L’Avare ACTE II Scène 6

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L’Avare ACTE II Scène 6

Harpagon, Frosine.

Harpagon bas.

Tout va comme il faut. (Haut.) Hé bien ! qu’est-ce, Frosine ?

Frosine

Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un vrai visage de santé !

Harpagon

Qui ? moi ?

Frosine

Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.

Harpagon

Tout de bon ?

Frosine

Comment ! vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

Harpagon

Cependant, Frosine, j’en ai soixante bien comptés.

Frosine

Eh bien, qu’est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C’est la fleur de l’âge, cela, et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme.

Harpagon

Il est vrai; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feraient point de mal, que je crois.

Frosine

Vous moquez-vous ? Vous n’avez pas besoin de cela, et vous êtes d’une pâte à vivre jusques à cent ans.

Harpagon

Tu le crois ?

Frosine

Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !

Harpagon

Tu te connais à cela ?

Frosine

Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie !

Harpagon

Comment ?

Frosine

Ne voyez-vous pas jusqu’où va cette ligne-là ?

Harpagon

Eh bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?

Frosine

Par ma foi, je disais cent ans; mais vous passerez les six-vingts.

Harpagon

Est-il possible ?

Frosine

II faudra vous assommer, vous dis-je; et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants.

Harpagon

Tant mieux ! Comment va notre affaire ?

Frosine

Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout ? J’ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il n’est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d’accoupler; et je crois, si je me l’étais mis en tête, que je marierais le Grand Turc avec la République de Venise. Il n’y avait pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j’ai commerce chez elles, je les ai à fond l’une et l’autre entretenues de vous; et j’ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue et prendre l’air à sa fenêtre.

Harpagon

Qui a fait réponse…

Frosine

Elle a reçu la proposition avec joie; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l’a confiée pour cela.

Harpagon

C’est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme; et je serai bien aise qu’elle soit du régal.

Frosine

Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille, d’où elle fait son compte d’aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au souper.

Harpagon

Eh bien, elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

Frosine

Voilà justement son affaire.

Harpagon

Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu’elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu’il fallait qu’elle s’aidât un peu, qu’elle fît quelque effort, qu’elle se saignât pour une occasion comme celle-ci ? Car encore n’épouse-t-on point une fille sans qu’elle apporte quelque chose.

Frosine

Comment ! C’est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.

Harpagon

Douze mille livres de rente ?

Frosine

Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche. C’est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudrait pour une autre femme; et cela ne va pas à si peu de chose, qu’il ne monte bien, tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple, et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente et quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres, et mille écus que nous mettons pour la nourriture: ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?

Harpagon

Oui; cela n’est pas mal; mais ce compte-là n’est rien de réel.

Frosine

Pardonnez-moi. N’est-ce pas quelque chose de réel que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l’héritage d’un grand amour de simplicité de parure, et l’acquisition d’un grand fonds de haine pour le jeu ?

Harpagon

C’est une raillerie que de vouloir me constituer sa dot de toutes les dépenses qu’elle ne fera point. Je n’irai point donner quittance de ce que je ne reçois pas; et il faut bien que je touche quelque chose.

Frosine

Mon Dieu ! vous toucherez assez; et elles m’ont parlé d’un certain pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître.

Harpagon

Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui m’inquiète. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens, d’ordinaire, n’aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur compagnie: j’ai peur qu’un homme de mon âge ne soit pas de son goût, et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m’accommoderaient pas.

Frosine

Ah ! que vous la connaissez mal ! C’est encore une particularité que j’avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens, et n’a de l’amour que pour les vieillards.

Harpagon

Elle ?

Frosine

Oui, elle. Je voudrais que vous l’eussiez entendue parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d’un jeune homme; mais elle n’est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu’elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants; et je vous avertis de n’aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu’on soit sexagénaire; et il n’y a pas quatre mois encore qu’étant prête d’être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu’il n’avait que cinquante-six ans, et qu’il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.

Harpagon

Sur cela seulement ?

Frosine

Oui. Elle dit que ce n’est pas contentement pour elle que cinquante-six ans; et surtout elle est pour les nez qui portent des lunettes.

Harpagon

Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

Frosine

Cela va plus loin qu’on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes; mais que pensez-vous que ce soit ? Des Adonis, des Céphales, des Pâris, et des Apollons ? Non: de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise, sur les épaules de son fils.

Harpagon

Cela est admirable. Voilà ce que je n’aurais jamais pensé, et je suis bien aise d’apprendre qu’elle est de cette humeur. En effet, si j’avais été femme, je n’aurais point aimé les jeunes hommes.

Frosine

Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau ! et je voudrais bien savoir quel ragoût il y a à eux !

Harpagon

Pour moi, je n’y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.

Frosine

Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on s’attacher à ces animaux-là ?

Harpagon

C’est ce que je dis tous les jours: avec leur ton de poule laitée, et leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d’étoupes, leurs hauts-de-chausses tombants et leurs estomacs débraillés !

Frosine

Hé ! cela est bien bâti, auprès d’une personne comme vous ! Voilà un homme, cela; il y a là de quoi satisfaire à la vue, et c’est ainsi qu’il faut être fait et vêtu pour donner de l’amour.

Harpagon

Tu me trouves bien ?

Frosine

Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune incommodité.

Harpagon

Je n’en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n’y a que ma fluxion qui me prend de temps en temps.

Frosine

Cela n’est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.

Harpagon

Dis-moi un peu: Mariane ne m’a-t-elle point encore vu ? N’a-t-elle point pris garde à moi en passant ?

Frosine

Non; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne, et je n’ai pas manqué de lui vanter votre mérite et l’avantage que ce lui serait d’avoir un mari comme vous.

Harpagon

Tu as bien fait, et je t’en remercie.

Frosine

J’aurais, monsieur, une petite prière à vous faire. J’ai un procès que je suis sûr le point de perdre, faute d’un peu d’argent; (Harpagon prend un air sérieux.) et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès si vous aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir qu’elle aura de vous voir. (Harpagon reprend un air gai.) Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise à l’antique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes. C’est pour la rendre folle de vous; et un amant aiguilleté sera pour elle un ragoût merveilleux.

Harpagon

Certes, tu me ravis de me dire cela.

Frosine

En vérité, Monsieur, ce procès m’est d’une conséquence tout a fait grande. (Harpagon reprend son air sérieux.) Je suis ruinée si je le perds, et quelque petite assistance me rétablirait mes affaires… Je voudrais que vous eussiez vu le ravissement où elle était à m’entendre parler de vous. (Harpagon reprend son air gai.) La joie éclatait dans ses yeux au récit de vos qualités, et je l’ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement conclu.

Harpagon

Tu m’as fait grand plaisir, Frosine; et je t’en ai, je te l’avoue, toutes les obligations du monde.

Frosine

Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. (Harpagon reprend encore un air sérieux.) Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.

Harpagon

Adieu, je vais achever mes dépêches.

Frosine

Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.

Harpagon

Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la foire.

Frosine

Je ne vous importunerais pas si je ne m’y voyais forcée par la nécessité.

Harpagon

Et j’aurai soin qu’on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.

Frosine

Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que…

Harpagon

Je m’en vais. Voilà qu’on m’appelle. Jusqu’à tantôt.

Frosine seule.

Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables ! Le ladre a été ferme à toutes mes attaques; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation; et j’ai l’autre côté, en tout cas, d’où je suis assurée de tirer bonne récompense.

L’Avare par Jean Baptiste Poquelin: Molière



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