite fleur se hausse dans les herbes,
Pour lui dire en passant ses rêves embaumés.

Le monde est son ami, n’étant pas son esclave ;
Des éléments jaloux la colère s’endort ;
Sur le cratère obscur ou glapissait la lave,
Des essaims bourdonnants tournent en cercles d’or.

Les troupeaux, répandus dans les grands pâturages
Maître inassouvi, ne craignent plus la faim ;
Seul le souffle du soir, agitant les feuillages,
Fait tomber les fruits mûrs au gazon du chemin.

De lumière et d’amour la vie est altérée :
Joyeuse, elle s’assoit à son banquet vermeil,
Et dans le bleu saphir de la coup éthérée
Boit, comme un miel divin, les rayons du soleil.

Salut ! être nouveau ! génie ! intelligence !
Forme supérieure, où le Dieu peut tenir !
Anneau mystérieux de cette chaîne immense
Qui va du monde antique aux siècles à venir.

A toi les grands secrets qui, dans l’ombre et le vide,
Echappaient, comme un rêve, à l’homme épouvanté.
A toi les doux pensers glissants au front limpide,
Comme des cygnes blancs sur un lac argenté.

A toi les bois touffus, les coteaux, les vallées,
Et tout ce qu’on regrette avec de vains efforts,
Lorsque le souvenir des heures écoulées,
A travers les tombeaux, filtre au cœur froid des morts.

Ce n’est pas le vent seul, quand montent les marées,
Qui se lamente ainsi dans les go‘mons verts…
C’est l’éternel sanglot des races éplorées !
C’est la plainte de l’homme englouti sous les mers !

Ecoute ces clameurs de l’océan sans bornes
Qui raconte à la nuit ses épouvantements ;
Tu frémiras un jour, quand, sur les grèves mornes,
La vague apportera nos pâles ossements.

Ces débris ont vécu dans la lumière blonde.
Avant toi, sur la terre, ils ont marqué leurs pas.
Contemple avec effroi ce qui reste d’un monde,
Et d’un pied dédaigneux ne les repousse pas !

C’était le peuple ardent, la race échevelée
Qui lançait son désir à l’assaut de tes droits.
Pour atteindre d’avance à ta sphère étoilée,
Nos cœurs impatients brisaient nos corps étroits.

Nous les voulions aussi, tes destins magnifiques !
Pour loger ton bonheur, ô frère glorieux,
Le penseur a bâti des cités pacifiques,
Le poète a rêvé des îlots merveilleux.

Ils allaient réveillant les âmes assoupies,
Ils montraient de la main l’horizon souhaité,
Et sous le manteau d’or des saintes utopies
Le monde à son déclin couvrait sa nudité !

Ils ont bu la cigüe et vidé les calices,
Sur le gibet infâme on a cloué leurs chairs ;
Mais ils te souriaient au milieu des supplices,
Et sont morts l’oeil fixé sur ton calme univers !

Ne les méprise pas ! les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés :
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras, comme nous, des bras désespérés.

Ne les méprise pas ! tu connaîtras toi-même,
Sous ce soleil plus large étalé dans tes cieux,
Ce qu’il faut de douleur pour crier un blasphème,
Et ce qu’il faut d’amour pour pardonner aux dieux !

Tu n’es pas le dernier ! d’autres viennent encore
Qui te succéderont dans l’immense avenir !
Toujours, sur les tombeaux, se lèvera l’aurore,
Jusqu’au temps inconnu qui ne doit pas finir.

Et quand tu tomberas sous le poids des années,
L’être renouvelé par l’implacable loi,
Prêt à partir lui-même au vent des destinées,
Se dressera plus fort et plus brillant que toi !

 

Poète Louis Bouilhet



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