Une soirée d’esprits

Dans  Les Satires,  Poésie Auguste Barbier
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Ami lecteur, voici ce que l’on m’a conté.
Fort étrange est le fait, plaisante l’aventure ;
Mais quel qu’en soit le fond, par Apollon, je jure
Que mon cerveau malin n’en a rien inventé.
« Mesdames et messieurs, attention, silence !
Notre colloque avec l’autre monde commence. »
Et, dans l’obscurité d’un demi-jour discret,
Tout autour d’une table, en un cercle muet
Groupés, les invités, fixes, bouche béante,
D’actes surnaturels demeurent en attente.


Le pontife au milieu, l’œil ardent, le front haut,
S’agite et tend les mains… bientôt un soubresaut
Et des craquements sourds de la table inspirée
Annoncent les esprits. -la phalange sacrée
Qui veut bien visiter, ce soir, ce beau salon,
C’est Jeanne D’Arc, saint Paul, Moïse et Fénelon ;
Rien que cela, les cœurs vraiment les plus sublimes
Et les plus forts penseurs que sur les hautes cimes
Ait jamais éclairés la lumière des cieux.
Que n’espère-t-on pas d’esprits si glorieux !
Ils parlent… et pourtant de ces augustes bouches
Il ne sort que discours incohérents et louches,
Centons plats, lieux communs, sans style et sans couleur,
Indignes de ces gens de génie et de cœur.
N’importe, on s’extasie à leurs pauvres oracles,
Et l’on applaudit fort le faiseur de miracles.
Celui-ci, tout en feu, s’évertue et promet
Prodige sur prodige ainsi que Nicolet,
Une apparition et la touche vivante
Même des mains d’un mort… une bonne croyante
Qui siége devant lui prend flamme et dit soudain :
« Monsieur, si je pouvais sentir encor la main
De feu mon pauvre frère, ah ! Je serais heureuse
D’en devoir à vos soins la faveur merveilleuse !
– Madame, il sera fait selon votre désir.
Sous la table veuillez allonger et tenir
Votre main, et bientôt la main tant souhaitée
S’y joindra. » La croyante, ébaubie, enchantée,
Obéit, et le cœur plein de trouble et d’espoir
Attend l’attouchement ; en effet, dans le noir,
Elle sent sur ses doigts une peau véritable
Glisser… en son bonheur, et c’est bien concevable,
Elle veut à son tour presser la tendre main,
Et la voilà, d’un coup intrépide et certain,
Qui retient le poignet fraternel au passage.
Hélas ! Hélas ! La main saisie avec courage
N’était pas une main, mais un pied nu, sans bas,
Pied d’homme, très-vivant et qui ne bougeait pas.

Aussitôt un grand cri retentit dans la salle,
Tellement déchirant que tout ému, tout pâle,
Chaque assistant en a sur son siége bondi.
La dame en entendant cet effroyable cri
Lâche son pied, chacun se lève, on fait lumière ;
Et tous de rechercher la cause singulière
D’un tel bruit. Que voit-on ? Sur sa chaise, pâmé,
Le pontife étendu, muet, inanimé.

On lui tape les mains, on lui mouille la tempe ;
Et notre homme bientôt aux clartés de la lampe
Se réveille, s’étire et d’un air plein d’effroi :
« Qu’est-ce ? Où suis-je ? Mon Dieu ! Suis-je encore bien moi ?
– Qu’avez-vous ? Lui dit-on. – Hélas ! Dans l'assistance
Il a dû se commettre une grosse indécence
À l’endroit des esprits, si bien qu’en sa douleur
L’un d’entre eux m’a frappé d’un coup si fort au cœur
Que j’en ai cru mourir… mais, je le sens, la vie
M’est encore laissée, et je l’en remercie.
Une autre fois soyons moins imprudents ; ce soir,
Nul esprit ne voudrait se laisser entrevoir.
La séance est levée. » Et, la mine refaite,
Notre compère prend la poudre d’escampette.
L’assemblée à son tour s’écoule peu à peu,
Pérorant, discutant, expliquant avec feu
Le cas du médium… quant à la pauvre dame,
Auteur fort innocent d’une si noire trame,
Elle n’y comprend rien, et dit : « C’est singulier !
La main que je tenais, pourtant, c’était un pied… »

Publié en 1858.

Recueil Les satires
Auguste Barbier



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