Le Cid ACTE I Scène II

Dans  Le Cid de Pierre Corneille
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Le Cid ACTE I Scène II

L’infante, Léonor, un page

L’infante

Page, allez avertir Chimène de ma part

Qu’aujourd’hui pour me voir elle attend un peu tard,

Et que mon amitié se plaint de sa paresse.

(Le page rentre.)

Léonor

Madame, chaque jour même désir vous presse;

Et dans son entretien je vous vois chaque jour

Demander en quel point se trouve son amour.

L’infante

Ce n’est pas sans sujet: je l’ai presque forcée

À recevoir les traits dont son âme est blessée.

Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main,

Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain;

Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes,

Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines.

Léonor

Madame, toutefois parmi leurs bons succès

Vous montrez un chagrin qui va jusqu’à l’excès.

Cet amour, qui tous deux les comble d’allégresse,

Fait-il de ce grand cœur la profonde tristesse,

Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux

Vous rend-il malheureuse alors qu’ils sont heureux ?

Mais je vais trop avant, et deviens indiscrète.

L’infante

Ma tristesse redouble à la tenir secrète.

Écoute, écoute enfin comme j’ai combattu,

Écoute quels assauts brave encor ma vertu.

L’amour est un tyran qui n’épargne personne:

Ce jeune cavalier, cet amant que je donne,

Je l’aime.

Léonor

Je l’aime. Vous l’aimez !

L’infante

Je l’aime. Vous l’aimez ! Mets la main sur mon cœur,

Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur,

Comme il se reconnaît.

Léonor

Comme il se reconnaît. Pardonnez-moi, madame,

Si je sors du respect pour blâmer cette flamme.

Une grande princesse à ce point s’oublier

Que d’admettre en son cœur un simple cavalier !

Et que dirait le roi, que dirait la Castille ?

Vous souvient-il encor de qui vous êtes fille ?

L’infante

Il m’en souvient si bien que j’épandrai mon sang,

Avant que je m’abaisse à démentir mon rang.

Je te répondrais bien que dans les belles âmes

Le seul mérite a droit de produire des flammes;

Et si ma passion cherchait à s’excuser,

Mille exemples fameux pourraient l’autoriser:

Mais je n’en veux point suivre où ma gloire s’engage;

La surprise des sens n’abat point mon courage;

Et je me dis toujours qu’étant fille de roi

Tout autre qu’un monarque est indigne de moi.

Quand je vis que mon cœur ne pouvait se défendre,

Moi-même je donnai ce que je n’osais prendre.

Je mis, au lieu de moi, Chimène en ses liens,

Et j’allumai leurs feux pour éteindre les miens.

Ne t’étonne donc plus si mon âme gênée

Avec impatience attend leur hyménée;

Tu vois que mon repos en dépend aujourd’hui.

Si l’amour vit d’espoir, il périt avec lui;

C’est un feu qui s’éteint, faute de nourriture;

Et malgré la rigueur de ma triste aventure,

Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari,

Mon espérance est morte et mon esprit guéri.

Je souffre cependant d’un tourment incroyable:

Jusques à cet hymen Rodrigue m’est aimable;

Je travaille à le perdre, et le perds à regret;

Et de là prend son cours mon déplaisir secret.

Je vois avec chagrin que l’amour me contraigne

À pousser des soupirs pour ce que je dédaigne;

Je sens en deux partis mon esprit divisé:

Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé;

Cet hymen m’est fatal, je le crains et souhaite;

Je n’ose en espérer qu’une joie imparfaite.

Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d’appas,

Que je meurs s’il s’achève ou ne s’achève pas.

Léonor

Madame, après cela je n’ai rien à vous dire,

Sinon que de vos maux avec vous je soupire;

Je vous blâmais tantôt, je vous plains à présent.

Mais puisque dans un mal si doux et si cuisant

Votre vertu combat et son charme et sa force,

En repousse l’assaut, en rejette l’amorce,

Elle rendra le calme à vos esprits flottants.

Espérez donc tout d’elle, et du secours du temps,

Espérez tout du ciel, il a trop de justice

Pour laisser la vertu dans un si long supplice.

L’infante

Ma plus douce espérance est de perdre l’espoir.

Le page

Par vos commandements Chimène vous vient voir.

L’infante (à Léonor)

Allez l’entretenir en cette galerie.

Léonor

Voulez-vous demeurer dedans la rêverie ?

L’infante

Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir,

Remettre mon visage un peu plus à loisir.

Je vous suis. Juste ciel, d’où j’attends mon remède,

Mets enfin quelque borne au mal qui me possède,

Assure mon repos, assure mon honneur.

Dans le bonheur d’autrui je cherche mon bonheur:

Cet hyménée à trois également importe;

Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte.

D’un lien conjugal joindre ces deux amants,

C’est briser tous mes fers et finir mes tourments.

Mais je tarde un peu trop, allons trouver Chimène,

Et par son entretien soulager notre peine.

Le Cid ACTE I Scène II

La pièce de Théâtre Le Cid par Pierre Corneille.



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