Partie II

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Partie II

Sur ces entrefaites arriva de province un homme sans talent, sans esprit, sans aucune qualité énergique ou séduisante, mais doué d’une grande candeur et d’une droiture de sentiments bien rare dans le monde où je vivais. Je commençais à me dire qu’il fallait faire enfin un choix, comme disaient mes compagnes. Je ne pouvais pas me marier, étant mère, et, n’ayant confiance à la bonté d’aucun homme, je ne croyais pas avoir ce droit. C’était donc un amant qu’il me fallait accepter pour être au niveau de la compagnie où j’étais jetée. Je me déterminai en faveur de ce provincial, dont le nom et l’état dans le monde me couvraient d’une assez belle protection. C’était le vicomte de Larrieux.

Il m’aimait lui, et dans la sincérité de son âme ! Mais son âme ! en avait-il une ? C’était un de ces hommes froids et positifs qui n’ont pas même pour eux l’élégance du vice et l’esprit du mensonge. Il m’aimait à son ordinaire, comme mon mari m’avait quelquefois aimée. Il n’était frappé que de ma beauté, et ne se mettait pas en peine de découvrir mon cœur. Chez lui ce n’était pas dédain, c’était ineptie. S’il eût trouvé en moi la puissance d’aimer, il n’eût pas su comment y répondre.

Je ne crois pas qu’il ait existé un homme plus matériel que ce pauvre Larrieux. Il mangeait avec volupté, il s’endormait sur tous les fauteuils, et le reste du temps il prenait du tabac. Il était ainsi toujours occupé à satisfaire quelque appétit physique. Je ne pense pas qu’il eût une idée par jour.

Avant de l’élever jusqu’à mon intimité, j’avais de l’amitié pour lui, parce que si je ne trouvais en lui rien de grand, du moins je n’y trouvais rien de méchant; et en cela seul consistait sa supériorité sur tout ce qui m’entourait. Je me flattai donc, en écoutant ses galanteries, qu’il me réconcilierait avec la nature humaine, et je me confiai à sa loyauté. Mais à peine lui eus-je donné sur moi ces droits que les femmes faibles ne reprennent jamais, qu’il me persécuta d’un genre d’obsession insupportable, et réduisit tout son système d’affection aux seuls témoignages qu’il fût capable d’apprécier.

Vous voyez, mon ami, que j’étais tombée de Charybde en Scylla. Cet homme, qu’à son large appétit et à ses habitudes du sieste j’avais cru d’un sang si calme, n’avait même pas en lui le sentiment de cette forte amitié que j’espérais rencontrer. Il disait en riant qu’il lui était impossible d’avoir de l’amitié pour une belle femme. Et si vous saviez ce qu’il appelait l’amour !

Je n’ai point la prétention d’avoir été pétrie d’un autre limon que toutes les autres créatures humaines. À présent que je ne suis plus d’aucun sexe, je pense que j’étais alors tout aussi femme qu’une autre, mais qu’il a manqué au développement de mes facultés de rencontrer un homme que je pusse aimer assez pour jeter un peu de poésie sur les faits de la vie animale. Mais cela n’étant point, vous-même, qui êtes un homme, et par conséquent moins délicat sur cette perception de sentiment, vous devez comprendre le dégoût qui s’empare du cœur quand on se soumet aux exigences de l’amour sans en avoir compris les besoins. En trois jours le vicomte de Larrieux me devint insoutenable.

Eh bien ! mon cher, je n’eus jamais l’énergie de me débarrasser de lui ! Pendant soixante ans il a fait mon tourment et ma satiété. Par complaisance, par faiblesse ou par ennui, je l’ai supporté. Toujours mécontent de mes répugnances, et toujours attiré vers moi par les obstacles que je mettais à sa passion, il a eu pour moi l’amour le plus patient, le plus courageux, le plus soutenu et le plus ennuyeux qu’un homme ait jamais eu pour une femme.

Il est vrai que, depuis que je l’avais érigé auprès de moi en protecteur, mon rôle dans le monde était infiniment moins désagréable. Les hommes n’osaient plus me rechercher; car le vicomte était un terrible ferrailleur et un atroce jaloux. Les femmes, qui avaient prédit que j’étais incapable de fixer un homme, voyaient avec dépit le vicomte enchaîné à mon char; et peut-être entrait-il dans ma patience envers lui un peu de cette vanité qui ne permet point à une femme de paraître délaissée. Il n’y avait pourtant pas de quoi se glorifier beaucoup dans la personne de ce pauvre Larrieux; mais c’était un fort bel homme; il avait du cœur, il savait se taire à propos, il menait un grand train de vie, il ne manquait pas non plus de cette fatuité modeste qui fait ressortir le mérite d’une femme. Enfin, outre que les femmes n’étaient point du tout dédaigneuses de cette fastidieuse beauté qui me semblait être le principal défaut du vicomte, elles étaient surprises du dévouement sincère qu’il me marquait, et le proposaient pour modèle à leurs amants. Je m’étais donc placée dans une situation enviée; mais cela, je vous assure, me dédommageait médiocrement des ennuis de l’intimité. Je les supportai pourtant avec résignation, et je gardai à Larrieux une inviolable fidélité. Voyez, mon cher enfant, si je fus aussi coupable envers lui que vous l’avez pensé.

—Je vous ai parfaitement comprise, lui répondis-je; c’est vous dire que je vous plains et que je vous estime. Vous avez fait aux mœurs de votre temps un véritable sacrifice, et vous fûtes persécutée parce que vous valiez mieux que ces mœurs-là. Avec un peu plus de force morale, vous eussiez trouvé dans la vertu tout le bonheur que vous ne trouvâtes point dans une intrigue. Mais laissez-moi m’étonner d’un fait: c’est que vous n’ayez point rencontré, dans tout le cours de votre vie, un seul homme capable de vous comprendre et digne de vous convertir au véritable amour. Faut-il en conclure que les hommes d’aujourd’hui valent mieux que les hommes d’autrefois ?

—Ce serait de votre part une grande fatuité, me répondit-elle en riant. J’ai fort peu à me louer des hommes de mon temps, et cependant je doute que vous ayez fait beaucoup de progrès; mais ne moralisons point. Qu’ils soient ce qu’ils sont; la faute de mon malheur, est toute à moi; je n’avais pas l’esprit de le juger. Avec ma sauvage fierté, il aurait fallu être une femme supérieure, et choisir d’un coup d’oeil d’aigle entre tous ces hommes si plats, si faux et si vides, un de ces êtres vrais et nobles, qui sont rares et exceptionnels dans tous les temps. J’étais trop ignorante, trop bornée pour cela. A force de vivre, j’ai acquis plus de jugement: je me suis aperçue que certains d’entre eux, que j’avais confondus dans ma peine, méritaient d’autres sentiments; mais alors j’étais vieille. Il n’était plus temps de m’en aviser.

—Et tant que vous fûtes jeune, repris-je, vous ne fûtes pas une seule fois tentée de faire un nouvel essai ? Cette aversion farouche n’a jamais été ébranlée ? Cela est étrange. ”

 

La Marquise

Un roman de George Sand



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