Horace ACTE V Scène II

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Horace ACTE V Scène II

Horace par Pierre Corneille

Le vieil Horace

Ah ! Sire, un tel honneur a trop d’excès pour moi;

Ce n’est point en ce lieu que je dois voir mon roi:

Permettez qu’à genoux…

Tulle

Non, levez-vous, mon père:

Je fais ce qu’en ma place un bon prince doit faire.

Un si rare service et si fort important

Veut l’honneur le plus rare et le plus éclatant.

Vous en aviez déjà sa parole pour gage;

Je ne l’ai pas voulu différer davantage.

J’ai su par son rapport, et je n’en doutais pas,

Comme de vos deux fils vous portez le trépas,

Et que déjà votre âme étant trop résolue,

Ma consolation vous serait superflue;

Mais je viens de savoir quel étrange malheur

D’un fils victorieux a suivi la valeur,

Et que son trop d’amour pour la cause publique

Par ses mains à son père ôte une fille unique.

Ce coup est un peu rude à l’esprit le plus fort;

Et je doute comment vous portez cette mort.

Le vieil Horace

Sire, avec déplaisir, mais avec patience.

Tulle

C’est l’effet vertueux de votre expérience.

Beaucoup par un long âge ont appris comme vous

Que le malheur succède au bonheur le plus doux:

Peu savent comme vous s’appliquer ce remède,

Et dans leur intérêt toute leur vertu cède.

Si vous pouvez trouver dans ma compassion

Quelque soulagement pour votre affliction,

Ainsi que votre mal sachez qu’elle est extrême,

Et que je vous en plains autant que je vous aime.

Valère

Sire, puisque le ciel entre les mains des rois

Dépose sa justice et la force des lois,

Et que l’état demande aux princes légitimes

Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,

Souffrez qu’un bon sujet vous fasse souvenir

Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir;

Souffrez…

Le vieil Horace

Quoi ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ?

Tulle

Permettez qu’il achève, et je ferai justice:

J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.

C’est par elle qu’un roi se fait un demi-dieu;

Et c’est dont je vous plains, qu’après un tel service

On puisse contre lui me demander justice.

Valère

Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois,

Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.

Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s’irritent;

S’il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent;

Ajoutez-y plutôt que d’en diminuer:

Nous sommes tous encor prêts d’y contribuer;

Mais puisque d’un tel crime il s’est montré capable,

Qu’il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.

Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,

Si vous voulez régner, le reste des Romains:

Il y va de la perte ou du salut du reste.

La guerre avait un cours si sanglant, si funeste,

Et les nœuds de l’hymen, durant nos bons destins,

Ont tant de fois uni des peuples si voisins,

Qu’il est peu de Romains que le parti contraire

N’intéresse en la mort d’un gendre ou d’un beau-frère,

Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs,

Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.

Si c’est offenser Rome, et que l’heur de ses armes

L’autorise à punir ce crime de nos larmes,

Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,

Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,

Et ne peut excuser cette douleur pressante

Que la mort d’un amant jette au cœur d’une amante,

Quand près d’être éclairés du nuptial flambeau,

Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?

Faisant triompher Rome, il se l’est asservie;

Il a sur nous un droit et de mort et de vie;

Et nos jours criminels ne pourront plus durer

Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.

Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome

Combien un pareil coup est indigne d’un homme;

Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux

Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux:

Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,

D’un frère si cruel rejaillir au visage:

Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir;

Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir;

Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice.

Vous avez à demain remis le sacrifice:

Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents,

D’une main parricide acceptent de l’encens ?

Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine;

Ne le considérez qu’en objet de leur haine,

Et croyez avec nous qu’en tous ses trois combats

Le bon destin de Rome a plus fait que son bras,

Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire,

Ont permis qu’aussitôt il en souillât la gloire,

Et qu’un si grand courage, après ce noble effort,

Fût digne en même jour de triomphe et de mort.

Sire, c’est ce qu’il faut que votre arrêt décide.

En ce lieu Rome a vu le premier parricide;

La suite en est à craindre, et la haine des cieux:

Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux.

Tulle

Défendez-vous, Horace.

Horace

À quoi bon me défendre ?

Vous savez l’action, vous la venez d’entendre;

Ce que vous en croyez me doit être une loi.

Sire, on se défend mal contre l’avis d’un roi,

Et le plus innocent devient soudain coupable,

Quand aux yeux de son prince il paraît condamnable.

C’est crime qu’envers lui se vouloir excuser:

Notre sang est son bien, il en peut disposer;

Et c’est à nous de croire, alors qu’il en dispose,

Qu’il ne s’en prive point sans une juste cause.

Sire, prononcez donc, je suis prêt d’obéir;

D’autres aiment la vie, et je la dois haïr.

Je ne reproche point à l’ardeur de Valère

Qu’en amant de la sœur il accuse le frère:

Mes vœux avec les siens conspirent aujourd’hui;

Il demande ma mort, je la veux comme lui.

Un seul point entre nous met cette différence,

Que mon honneur par là cherche son assurance,

Et qu’à ce même but nous voulons arriver,

Lui pour flétrir ma gloire, et moi pour la sauver.

Sire, c’est rarement qu’il s’offre une matière

À montrer d’un grand cœur la vertu toute entière.

Suivant l’occasion elle agit plus ou moins,

Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins.

Le peuple, qui voit tout seulement par l’écorce,

S’attache à son effet pour juger de sa force;

Il veut que ses dehors gardent un même cours,

Qu’ayant fait un miracle, elle en fasse toujours:

Après une action pleine, haute, éclatante,

Tout ce qui brille moins remplit mal son attente;

Il veut qu’on soit égal en tout temps, en tous lieux;

Il n’examine point si lors on pouvait mieux,

Ni que, s’il ne voit pas sans cesse une merveille,

L’occasion est moindre, et la vertu pareille:

Son injustice accable et détruit les grands noms;

L’honneur des premiers faits se perd par les seconds;

Et quand la renommée a passé l’ordinaire,

Si l’on n’en veut déchoir, il faut ne plus rien faire.

Je ne vanterai point les exploits de mon bras;

Votre majesté, sire, a vu mes trois combats:

Il est bien malaisé qu’un pareil les seconde,

Qu’une autre occasion à celle-ci réponde,

Et que tout mon courage, après de si grands coups,

Parvienne à des succès qui n’aillent au-dessous;

Si bien que pour laisser une illustre mémoire,

La mort seule aujourd’hui peut conserver ma gloire:

Encor la fallait-il sitôt que j’eus vaincu,

Puisque pour mon honneur j’ai déjà trop vécu.

Un homme tel que moi voit sa gloire ternie,

Quand il tombe en péril de quelque ignominie;

Et ma main aurait su déjà m’en garantir;

Mais sans votre congé mon sang n’ose sortir:

Comme il vous appartient, votre aveu doit se prendre;

C’est vous le dérober qu’autrement le répandre.

Rome ne manque point de généreux guerriers;

Assez d’autres sans moi soutiendront vos lauriers;

Que votre majesté désormais m’en dispense;

Et si ce que j’ai fait vaut quelque récompense,

Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur

Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur.

Horace ACTE V Scène II

La pièce de Théâtre Horace par Pierre Corneille.



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