Chapitre XXXVI

Dans  Valentine
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XXXVI

Bénédict était bien malheureux depuis huit jours. Cette feinte maladie, dont Louise ne savait lui donner aucun détail, le jetait dans de vives inquiétudes. Tel est l’égoïsme de l’amour, qu’il aimait encore mieux croire au mal de Valentine que de la soupçonner de vouloir le fuir. Ce soir-là, poussé par un vague espoir, il rôda longtemps autour du parc; enfin, maître d’une clef particulière que l’on confiait d’ordinaire à Valentin, il se décida à pénétrer jusqu’au pavillon. Tout était silencieux et désert dans ce lieu naguère si plein de joie, de confiance et d’affection. Son cœur se serra; il en sortit, et se hasarda à entrer dans le jardin du château. Depuis la mort de la vieille marquise, Valentine avait supprimé plusieurs domestiques. Le château était donc peu habité. Bénédict en approcha sans rencontrer personne.

L’oratoire de Valentine était situé dans une tourelle vers la partie la plus solitaire du bâtiment. Un petit escalier en vis, reste des anciennes constructions sur lesquelles le nouveau manoir avait été bâti, descendait de sa chambre à l’oratoire, et de l’oratoire au jardin. La fenêtre, cintrée et surmontée d’ornements dans le goût italien de la renaissance, s’élevait au-dessus d’un massif d’arbres dont la cime s’empourprait alors des reflets du couchant. La chaleur du jour avait été extrême; des éclairs silencieux glissaient faiblement sur l’horizon violet, l’air était rare et comme chargé d’électricité; c’était un de ces soirs d’été où l’on respire avec peine, où l’on sent en soi une excitation nerveuse extraordinaire, où l’on souffre d’un mal sans nom qu’on voudrait pouvoir soulager par des larmes.

Parvenu au pied du massif en face de la tour, Bénédict jeta un regard inquiet sur la fenêtre de l’oratoire. Le soleil embrasait ses vitraux coloriés. Bénédict chercha longtemps à saisir quelque chose derrière ce miroir ardent, lorsqu’une main de femme l’ouvrit tout à coup, et une forme fugitive se montra et disparut.

Bénédict monta sur un vieux if, et, caché par ses rameaux noirs et pendants, il s’éleva assez pour que sa vue pût plonger dans l’intérieur. Alors il vit distinctement Valentine à genoux, avec ses cheveux blonds à demi détachés, qui tombaient négligemment sur son épaule, et que le soleil dorait de ses derniers feux. Ses joues étaient animées, son attitude avait un abandon plein de grâce et de candeur. Elle pressait sur sa poitrine et baisait avec amour ce mouchoir sanglant que Bénédict avait cherché avec tant d’anxiété après son suicide, et qu’il reconnut aussitôt entre ses mains.

Alors Bénédict, promenant ses regards craintifs sur le jardin désert, et n’ayant qu’un mouvement à faire pour atteindre à cette fenêtre, ne put résister à la tentation. Il s’attacha à la balustrade sculptée, et, abandonnant la dernière branche qui le soutenait encore, il s’élança au péril de sa vie.

En voyant une ombre se dessiner dans l’air éblouissant de la croisée, Valentine jeta un cri; mais, en le reconnaissant, sa terreur changea de nature.

—Ô ciel ! lui dit-elle, oserez-vous donc me poursuivre jusqu’ici ?

—Me chassez-vous ? répondit Bénédict. Voyez ! vingt pieds seulement me séparent du sol; ordonnez-moi de lâcher cette balustrade, et j’obéis.

—Grand Dieu ! s’écria Valentine épouvantée de la situation où elle le voyait, entrez, entrez ! Vous me faites mourir de frayeur.

Il s’élança dans l’oratoire, et Valentine, qui s’était attachée à son vêtement dans la crainte de le voir tomber, le pressa dans ses bras par un mouvement de joie involontaire en le voyant sauvé.

En cet instant tout fut oublié, et les résistances que Valentine avait tant méditées, et les reproches que Bénédict s’était promis de lui faire. Ces huit jours de séparation, dans de si tristes circonstances, avaient été pour eux comme un siècle. Le jeune homme s’abandonnait à une joie folle en pressant contre son cœur Valentine, qu’il avait craint de trouver mourante, et qu’il voyait plus belle et plus aimante que jamais.

Enfin, la mémoire de ce qu’il avait souffert loin d’elle lui revint; il l’accusa d’avoir été menteuse et cruelle.

—Écoutez, lui dit Valentine avec feu en le conduisant devant sa madone, j’avais fait serment de ne jamais vous revoir, parce que je m’étais imaginé que je ne pourrais le faire sans crime. Maintenant jurez-moi que vous m’aiderez à respecter mes devoirs; jurez-le devant Dieu, devant cette image, emblème de pureté; rassurez-moi, rendez-moi la confiance que j’ai perdue. Bénédict, votre âme est sincère, vous ne voudriez pas commettre un sacrilège dans votre cœur; dites ! vous sentez-vous plus fort que je ne le suis ?

Bénédict pâlit et recula avec épouvante. Il avait dans l’esprit une droiture vraiment chevaleresque, et préférait le malheur de perdre Valentine au crime de la tromper.

—Mais c’est un vœu que vous me demandez, Valentine ! s’écria-t-il. Pensez-vous que j’aie l’héroïsme de le prononcer et de le tenir sans y être préparé ?

—Eh quoi ! ne l’êtes-vous pas depuis quinze mois ? lui dit-elle. Ces promesses solennelles que vous me fîtes un soir en face de ma sœur, et que jusqu’ici vous aviez si loyalement observées…

—Oui, Valentine, j’ai eu cette force, et j’aurai peut-être celle de renouveler mon vœu. Mais ne me demandez rien aujourd’hui, je suis trop agité; mes serments n’auraient nulle valeur. Tout ce qui s’est passé a chassé le calme que vous aviez fait rentrer dans mon sein. Et puis, Valentine ! femme imprudente ! vous me dites que vous tremblez ! Pourquoi me dites-vous cela ? Je n’aurais pas eu l’audace de le penser. Vous étiez forte quand je vous croyais forte; pourquoi me demander, à moi, l’énergie que vous n’avez pas ? Où la trouverai-je maintenant ? Adieu, je vais me préparer à vous obéir. Mais jurez-moi que vous ne me fuirez plus; car vous voyez l’effet de cette conduite sur moi: elle me tue, elle détruit tout l’effet de ma vertu passée.

—Eh bien ! Bénédict, je vous le jure; car il m’est impossible de ne pas me fier à vous quand je vous vois et quand je vous entends. Adieu; demain nous nous reverrons tous au pavillon.

Elle lui tendit la main; Bénédict hésita à la toucher. Un tremblement convulsif l’agitait. À peine l’eut-il effleurée, qu’une sorte de rage s’empara de lui. Il étreignit Valentine dans ses bras, puis il voulut la repousser. Alors l’effroyable violence qu’il imposait à sa nature ardente depuis si longtemps ayant épuisé toutes ses forces, il se tordit les mains avec fureur et tomba presque mourant sur les marches du prie-Dieu.

—Prends pitié de moi, dit-il avec angoisse, toi qui as créé Valentine; rappelle mon âme à toi, éteins ce souffle dévorant qui ronge ma poitrine et torture ma vie; fais-moi la grâce de mourir.

Il était si pâle, tant de souffrance se peignait dans ses yeux éteints, que Valentine le crut réellement sur le point de succomber. Elle se jeta à genoux près de lui, le pressa sur son cœur avec délire, le couvrit de caresses et de pleurs, et tomba épuisée elle-même dans ses bras avec des cris étouffés, en le voyant défaillir et rejeter en arrière sa tête froide et mourante.

Enfin elle le rappela à lui-même; mais il était si faible, si accablé, qu’elle ne voulut point le renvoyer ainsi. Retrouvant toute son énergie avec la nécessité de le secourir, elle le soutint et le traîna jusqu’à sa chambre, où elle lui prépara du thé.

En ce moment, la bonne et douce Valentine redevint l’officieuse et active ménagère dont la vie était toute consacrée à être utile aux autres. Ses terreurs de femme et d’amante se calmèrent pour faire place aux sollicitudes de l’amitié. Elle oublia en quel lieu elle amenait Bénédict et ce qui devait se passer dans son âme, pour ne songer qu’à secourir ses sens. L’imprudente ne fit point attention aux regards sombres et farouches qu’il jetait sur cette chambre où il n’était entré qu’une fois, sur ce lit où il l’avait vue dormir toute une nuit, sur tous ces meubles qui lui rappelaient la plus orageuse crise et la plus solennelle émotion de sa vie. Assis sur un fauteuil, les sourcils froncés, les bras pendants, il la regardait machinalement errer autour de lui, sans imaginer à quoi elle s’occupait.

Quand elle lui apporta le breuvage calmant qu’elle venait de lui préparer, il se leva brusquement et la regarda d’un air si étrange et si égaré qu’elle laissa échapper la tasse et recula avec effroi.

Bénédict jeta ses bras autour d’elle et l’empêcha de fuir.

—Laissez-moi, s’écria-t-elle, le thé m’a horriblement brûlée.

En effet, elle s’éloigna en boitant. Il se jeta à genoux et baisa son petit pied légèrement rougi au travers de son bas transparent, et puis il faillit mourir encore; et Valentine, vaincue par la pitié, par l’amour, par la peur surtout, ne s’arracha plus de ses bras quand il revint à la vie…

C’était un moment fatal qui devait arriver tôt ou tard. Il y a bien de la témérité à espérer vaincre une passion, quand on se voit tous les jours et qu’on a vingt ans.

Durant les premiers jours, Valentine, emportée au delà de toutes ses impressions habituelles, ne songea point au repentir; mais ce moment vint et il fut terrible.

Alors Bénédict regretta amèrement un bonheur qu’il fallait payer si cher. Sa faute reçut le plus rude châtiment qui pût lui être infligé: il vit Valentine pleurer et dépérir de chagrin.

Trop vertueux l’un et l’autre pour s’endormir dans des joies qu’ils avaient réprouvées et repoussées si longtemps, leur existence devint cruelle. Valentine n’était point capable de transiger avec sa conscience. Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à eux-mêmes, trop dominés par les impétueuses sensations de la jeunesse, pour s’arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec désespoir; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un enfer sans issue.

Bénédict accusait Valentine de l’aimer peu, de ne pas savoir le préférer à son honneur, à l’estime d’elle-même, de n’être capable d’aucun sacrifice complet; et quand ces reproches avaient amené une nouvelle faiblesse de Valentine, quand il la voyait pleurer avec désespoir et succomber sous de pâles terreurs, il haïssait le bonheur qu’il venait de goûter; il eût voulu au prix de son sang en laver le souvenir. Il lui offrait alors de la fuir, il lui jurait de supporter la vie et l’exil; mais elle n’avait plus la force de l’éloigner.

—Ainsi je resterais seule et abandonnée à ma douleur ! lui disait-elle; non, ne me laissez pas ainsi, j’en mourrais; je ne puis plus vivre qu’en m’étourdissant. Dès que je rentre en moi-même, je sens que je suis perdue; ma raison s’égare, et je serais capable de couronner mes crimes par le suicide. Votre présence du moins me donne la force de vivre dans l’oubli de mes devoirs. Attendons encore, espérons, prions Dieu; seule, je ne puis plus prier; mais près de vous l’espoir me revient. Je me flatte de trouver un jour assez de vertu en moi pour vous aimer sans crime. Peut-être m’en donnerez-vous le premier, car enfin vous êtes plus fort que moi; c’est moi qui vous repousse et qui vous rappelle toujours.

Et puis venaient ces moments de passion impétueuse où l’enfer avec ses terreurs faisait sourire Valentine. Elle n’était pas incrédule alors, elle était fanatique d’impiété.

—Eh bien, disait-elle, bravons tout; qu’importe que je perde mon âme ? Soyons heureux sur la terre; le bonheur d’être à toi sera-t-il trop payé par une éternité de tourments ? Je voudrais avoir quelque chose de plus à te sacrifier; dis, ne sais-tu pas un prix qui puisse m’acquitter envers toi ?

—Oh ! si tu étais toujours ainsi ! s’écriait Bénédict.

Ainsi Valentine, de calme et réservée qu’elle était naturellement, était devenue passionnée jusqu’au délire par suite d’un impitoyable concours de malheurs et de séductions qui avaient développé en elle de nouvelles facultés pour combattre et pour aimer. Plus sa résistance avait été longue et raisonnée, plus sa chute était violente. Plus elle avait amassé de forces pour repousser la passion, plus la passion trouvait en elle les aliments de sa force et de sa durée.

Un événement que Valentine avait pour ainsi dire oublié de prévoir, vint faire diversion à ces orages. Un matin, M. Grapp se présenta muni de pièces en vertu desquelles le château et la terre de Raimbault lui appartenaient, sauf une valeur de vingt mille francs environ, qui constituait à l’avenir toute la fortune de madame de Lansac. Les terres furent immédiatement mises en vente, au plus offrant, et Valentine fut sommée de sortir, sous vingt-quatre heures, des propriétés de M. Grapp.

Ce fut un coup de foudre pour ceux qui l’aimaient; jamais fléau céleste ne causa dans le pays une semblable consternation. Mais Valentine ressentit moins son malheur qu’elle ne l’eût fait dans une autre situation; elle pensa, dans le secret de son cœur, que M. de Lansac étant assez vil pour se faire payer son déshonneur au poids de l’or, elle était pour ainsi dire quitte envers lui. Elle ne regretta que le pavillon, asile d’un bonheur pour jamais évanoui, et, après en avoir retiré le peu de meubles qu’il lui fut permis d’emporter, elle accepta provisoirement un refuge à la ferme de Grangeneuve, que les Lhéry, en vertu d’un arrangement avec Grapp, étaient eux-mêmes sur le point de quitter.

 

Valentine

Un roman de George Sand



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