Chapitre XXIX

Dans  Valentine
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XXIX

Voici quel fut le résultat de leurs conventions.

Louise partit pour Paris, et revint quinze jours après avec son fils. Elle força madame Lhéry à traiter avec elle pour une pension qu’elle voulait lui payer chaque mois. Bénédict et Valentine se chargèrent tour à tour de l’éducation de Valentin, et continuèrent à se voir presque tous les jours après le coucher du soleil.

Valentin était un garçon de quinze ans, grand, mince et blond. Il ressemblait à Valentine; il avait comme elle un caractère égal et facile. Ses grands yeux bleus avaient déjà cette expression de douceur caressante qui charmait en elle; son sourire avait la même fraîcheur, la même bonté. Il ne l’eut pas plus tôt vue, qu’il se prit d’affection pour elle au point que sa mère en fut jalouse.

On régla ainsi l’emploi de son temps: il allait passer dans la matinée deux heures avec sa tante, qui cultivait en lui les arts d’agrément. Le reste du jour, il le passait à la maisonnette du ravin. Bénédict avait fait d’assez bonnes études pour remplacer avantageusement ses professeurs. Il avait pour ainsi dire forcé Louise à lui confier l’éducation de cet enfant; il s’était senti le courage et la volonté ferme de s’en charger et de lui consacrer plusieurs années de sa vie. C’était une manière de s’acquitter envers elle, et sa conscience embrassait cette tâche avec ardeur. Mais quand il eut vu Valentin, la ressemblance de ses traits et de son caractère avec Valentine, et jusqu’à la similitude de son nom, lui firent concevoir pour lui une affection dont il ne se serait pas cru capable. Il l’adopta dans son cœur, et pour lui épargner les longues courses qu’il était forcé de faire chaque jour, il obtint que sa mère le laissât habiter avec lui. Il lui fallut bien souffrir alors que, sous prétexte de rendre l’habitation commode à son nouvel occupant, Valentine et Louise y fissent faire quelques embellissements. Par leurs soins, la maison du ravin devint en peu de jours une retraite délicieuse pour un homme frugal et poétique comme l’était Bénédict; le pavé humide et malsain fit place à un plancher élevé de plusieurs pieds au-dessus de l’ancien sol. Les murs furent recouverts d’une étoffe sombre et fort commune, mais élégamment plissée en forme de tente pour cacher les poutres du plafond. Des meubles simples, mais propres, des livres choisis, quelques gravures, et de jolis tableaux peints par Valentine, furent apportés du château, et achevèrent de créer comme par magie un élégant cabinet de travail sous le toit de chaume de Bénédict. Valentine fit présent à son neveu d’un joli poney du pays pour venir chaque matin déjeuner et travailler avec elle. Le jardinier du château vint arranger le petit jardin de la chaumière; il cacha les légumes prosaïques derrière des haies de pampres; il sema de fleurs le tapis de verdure qui s’arrondissait devant la porte de la maison, il fit courir des guirlandes de liseron et de houblon sur le chaume rembruni de la toiture; il couronna la porte d’un dais de chèvrefeuille et de clématite: il élagua un peu les houx et les buis du ravin, et ouvrit quelques percées d’un aspect sauvage et pittoresque. En homme intelligent, que la science de l’horticulture n’avait pas abruti, il respecta les longues fougères qui s’accrochaient aux rochers; il nettoya le ruisseau sans lui ôter ses pierres moussues et ses margelles de bruyères empourprées, enfin il embellit considérablement cette demeure. Les libéralités de Bénédict et les bontés de Valentine fermèrent la bouche à tout commentaire insolent. Qui pouvait ne pas aimer Valentine ? Dans les premiers jours, l’arrivée de Valentin, ce témoignage vivant du déshonneur de sa mère, fit un peu jaser le village et les serviteurs du château. Quelque porté qu’on soit à la bienveillance, on ne renonce pas aisément à une occasion si favorable de blâmer et de médire. Alors on fit attention à tout; on remarqua les fréquentes visites de Bénédict au château, le genre de vie mystérieux et retiré de madame de Lansac. Quelques vieilles femmes qui, du reste, détestaient cordialement madame de Raimbault, firent observer à leurs voisines, avec un soupir et un clignement d’œil piteux, que les habitudes étaient déjà bien changées au château depuis le départ de la comtesse, et que tout ce qui s’y

passait ne lui conviendrait guère si elle pouvait s’en douter. Mais les commérages furent tout à coup arrêtés par l’invasion d’une épidémie dans le pays. Valentine, Louise et Bénédict prodiguèrent leurs soins, s’exposèrent courageusement aux dangers de la contagion, fournirent avec générosité à toutes les dépenses, prévinrent tous les besoins du pauvre, éclairèrent l’ignorance du riche. Bénédict avait étudié un peu en médecine; avec une saignée et quelques ordonnances rationnelles, il sauva beaucoup de malades. Les tendres soins de Louise et de Valentine adoucirent les dernières souffrances des autres ou calmèrent la douleur des survivants. Quand l’épidémie fut passée, personne ne se souvint des cas de conscience qui s’étaient élevés à propos de ce jeune et beau garçon transplanté dans le pays. Tout ce que firent Valentine, Bénédict ou Louise, fut déclaré inattaquable; et si quelque habitant d’une ville voisine eût osé tenir un propos équivoque sur leur compte, il n’était pas un paysan à trois lieues à la ronde qui ne le lui eût fait payer cher. Le passant curieux et désœuvré était mal venu lui-même à faire dans les cabarets de village quelques questions trop indiscrètes sur le compte de ces trois personnes.

Ce qui compléta leur sécurité, c’est que Valentine n’avait gardé à son service aucun de ces valets nés dans la livrée, peuple insolent, ingrat et bas, qui salit tout ce qu’il regarde, et dont la comtesse de Raimbault aimait à s’entourer, pour avoir apparemment des esclaves à tyranniser. Après son mariage, Valentine avait renouvelé sa maison; elle ne l’avait composée que de ces bons serviteurs à demi villageois qui font un bail pour entrer au service d’un maître, le servent avec gravité, avec lenteur, avec complaisance, si l’on peut parler ainsi; qui répondent: Je veux bien, ou: Il y a moyen, à ses ordres, l’impatientent et le désespèrent souvent, cassent ses porcelaines, ne lui volent pas un sou, mais par maladresse et lourdeur font un horrible dégât dans une maison élégante; gens insupportables, mais excellents, qui rappellent toutes les vertus de l’âge patriarcal; qui, dans leur solide bon sens et leur heureuse ignorance, n’ont pas l’idée de cette rapide et servile soumission de la domesticité selon nos usages; qui obéissent sans se presser, mais avec respect; gens précieux, qui ont encore la foi de leur devoir, parce que leur devoir est une convention franche et raisonnée; gens robustes, qui rendraient des coups de cravache à un dandy; qui ne font rien que par amitié; qu’on ne peut s’empêcher ni d’aimer ni de maudire; qu’on souhaite, cent fois par jour, voir à tous les diables, mais qu’on ne se décide jamais à mettre à la porte.

La vieille marquise eût pu être une sorte d’obstacle aux projets de nos trois amis. Valentine s’apprêtait à lui en faire la confidence et à la disposer en sa faveur. Mais, à cette époque, elle faillit succomber à une attaque d’apoplexie. Son raisonnement et sa mémoire en reçurent une si vive atteinte, qu’il ne fallut pas espérer de lui faire comprendre ce dont il s’agissait. Elle cessa d’être active et robuste; elle se renferma presque entièrement dans sa chambre, et se livra avec sa gouvernante aux pratiques d’une dévotion puérile. La religion, dont elle s’était fait un jeu toute sa vie, lui devint un amusement nécessaire, et sa mémoire usée ne s’exerça plus qu’à réciter des patenôtres. Il n’y avait donc plus qu’une personne qui eût pu nuire à Valentine; c’était cette demoiselle de compagnie. Mais mademoiselle Beaujon (c’était son nom) ne demandait qu’une chose au monde, c’était de rester auprès de sa maîtresse, et de la circonvenir de manière à accaparer tous les legs qu’il serait en son pouvoir de lui faire. Valentine, tout en la surveillant de manière à ce qu’elle n’abusât jamais de l’empire qu’elle avait sur l’esprit de la marquise, s’étant assurée qu’elle méritait par son zèle et ses soins toutes les récompenses qu’elle pourrait en obtenir, lui témoigna une confiance dont elle fut reconnaissante. Madame de Raimbault, à demi instruite par la voix publique (car rien ne peut rester absolument secret, si bien qu’on s’y prenne), lui écrivit pour savoir à quoi s’en tenir sur les différents propos qui lui étaient parvenus. Elle avait grande confiance dans cette Beaujon, qui n’avait jamais beaucoup aimé Valentine, et qui, en revanche, avait toujours aimé à médire. Mais la Beaujon, dans un style et dans une orthographe remarquablement bizarres, s’empressa de la détromper et de l’assurer qu’elle n’avait jamais entendu parler de ces étranges nouvelles, inventées probablement dans les petites villes des environs. La Beaujon comptait se retirer du service aussitôt que la vieille marquise serait morte; elle se souciait fort peu ensuite du courroux de la comtesse, pourvu qu’elle quittât cette maison les poches pleines.

M. de Lansac écrivait fort rarement, et ne témoignait nulle impatience de revoir sa femme, nul désir de s’occuper de ses affaires de cœur. Ainsi une réunion de circonstances favorables concourait à protéger le bonheur que Louise, Valentine et Bénédict, volaient pour ainsi dire à la loi des convenances et des préjugés. Valentine fit entourer d’une clôture la partie du parc où était situé le pavillon. Cette espèce de parc réservé était fort sombre et fort bien planté. On y ajouta sur les confins, des massifs de plantes grimpantes, des remparts de vigne vierge, d’aristoloche, et de ces haies de jeunes cyprès qu’on taille en rideau, et qui forment une barrière impénétrable à la vue. Au milieu de ces lianes, et derrière ces discrets ombrages, le pavillon s’élevait dans une situation délicieuse, auprès d’une source dont le bouillonnement, s’échappant à travers les roches, entretenait sans cesse un frais murmure autour de cette rêveuse et mystérieuse retraite. Personne n’y fut admis que Valentin, Louise, Bénédict et Athénaïs, lorsqu’elle pouvait échapper à la surveillance de son mari, qui n’aimait pas beaucoup à lui voir conserver des relations avec son cousin. Chaque matin, Valentin, qui avait une clef du pavillon, venait y attendre Valentine. Il arrosait ses fleurs, il renouvelait celles du salon, il essayait quelques études sur le piano, ou bien il donnait des soins à la volière. Quelquefois il s’oubliait, sur un banc, aux vagues et inquiètes rêveries de son âge; mais sitôt qu’il apercevait la forme svelte de sa tante à travers les arbres, il se remettait à l’ouvrage. Valentine aimait à constater la similitude de leurs caractères et de leurs inclinations; elle se plaisait à retrouver dans ce jeune homme, malgré la différence des sexes, les goûts paisibles, l’amour de la vie intime et retirée qui étaient en elle. Et puis elle l’aimait à cause de Bénédict, dont il recevait les soins et les leçons, et dont chaque jour il lui apportait un reflet.

Valentin, sans comprendre la force des liens qui l’attachaient à Bénédict et à Valentine, les aimait déjà avec une vivacité et une délicatesse au-dessus de son âge. Cet enfant, né dans les larmes, le plus grand fléau et la plus grande consolation de sa mère, avait fait de bonne heure l’essai de cette sensibilité qui se développe plus tard dans le cours des destinées ordinaires. Dès qu’il avait été en âge de comprendre un peu la vie, Louise lui avait exposé nettement sa position dans le monde, les malheurs de sa destinée, la tache de sa naissance, les sacrifices qu’elle lui avait faits, et tout ce qu’elle avait à braver pour remplir envers lui ces devoirs si faciles et si doux aux autres mères. Valentin avait profondément senti toutes ces choses; son âme, facile et tendre, avait pris dès lors une teinte de mélancolie et de fierté; il avait conçu pour sa mère une reconnaissance passionnée, et, dans toutes ses douleurs, elle avait trouvé en lui de quoi la récompenser et la consoler…

Mais il faut bien l’avouer, Louise, qui était capable d’un si grand courage et de tant de vertus supérieures au vulgaire, était peu agréable dans le commerce de la vie ordinaire; passionnée à propos de tout, et, en dépit d’elle même, sensible à toutes les blessures dont elle aurait dû savoir émousser l’atteinte, elle faisait souvent retomber l’amertume de son âme sur l’âme si douce et si impressionnable de son fils. Aussi, à force d’irriter ses jeunes facultés, elle les avait déjà un peu épuisées. Il y avait comme des teintes de vieillesse sur ce front de quinze ans, et cet enfant, à peine éclos à la vie, éprouvait déjà la fatigue de vivre et le besoin de se reposer dans une existence calme et sans orage. Comme une belle fleur née le matin sur les rochers et déjà battue des vents avant de s’épanouir, il penchait sa tête pâle sur son sein, et son sourire avait une langueur qui n’était pas de son âge. Aussi, l’intimité si caressante et si sereine de Valentine, le dévouement si prudent et si soutenu de Bénédict, commencèrent pour lui une nouvelle ère. Il se sentit épanouir dans cette atmosphère plus favorable à sa nature. Sa taille souple et frêle prit un essor plus rapide, et une douce nuance d’incarnat vint se mêler à la blancheur mate de ses joues. Athénaïs, qui faisait plus de cas de la beauté physique que de toute chose au monde, déclarait n’avoir jamais vu une tête aussi ravissante que celle de ce bel adolescent, avec ses cheveux d’un blond cendré, comme ceux de Valentine, flottant par grosses boucles sur un cou blanc et poli comme le marbre de l’Antinoüs. L’étourdie n’était pas fâchée de répéter à tout propos que c’était un enfant sans conséquence, afin d’avoir le droit de baiser de temps en temps ce front si pur et si limpide, et de passer ses doigts dans ces cheveux qu’elle comparait à la soie vierge des cocons dorés.

Le pavillon était donc pour tous, à la fin du jour, un lieu de repos et de délices. Valentine n’y admettait aucun profane, et ne permettait aucune communication avec les gens du château. Catherine avait seule droit d’y pénétrer et d’en prendre soin. C’était l’Élysée, le monde poétique, la vie dorée de Valentine; au château, tous les ennuis, toutes les servitudes, toutes les tristesses; la grand’mère infirme, les visites importunes, les réflexions pénibles et l’oratoire plein de remords; au pavillon, tous les bonheurs, tous les amis, tous les doux rêves, l’oubli des terreurs, et les joies pures d’un amour chaste. C’était comme une île enchantée au milieu de la vie réelle, comme une oasis dans le désert.

Au pavillon, Louise oubliait ses amertumes secrètes, ses violences comprimées, son amour méconnu. Bénédict, heureux de voir Valentine s’abandonner sans résistance à sa foi, semblait avoir changé de caractère; il avait dépouillé ses inégalités, ses injustices, ses brusqueries cruelles. Il s’occupait de Louise presque autant que de sa sœur; il se promenait avec elle sous les tilleuls du parc, un bras passé sous le sien. Il lui parlait de Valentin, lui vantait ses qualités, son intelligence, ses progrès rapides; il la remerciait de lui avoir donné un ami et un fils. La pauvre Louise pleurait en l’écoutant, et s’efforçait de trouver l’amitié de Bénédict plus flatteuse et plus douce que ne l’eût été son amour.

Athénaïs, rieuse et folâtre, reprenait au pavillon toute l’insouciance de son âge; elle oubliait là les tracas du ménage, les orageuses tendresses et la jalouse défiance de Pierre Blutty. Elle aimait encore Bénédict, mais autrement que par le passé; elle ne voyait plus en lui qu’un ami sincère. Il l’appelait sa sœur, comme Louise et Valentine; seulement il se plaisait à la nommer sa petite sœur. Athénaïs n’avait pas assez de poésie dans l’esprit pour s’obstiner à nourrir une passion malheureuse. Elle était assez jeune, assez belle pour aspirer à un amour partagé, et jusque-là Pierre Blutty n’avait pas contribué à faire souffrir sa petite vanité de femme. Elle en parlait avec estime, la rougeur au front et le sourire sur les lèvres; et puis, à la moindre remarque maligne de Louise, elle s’enfuyait, légère espiègle, parmi les sentiers du parc, traînant après elle le timide Valentin, qu’elle traitait de petit écolier, et qui n’avait guère qu’un an de moins qu’elle.

Mais ce qu’il serait impossible de rendre, c’est la tendresse muette et réservée de Bénédict et de Valentine, c’est ce sentiment exquis de pudeur et de dévouement qui dominait chez eux la passion ardente toujours prête à déborder. Il y avait dans cette lutte éternelle mille tourments et mille délices, et peut-être Bénédict chérissait-il autant les uns que les autres. Valentine pouvait souvent encore craindre d’offenser Dieu et souffrir de ses scrupules religieux; mais lui, qui ne concevait pas aussi bien l’étendue des devoirs d’une femme, se flattait de n’avoir entraîné Valentine dans aucune faute et de ne l’exposer à aucun repentir. Il lui sacrifiait avec joie ces brûlantes aspirations qui le dévoraient. Il était fier de savoir souffrir et vaincre: tout bas, son imagination s’enivrait de mille désirs et de mille rêves; mais tout haut il bénissait Valentine des moindres faveurs. Effleurer ses cheveux, respirer ses parfums, se coucher sur l’herbe à ses pieds, la tête appuyée sur un coin de son tablier de soie, reprendre sur le front de Valentin un des baisers qu’elle venait d’y déposer, emporter furtivement, le soir, le bouquet qui s’était flétri à sa ceinture, c’étaient là les grands accidents et les grandes joies de cette vie de privation, d’amour et de bonheur.

 

Valentine

Un roman de George Sand



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