Douzième vision

Dans  La Chute d’un Ange,  Poésie Alphonse de Lamartine
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La nuit, qui livre l’homme à ses réflexions,
Et qui laisse à son cœur mordre les passions,
Pleine de perfidie et d’embûches secrètes,
Jetait sur les géants ses ombres inquiètes.
Le sommeil ne bénit que des fronts innocents ;
Leur lourd sommeil n’était que l’ivresse des sens,
Morne assoupissement, stupeur et léthargie
Du buveur effréné qui succombe à l’orgie.
Tous ces fronts, où la peur secouait le remord,
Ne rêvaient, assoupis, que le crime ou la mort ;
De leurs cœurs, en dormant, ils écartaient des glaives,
Et la nuit sanglotait, pleine du bruit des rêves !

Sous ces toits convulsifs du palais endormi,
Deux êtres veillaient seuls : Asrafiel et Lakmi.
Asrafiel, repassant devant ses yeux l’image
De la femme céleste enlevée au nuage,
Ne pouvait effacer ni détacher de lui
Le doux rayonnement dont ce front avait lui.
Daïdha, dans la nuit seulement entrevue,
D’un éblouissement troublait encor sa vue.
Ces suaves contours, ces yeux, ces traits si purs,
Nageaient dans l’atmosphère et flottaient sur les murs ;
Et s’il fermait les yeux, sous sa paupière ardente
Il sentait cette image encore plus présente ;
Et jamais la beauté, dans son charme vainqueur,
N’avait ainsi passé de ses sens à son cœur.
Il, sentait sur ses yeux, à cette seule image,
Le brasier de son sein se répandre en nuage ;
Il aurait ’ préféré le vent de ses cheveux
A ces mille beautés qui devançaient ses vœux.
Pour la première fois cette âme sensuelle
D’un indomptable amour aspirait l’étincelle.
En tombant d’un regard, cette foudre du ciel
Allumait le limon dans le cœur d’Asrafiel.
Il avait entendu d’une oreille inquiète
Nemphed insinuer sa volonté secrète,
Et des plus grands exploits pour son trône entrepris
Aux Titans enflammés la promettre pour prix..
De désirs et d’orgueil son âme possédée
D’abord avec espoir accueillit cette idée ;
Certain de conquérir par un facile effort
Sur ses faibles rivaux cette palme du fort.
Mais du fourbe Nemphed l’astucieuse adresse
Avait jusqu’au délire irrité cette ivresse,
Et le premier éclair des fortes passions
Lui faisait détester ces profanations.

« Exécrable vieillard, tyran lâche et caduque,
Dont le sang se corrompt dans des veines d’eunuque !
Qui n’as jamais senti d’autre frisson au cœur
Que celui de l’orgueil ou celui de la peur !
Qui glacerais le feu sous ta peau de couleuvre !
Ah ! le fiel de tes yeux souillerait ce chef-d’œuvre?
Ah ! tu nous daignerais jeter avec mépris
Ces célestes appas sous ton venin flétris?
De cette fleur du ciel qui donne le vertige,
J’en aurais une feuille et tu tiendrais la tige?
Asrafiel à ce prix serait ton seul soutien?
Sublime invention d’un cœur tel que le tien !
Prix bien digne en effet que ce bras fort se lève
Pour prolonger d’un jour ton règne qui s’achève
Et ravir au vautour, sous ton trône abattu,
Ta carcasse maudite où nul cœur n’a battu !…

« Moi plus fort et plus beau que tout ce qui respire !…
Moi dont le front portait mes titres à l’empire ;
Moi qui, pour d’autres feux pouvant le dédaigner,
Me sentais assez fort pour te laisser régner !
Ah ! ton ingratitude à cet excès s’oublie !
Tremble ! ce mot stupide a trahi ta folie !
De ton trône ébranlé je retire le bras.
Dans ton piége, à mes pieds, tyran, tu te prendras !
J’ai rampé trop longtemps, lion, sous le reptile !
Mes dents déchireront cette trame subtile
Que ton hypocrisie et ton ambition
Tissèrent de mensonge et de corruption.
Je t’y veux secouer de ma main indignée,
Comme à sa toile immonde on suspend l’araignée !
Du peuple et des géants ces muscles sont l’effroi ;
Ma taille au-dessus d’eux m’élève maietre et roi,
Ma suprême beauté me désigne à la foule.
Du trône humilié que ce monstre s’écroule !
Qui d’entre mes rivaux osera m’affronter?
Qui m’en arrachera si je veux y monter?
Roi qui croules avant que commence la lutte,
Tombe, puisque l’amour est au prix de ta chute ! »

En se parlant ainsi, tels que ceux d’un taureau,
Ses muscles palpitants se tordaient sous sa peau.
La veine de son front, renflée en diadème,
Semblait le couronner de sa colère même.
Dans la salle sonore il marchait à grands pas,
En redressant le buste et balançant les bras,
Comme un athlète armé du redoutable ceste
Se prépare au combat par la pose et le geste,
De ses membres d’aplomb éprouve la vigueur,
Et, foule à vide l’air sous son genou vainqueur.
Ainsi, mêlant tout haut la rage et la menace,
Son amour dans son âme enflammait son audace ;
Et dans ce cœur de feu la double passion
Poussait par la débauche à la sédition.
Sans pouvoir s’assoupir dans sa veille farouche,
Son corps impatient se tordait sur sa couche.

Reposant aux genoux de Nemphed endormi,
Que faisait cependant la perfide Lakmi?
Dans un sommeil léger que le rêve entrecoupe,
Tenait-elle en esprit le poignard ou la coupe?
Ourdissait-elle en songe, en dévidant ses fils,
Le sourire et la mort dans des complots subtils?
Ses yeux savouraient-ils, prévoyant des supplices,
Les voluptés du sang versé pour ses délices?
Non : par un seul coup d’oeil son cœur était changé ;
Elle avait vu Cédar, le ciel était vengé.
Ce jeune homme si beau, cette humaine merveille,
Tenait ses yeux ouverts et fascinait sa veille :
Un seul regard l’avait dans son âme sculpté,
Comme un type inconnu d’immortelle beauté.
Ainsi l’éclair écrit la forme de la foudre
Sur l’arbre qu’il écorce ou sur le marbre en poudre !
Ses songes de douze ans ne l’avaient pas rêvé.
Ce buste sur le coude à demi soulevé,
Ces membres enchaînés, mais dont les anneaux mêmes
Relevaient l’élégance et la grâce suprêmes ;
Ce front qu’assombrissait l’humiliation,
Mais qui se redressait sous l’indignation ;
Ces forêts de cheveux rejetés en arrière,
Qui roulaient sur l’épaule ainsi qu’une crinière,
Au mouvement du cou découvrant tour à tour
Du profil attristé l’attendrissant contour ;
De l’oblique regard l’humide et chaste flamme,
Ces traits éblouissants de la beauté de l’âme,
Beauté dont sur les sens l’effet mystérieux
Touche et ravit le cœur de la splendeur des yeux,
Et dont sur cette enfant la lumière imprévue
N’avait jamais encore émerveillé la vue ;
Ce désespoir vibrant, cette sainte douleur,
Dans ses bras affaissés, dans sa morne pâleur ;
Ces pleurs silencieux qui tombent sur la pierre,
Ou que le courroux sèche aux bords de la paupière ;
Pour l’ange qu’écrasaient des démons sous leur pié,
Cette admiration qu’attendrit la pitié :
Tout avait remué ses entrailles de femme,
Troublé son ignorance et réveillé son âme.

Et puis ces longs regards de tristesse chargés
Entre les deux époux devant elle échangés ;
Ces yeux qui s’attiraient à, travers leur nuage,
Ce visage toujours cherchant l’autre visage ;
Ces lèvres de Cédar qui semblaient aspirer
Le vent que Daïdha venait de respirer ;.
Ces deux cœurs qui battaient à briser leur poitrine ;
Ce langage sans mots que le regard devine,
Qui dans un seul coup d’oeil, au profane interdit,
Concentrait plus d’amour qu’un siècle n’en eût dit ;
Ces élans, ces soupirs, ces déchirantes poses,
Ces silences, ces bras tendus : toutes ces choses
Avaient à son esprit révélé dans ce jour
Tout un monde nouveau de tendresse et d’amour.
Amour qui l’étonnait et qui la troublait toute,
Qui rajeunissait l’âme à sa première goutte,
Et qui faisait tomber de ses impures mains
Le calice affadi des plaisirs inhumains !
Elle avait d’un coup d’oeil plongé dans les délices
De cet amour des cœurs que lui cachaient ses vices,
Et se disait, brûlant de l’inspirer aussi :
« Je donnerais le ciel pour être aimée ainsi !…
Pour qu’un de ces regards qui font pâlir d’envie.
Intercepté par moi, vînt tomber sur ma vie.»
Mais comparant, d’un oeil par l’amour éclairé,
Aux traits de Daïdha son front déshonoré,
Sa ruse à la candeur, son astuce à la grâce,
La pudique tendresse à sa virile audace,
La pâleur de sa joue aux neiges de ce teint,
De son abaissement elle avait eu l’instinct :
Elle s’était sentie impuissante, éclipsée,
Rougissant d’elle-même au fond de sa pensée !
La jalousie avait, en entrant dans son cœur,
Empoisonné le dard de son amour vainqueur ;
L’humiliation avait courbé sa tête,
Et tous ses sentiments n’étaient qu’une tempête !

Ainsi bouillait l’esprit de Lakmi, d’Asrafiel.
Tel quand un rayon d’or vient à tomber du ciel
Sous la muette nuit de ces cachots funèbres
Où l’oeil habitué se plaît dans les ténèbres,
Perçant la profondeur de ces voiles épais,
Le jour de cette nuit trouble la morne paix ;
Il montre sur les murs, comme une sombre lampe,
Le poison qui suinte et le scorpion qui rampe ;
Le coupable au cachot, qui sèche de terreur,
Regrette que le jour lui montre son horreur !
Ainsi ces deux enfants de beauté primitive
Étonnaient cet égout de leur splendeur naïve,
Et dans ce monde infect leur apparition
Troublait dans son repos l’abomination.

Lakmi, dont cette image embrasait la pensée ;
Flamme vive et légère à tous les vents versée,
Sans attendre un moment, sans craindre, sans prévoir,
N’avait plus qu’une idée au fond du cœur : revoir !
Revoir l’être inconnu dont le brillant fantôme
L’attirait, comme à soi l’astre attire l’atome ;
Nemphed aurait placé la mort entre elle et lui,
Qu’elle eût couru plus vite où ce front avait lui.
Son sexe de la femme avait l’imprévoyance,
Son âge de l’enfant avait l’impatience ;
Rien n’avait combattu dans son âme un désir ;
Sa main n’avait qu’un geste : aspirer et saisir…

S’approchant doucement de son maître farouche,
Dont les bras découverts pendaient hors de sa couche ;.
Elle arracha du doigt du tyran endormi
L’anneau, signe sacré que connaissait Lakmi,
Et que pour accomplir ses volontés sinistres
Elle faisait briller à l’oeil de ses ministres.
Ce talisman suprême enfermé dans sa main,
Des cachots du palais elle prend le chemin :
D’une torche enflammée elle éclaire sa route,
De degré en degré descend de voûte en voûte,
Glisse sous les arceaux comme un songe léger,
En laissant sur les murs son ombre voltiger ;
Sous le dédale obscur d’immenses avenues
S’enfonce à pas muets dans des routes connues ;
Terrasse, en leur montrant le signe révéré,
Les eunuques, gardiens de ce cachot sacré ;
Aux bourreaux étonnés défend avec mystère
D’accomplir sur Cédar leur affreux ministère ;
Les écarte du geste, et, tremblant de respect,
Pour la première fois se trouble à son aspect !

Le cachot de Cédar était dans les entrailles
Des remparts du palais, gigantesques murailles
Qui défendaient des dieux les sacrés monuments.
Leurs mains avaient voûté ces massifs fondements
Pour cacher aux regards, dans les flancs de la terre,
L’abomination sous la nuit du mystère.
Sous ces temples géants de granit et d’airain
Régnait dans le silence un monde souterrain,
Monde de l’imposture, où pour la tyrannie
La superstition, exerçant son génie,
Des prodiges menteurs préparait les ressorts ;
Torturait les vivants, engloutissait les morts ;
Instruisait à la fourbe, initiait aux crimes ;
Sous le fer et le feu mutilait ses victimes ;
Abîme où, sous les pieds de ces fils de Baal,
Plongeait jusqu’aux enfers la racine du mal.
Tout un peuple englouti dans ces antres funèbres
Habitait loin du jour ces sphères de ténèbres ;
Des desseins de Nemphed fourbes exécuteurs,
Alchimistes, bourreaux, prêtres, mutilateurs,
Faux prophètes, devins, artisans d’imposture,
Dans leurs fourneaux secrets profanant la nature,
Décomposant à ]’ceil, sous leurs coupables mains,
La séve de l’hysope et le sang des humains ;
Se vouant sous la terre à d’éternelles veilles
Pour imiter de Dieu les vivantes merveilles,
Lutter avec le feu, l’onde, la terre et l’air,
Frapper avec la foudre et luire avec l’éclair.
Les pierres de ces murs, en collines soudées,
Pesaient l’une sur l’autre en blocs de vingt coudées ;
Sur leur large épaisseur sept chars auraient roulé,
Et sous leur cintre immense un fleuve aurait coulé ;
Un torrent détourné sous ces arches profondes
Dans ce lit sépulcral faisait mugir ses ondes ;
Du seuil de ce portique à son extrémité
L’oeil n’eût pas d’un flambeau distingué la clarté.
Comme de grands rameaux partant d’un tronc immense,
Ces souterrains s’ouvraient de distance en distance,.
Et, divergeant au loin sous le roc ténébreux,
En usages divers se divisaient entre eux.

L’un conduisait les pas aux gémissantes caves
Où les bourreaux des dieux mutilaient les esclaves.
Du cachot de Cédar illuminant le seuil,
La torche de Lakmi plonge dans ce cercueil ;
La lueur vacillante y glisse devant elle
Et du jeune captif éblouit la prunelle ;
De légers pieds de femme en discernant le bruit,
Il regarde sans voir du milieu de sa nuit ;
Et Lakmi tour à tour hardie, intimidée,
Reculant vers la porte à plus d’une coudée,
En revoyant ainsi cet être surhumain,
Laisse échapper d’horreur la torche de sa main.

Il était enchaîné par de pesantes mailles
A d’énormes anneaux scellés dans les murailles ;
Une ceinture aux flancs, à la nuque un collier,
Le rattachaient encore aux boucles du pilier ;
Des bracelets de fer noués sur sa peau tendre
Empêchaient ses deux bras et ses pieds de s’étendre,
Et laissaient seulement aux membres entravés
Assez de liberté pour joncher les pavés.
Comme un homme qui tombe abattu par la foudre,
Il était renversé sur le flanc dans la poudre.
Les chaînons de ses fers, qu’il ne soulevait plus,
Retombaient froids et lourds sur ses membres moulus,
Sur le dos de la main à l’autre main croisée,
Le visage au pavé, sa tête était posée ;
Et ses cheveux épars, mêlés, souillés, tordus,
Flottaient en noirs flocons sur la terre épandus.

Tel qu’un homme en sursaut et dont le sang s’arrête,
Au bruit soudain d’un pas, il souleva la tête.
Comme deux diamants, deux grosses gouttes d’eau
Brillèrent sur sa joue aux reflets du flambeau.
La douleur sans espoir peinte sur son visage,
Ce jour qu’il ne voyait qu’à travers un nuage ;
Ce morne abattement donnait à sa beauté
La majesté du marbre et l’immortalité.
De l’ange de la tombe on eût dit la statue.
La clarté pas à pas pénétrait dans sa vue ;
La figure debout de la fille des dieux
Avec le jour entrait plus claire dans ses yeux ;
Ses traits d’étonnement s’imprégnaient à mesure,
Ses paupières s’ouvraient pour mieux voir la figure,
Et sa lèvre, aspirant cette apparition,
Palpitait de surprise et d’admiration.
Lakmi le regardait dans le même silence,
Comme un être indécis dont l’audace balance,
Et qui craint de troubler un charme par sa voix.
En voyant ruisseler des pleurs entre les doigts,
D’une douleur divine en contemplant l’image,
Cette douleur d’autrui passait sur son visage ;
Et, sans savoir en soi quelle source coulait,
De chacun de ses yeux une onde ruisselait.
Tels, en se pénétrant d’un regard plein de charmes,
Les yeux de deux enfants se font monter les larmes.

Cédar, en découvrant ces signes de pitié,
Sentait changer sa haine en muette amitié.
Dans les traits de Lakmi, femme, enfant, démon, ange,
De splendeur et de nuit mystérieux mélange,
Son regard, où le doute avec l’espoir entrait,.
Ne pouvait démêler la terreur de l’attrait :
De la couleuvre ainsi que sur l’herbe on admire
Le froid glace la main que la couleur attire.
Ils restèrent ainsi longtemps silencieux,
Tantôt se regardant, tantôt baissant les yeux.
Enfin, Lakmi cherchant dans le fond de son âme
Tout ce qu’a de plus doux un son de voix de femme,
Accent que la pitié brisait de sa langueur
Et qui tremblait déjà du tremblement du cœur
O fils d’Adonaï, génie, ange sans aile !
Dont les pleurs font pleurer ; qui pleures-tu? dit-elle.
Pourquoi détournes-tu tes yeux puissants des miens?
Ne briserais-tu pas d’un désir tes liens?
Le ciel n’a-t-il pas mis dans ta mâle stature
Une force semblable à ta grande nature?
Et, si tu te levais libre de ton séant,
Ne passerais-tu pas de l’épaule un géant?
N’écraserais-tu pas un dieu dans chaque étreinte,
Toi dont l’oeil est amour et dont le bras est crainte?

Oh ! ces vers de la terre ont enchaîné leur roi !

Pourquoi me regarder de ce regard d’effroi?
Cédar ! si c’est ton nom, si l’humble créature
Peut prononcer ce nom sans souiller ta nature,
Pourquoi, sous mon regard, ce geste de stupeur?
C’est à toi de parler, c’est à moi d’avoir peur !

Va, de tes oppresseurs je ne suis que l’esclave,
Mais esclave de nom, qui les trompe et les brave !
Confidente, instrument du vil tyran des dieux,
Quoique enfant, sous son nom je règne dans ces lieux.
Au seul nom de Lakmi tout tremble ou tout s’incline ;
Ce que mon front séduit, mon esprit le domine.
Mon amour est le ciel, ma haine est le trépas !
Tout ordre cède au mien, tout seuil s’ouvre à mes pas ;
Je suis du roi des dieux le regard et l’oreille.
Quand il parle, j’entends ; pendant qu’il dort, je veille.
J’ai son sceptre et sa vie entre mes faibles mains.
Cet anneau du palais m’ouvre tous les chemins :
Je l’ai du doigt du maître enlevé tout à l’heure,
Pour porter un rayon d’espoir dans ta demeure
Et détourner le fer déjà levé sur toi.
Je ne sais quel instinct criait d’horreur en moi ;
Je ne sais à tes pieds quelle main m’a poussée,
Ni pourquoi j’entendais tes cris dans ma pensée !
Mais Lakmi pour te voir marcherait sur le feu,
Et croit en te sauvant sauver bien plus qu’un dieu.

Oh ! ne repousse pas l’enfant qui te protége !
Dans sa folle amitié ne rêve pas un piége.
Ce cœur, qui n’a jamais palpité que pour soi,
Infidèle â tout autre, est sincère pour toi.
D’un coup d’oeil à ton sort mon âme est asservie ;
J’exposerais ce cœur pour préserver ta vie !
Un mot doux de ta lèvre, un rayon de tes yeux,
Me récompenseraient de la perte des cieux !
Si jamais tu disais : « Lakmi, sois mon esclave ! »
Oh ! ma gloire serait de porter ton entrave !
Mon génie abaissé s’élèverait en moi,
Et peut-être des dieux, captif, te ferait roi !

Oh ! pourquoi pleures-tu, la tête ainsi baissée?
Toi pleurer ! homme-dieu, plus beau qu’une pensée !
Toi pleurer ! Oh ! dis-moi ce que pleurent tes yeux.
Est-ce la liberté? la lumière des cieux?
Les libres horizons où s’égarait ta course?
Les rameaux des forêts, la fraiecheur de la source?
Ces dômes murmurants où tes pas habitaient,
Où t’embaumaient les fleurs, où les oiseaux chantaient?
Va ! je puis d’un seul mot, dans bien d’autres demeures,
Rendre à tes yeux ravis bien plus que tu ne pleures !
Mais dis-moi seulement !… » Cédar la regarda :
« Trompeuse illusion ! Ombre de Daïdha !
Toi dont le front d’enfant à mes sens la rappelle
Comme un son de sa voix et comme un rêve d’elle !
As-tu, céleste enfant, voulu lui ressembler,
Pour enivrer mon âme et pour me consoler?

Mais sa candeur naïve est-elle sur ta bouche?
Tu dis, fille des dieux, que mon destin te touche !
Tu demandes, au fond de cet enfer des dieux,
Ce que roule mon cœur, ce que pleurent mes yeux?
Non, ce n’est pas le jour, la montagne ou la plaine,
Ni l’air pur des déserts qui manque à mon haleine,
Ni l’espace sans murs, libre à mes pas errants ;
Ni les bois, ni les fleurs, ni les eaux des torrents ;
C’est elle ! .Daïdha, que tes dieux m’ont ravie !
Mon jour est son regard, et son souffle est ma vie !
Mon espace est l’empreinte où s’impriment ses pas !
Mon empire est son cœur, et mes cieux sont ses bras !
Ah ! si tu me la rends, je te croirai sincère !
Tes dieux seront mes dieux !… Cédar sera ton frère ! »

En lui parlant ainsi, sur ses genoux pliant,
Et secouant ses fers de son bras suppliant,
Cédar dans chaque mot semblait darder son âme.
Lakmi sentit monter sa colère de femme ;
Ce frénétique amour pour une autre beauté
Fit jaillir de son cœur l’instinct de cruauté :
Dans son amour jaloux, par l’amour offensée,
Avilir Daïdha fut sa vague pensée !
« Oui, je te la rendrai, se dit-elle tout bas,
Rebut souillé des dieux dont tu ne voudras pas ! ».
Mais se mordant la lèvre et dévorant sa rage,
Son astuce soudain composa son visage ;
Et d’un sourire amer cachant le pli moqueur,
Elle attendrit sa voix comme parlant du cœur :

« Te la rendre, ô Cédar. Hélas ! que ne le puis-je?
Qui sait?… peut-être un jour ferai-je ce prodige.
Mais écarte à présent ce songe de tes yeux :
Elle vit réservée aux caresses des dieux ;
Mille amoureuses mains vont essuyer ses larmes.
Les merveilles des doigts embellissent ses charmes ;
Cent esclaves, chargés de tromper ses loisirs,
Pour les prévenir tous éveillent ses désirs.
De ses maîtres ravis sa beauté la fait reine :
Dans ces enivrements dont le torrent l’entraîne,
On ne laissera pas à ses yeux pleins de pleurs
Le loisir seulement d’épancher ses douleurs ! »

Elle lut dans les yeux de Cédar que la lame
De ce poignard caché pénétrait dans son âme,
Et que de Daïdha l’inconstance et l’oubli
Passaient comme un soupçon sur ce beau front pâli.
Pour laisser ce serpent caché dans les entrailles
Glacer ce cœur transi du froid de ses écailles,
Sa ruse se hâta de changer de discours :
« Oh ! que longues les nuits ! Oh ! que tristes les jours !
Pour l’habitant captif de cette nuit immonde,
Qui se ronge le cœur sans qu’un cœur lui réponde !
Cédar ! survivras-tu dans cet enfer vivant?
Ah ! laisse-moi venir t’y consoler souvent !
Laisse-moi, quand Nemphed fermera la paupière,
La nuit, à tes côtés m’asseoir sur cette pierre,
Envelopper ton front de ma tendre pitié ;
De tes fers, de tes maux réclamer la moitié ;
Te dire tous les pas faits vers ta délivrance,
Et, n’étant pas ta joie, être ton espérance ! »

Ici la vérité, lui donnant son accent,
Prêtait à sa voix molle un charme attendrissant.
De l’âme de Cédar cette voix prit la route ;
De pitié dans ses yeux il vit luire une goutte ;
Convaincu par ses pleurs, son regard s’attendrit.
Assise auprès de lui, dans l’ombre, elle reprit :
« L’étoile du matin n’incline pas encore ;
Puisse durer la nuit et retarder l’aurore !
Mais le jour ne doit pas me surprendre en ces lieux :
Tout soupçon est un crime au cœur du roi des dieux.
Profitons des moments que son sommeil nous donne.

« O céleste étranger qu’un mystère environne,
Si tu veux accepter mon dévouement ami,
Éclaire, en lui parlant, les doutes de Lakmi ;
Dis-moi ton nom divin parmi les créatures,
Raconte à mon esprit tes tristes aventures,
De tes jours peu nombreux monte et descends le cours ;
Dis-moi ton ciel, ta vie, et surtout tes amours !
Ouvre-moi les secrets de ta mélancolie
Comme le lis son urne au doigt qui le déplie :
Tout ce que tu diras tombera dans mon sein
Sans bruit, comme une pluie au milieu d’un bassin,
Et n’en fera jaillir, quoique je la retienne,
Qu’un peu d’eau de mon cœur qui se mêle à la tienne ! »

Ému par ce langage et par ce son de voix,
Cédar, sentant tomber des gouttes sur ses doigts,
De la séduction d’une pitié si tendre,.
Vaincu par le malheur, cessa de se défendre,
Et le front tristement sur les mains appuyé,
Par le vent de la nuit l’oeil souvent essuyé,
D’un son de voix tremblant que brisait sa mémoire,
Il lui fit de son cœur la merveilleuse histoire,
Depuis le premier jour où, né de l’inconnu,
Sous les cèdres divins il s’était trouvé nu ;
Où, voyant sous ses yeux une autre créature,
L’amour avait en lui complété la nature ;
Son indomptable instinct vers la fleur de beauté,
Ses combats, ses amours et sa captivité ;
Les troupeaux de Phayr gardés sur les collines,
De la vierge et de lui les rencontres divines,
D’amour et de pitié ces fruits charmants éclos,
Le courroux des pasteurs, sa chute dans les flots,
De la tour de la Faim Daïdha, délivrée,
S’enfuyant avec lui vers une autre contrée ;
Ce vieillard du rocher, père mystérieux,
De leur âme au grand jour ouvrant les faibles yeux ;
De son livre divin les voix, au regard peintes,
Réveillant dans l’esprit des mémoires éteintes,
Et rappelant au Dieu que l’impie a quitté
Le monde enseveli dans son iniquité ;
Leurs jours délicieux dans cet Éden céleste ;
Le char volant des dieux… Elle savait le reste.

A ces touchants récits ivre d’attention,
Lakmi laissait son sein sans respiration.
Vers l’être merveilleux la figure penchée,
Aux lèvres de Cédar la prunelle attachée,
S’étonnant, frissonnant, admirant tour à tour,
Par chacun de ses sens elle aspirait l’amour ;
Elle voyait grandir, resplendir à mesure
Du céleste captif la touchante figure.
Chaque mot l’enfonçait plus avant dans son cœur ;
Elle plongeait en lui son oeil noir et rêveur ;
Comme après l’avoir lue on relit une page,
Elle l’interrompait au plus tendre passage,
Et lui faisait redire en recueillant sa voix
Des choses et des mots déjà redits cent fois ;
De ses amours surtout la naissance et l’extase,
Comme après avoir bu l’on égoutte le vase.

Elle voulait savoir par quel attrait vainqueur
Daïdha de Cédar avait conquis le cœur,
Quels mots elle employait pour enchanter son âme ;
Ce qui l’avait ravi dans sa beauté de femme ;
Et si son cœur, toujours d’un même amour rempli,
N’avait jamais trouvé la langueur ou l’oubli..
Sa bouche sans haleine attendait la réponse,
Comme un mourant attend un glaive qu’on enfonce.
A ces tendres élans d’ineffables amours
Toujours coulant du cœur et débordant toujours,
Amours dont jusque-à son esprit, même en songe,
N’avait vu chez les dieux que le hideux mensonge,
Et dont en ces récits la chaste expression
Lui semblait d’autres sens la révélation,
Un nuage passait sur sa vue éblouie,
Ses oreilles tintaient, son âme, évanouie,
De jalousie, de honte en son sein rougissait,
Et d’envieux transports tout son cœur bondissait.
L’angélique miroir lui montrait tous ses vices ;
Et comparant sa vie à ces pures délices,
A cet amour céleste à ses yeux inconnu,
Elle voyait son âme impure mise à nu.
Respirant l’air divin de ce magique monde,
Elle sentait l’horreur de sa nature immonde,
Et, comme d’un feu pur un impur aliment,
Son cœur sanctifié montait en s’enflammant.
Sous ce regard limpide elle sondait sa fange,
Et se sentait trop bas pour ce chaste amour d’ange.

Mais, malgré sa nature et son abaissement,
Cet ange l’attirait d’un invincible aimant.
Elle éprouvait du cœur le supplice suprême :
Adorer, sans pouvoir monter à ce qu’on aime !
Oh ! si devant Cédar ce sein se fût ouvert,
Quel gouffre de l’enfer il aurait découvert !
Délire, abattement, jalousie, amour, rage !
Mais ce masque d’enfant dérobait ce visage,
Et, sous ces traits empreints d’apparente pitié,
Son oeil n’apercevait qu’innocente amitié.

A travers le réseau d’une étroite fenêtre,
La blancheur du matin, qui commençait à naître,
Interrompit trop tôt ces secrets entretiens.
Lakmi s’enfuit, trompant l’oeil fermé des gardiens.
Avant que le sommeil qui pesait sur sa couche
Eût du maître des dieux’ quitté le front farouche,
De son pas sur la soie assourdissant le bruit,
Elle prit à ses pieds sa place de la nuit ;
Et remettant l’anneau, tremblante, au doigt suprême,
Feignit, en méditant, de dormir elle-même.



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