Septième vision Le Prophète

Dans  La Chute d’un Ange,  Poésie Alphonse de Lamartine
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Les vagues de la mer, sur leur écume rose,
Déroulaient à grands flots les feux de l’aube éclose,
Quand les jeunes époux, à ses tièdes clartés,
S’éveillèrent au sein de ces lieux enchantés !
Les tigres, les lions, les panthères, les aigles,
De leur féroce instinct interrompant les règles,
Couchés à côté d’eux sur des gazons épais,
D’un oeil tranquille et doux les regardaient en paix,
Et les enfants, baisant leur toison fauve et noire,
Mettaient leurs bras de lait entre leurs dents d’ivoire.

Cédar et Daïdha, ravis d’étonnement,
Ne comprenaient plus rien à cet apaisement ;
Ils se croyaient, à voir ces choses renversées,
Transportés par un songe au monde des pensées  :
Mais, le vieillard tardif ne les appelant pas,
A travers le jardin ils firent quelques pas,
N’appuyant leurs pieds nus qu’à peine sur la terre,
Se montrant chaque objet du doigt avec mystère,
Comme on marche à pas sourds sur des parvis sacrés.
Le gazon incliné formait de grands degrés ;
Ils suivirent en bas la pente de verdure,
Et leurs yeux du rocher revirent l’ouverture.
Elle était large et haute, et le front d’un géant
N’aurait pu la toucher debout en se dressant  :
On eût dit qu’une race antique et colossale
Avait à sa grandeur taillé l’immense salle.
Les grands vents de la mer, dans cette arche de sol,
En brisant sur le cap s’engouffraient à plein vol ;
Les parois en vibraient comme un orgue sonore.
Les rayons que le jour y jette à peine encore,
Introduits à. demi sous le roc habité,
En laissaient tout le fond dans son obscurité,
Et mêlaient les objets dans une demi-teinte
Où combattaient la nuit et la lumière éteinte.

Ils hésitaient d’entrer ; leur timide regard
Au fond de cette nuit cherchait le saint vieillard.
Les ténèbres encor leur cachaient sa figure ;
De ses lèvres pourtant le vague et sourd murmure.
Des mots que prononçait dans sa distraction
Le prophète absorbé par l’adoration,
Le leur fit découvrir, dans le fond, en prière.
Le jour éblouissait, en entrant, sa paupière ;
Les époux le voyaient, mais lui ne pouvait voir
Leurs visages, cachés derrière un angle noir.

Il était à genoux devant un bloc de pierre,
Le visage et le corps tournés vers la lumière,
Les deux bras étendus au-dessus de son front,
Pareils à des rameaux qui s’élèvent d’un tronc,
Et de ses maigres mains les deux palmes dressées
Comme pour embrasser de célestes pensées !
Sous l’inspiration que son cœur lui versait,
Sur son cou replié son front se renversait,
Et son regard, en haut se cherchant une route,
Semblait lire le ciel à travers cette voûte.
Sur le bloc de granit qui lui servait d’appui
On voyait tout ouvert un livre devant lui ;
A leurs yeux ignorants ce livre, obscur mystère,
Semblait, prié par lui, le dieu du solitaire  :
Quelquefois de sa lèvre il baisait le trésor.
Le livre était couvert d’une enveloppe d’or ;
Comme un charbon ardent, une énorme escarboucle,
En nouant le fermoir, flamboyait sur la boucle.
Sur l’or sculpté du livre, admirable ornement,
Une colombe bleue aux yeux de diamant,
De l’inspiration mélodieux symbole,
Ouvrait ses ailes d’or comme un oiseau qui, vole.
Ses pattes de rubis et son bec de corail
Semblaient poser collés sur le dossier d’émail ;
Et ses ailes, de l’âme éblouissant emblème,
S’ouvraient et se fermaient avec le livre même.

Le vieillard, insensible à l’écho de leurs pas,
Les yeux sur ces objets, ne les soulevait pas.
Au passage muet de secrètes pensées,
On voyait remuer ses lèvres cadencées ;
Et l’oreille entendait à demi des accents
Dont parfois le silence entrecoupait le sens.

«  O Père, disait-il, de toute créature,
» Dont le temple est partout où s’étend la nature,
» Dont la présence creuse et comble l’infini,
» Que ton nom soit’ partout dans toute âme béni !
» Que ton règne éternel, qui tous les jours se lève,
» Avec l’ouvre sans fin recommence et s’achève !
» Que par l’amour divin, chaîne de ta bonté,
» Toute volonté veuille avec ta volonté !
» Donne à l’homme d’un jour que ton sein fait éclore
» Ce qu’il lui faut de pain pour vivre son aurore !
» Remets-nous le tribut que nous aurons remis
» Nous-même en pardonnant à tous nos ennemis.
» De peur que sur l’esprit l’argile ne l’emporte,
» Ne nous éprouve pas d’une épreuve trop forte ;
» Mais toi-même, prêtant ta force à nos combats,
» Fais triompher du mal tes enfants d’ici-bas ! ».

A l’heure où tout parfum monte de la nature,
De l’âme de ce saint tel était le murmure,
Prière que plus tard révéla Jésus-Christ,
Où l’on entend gémir la chair avec l’esprit,
Où l’homme ose d’en bas appeler Dieu son père,
Donne à ses ennemis le pardon qu’il espère,
Et dit, en proférant la double vérité,
A Dieu, miséricorde ; à l’homme, charité !
Prière que peut-être, au principe des choses,
L’homme trouva du cœur sur ses lèvres écloses.
Pétrifiés de peur, de doute et de respect,
Les amants se parlaient de l’oeil à cet aspect.
A chacun des accents des lèvres du prophète,
L’éclair intérieur jaillissait de sa tête,
Et, sans savoir à qui l’homme d’en haut parlait,
Devant l’éclat de Dieu leur âme se voilait.
Mais le vieillard surpris, en refermant la page,
Les vit dans sa lumière en levant son visage.
Comme on cache ses mains en portant un trésor,
Dans un pli de sa robe il prit le livre d’or,
Et marchant aux enfants fascinés par la crainte,
Les mena par la main hors de l’obscure enceinte.

Sur un des verts plateaux du cap retentissant,
Où trois fûts de palmiers montaient en s’unissant,
A l’haleine des mers qu’éventait leur toit souple,
Il fit à ses côtés asseoir le jeune couple,
Sourit à Daïdha, pria le jeune époux
D’apporter les enfants, les mit sur ses genoux,
Les baisa sur le front, les remit à leur mère ;
Comme si leur aspect, d’une mémoire amère,
Avait de son esprit remué les douleurs,
De sa paupière blanche essuya quelques pleurs ;
Puis, effaçant bientôt sur son mâle visage
D’un sourire attendri ce passager nuage,
Au beau couple, à ses pieds assis tout interdit,
D’une voix pénétrante et paternelle il dit :

« Que l’accent du Seigneur vibre dans mes paroles !
Pauvres adorateurs de muettes idoles,
Je parlerais en vain, s’il ne vous parlait pas !
Mais c’est lui dont le doigt a dirigé vos pas ;
C’est lui qui dans votre âme ordonne que je sème
Ce nom qui dans nos cœurs s’était semé lui-même !
Ce nom qu’a dispersé parmi les nations
Le vent profanateur des superstitions ;
Pour qu’une race au moins sur cette terre infâme
Garde le sceau divin imprimé sur notre âme,
O chers vases vivants d’innocence et d’amour,
Versez ce que je verse en vous, à votre tour !
Que je sois le charbon mourant, qui se consume,
Qu’on jette presque éteint au bûcher qu’il rallume !
Beaux enfants de la nuit, que vus yeux soient ouverts !
Pour apprendre Dieu même, apprenez l’univers !

« Loin du ciel qui nous luit, des déserts où nous sommes,
Il est sous le soleil une autre race d’hommes,
Qui s’est multipliée autant que les essaims
Que les ruches du chêne épanchent de leurs seins.
Dans ces grandes tribus qui débordent des plaines,
La terre disparaît sous ces vagues humaines ;
Les antres des rochers autrefois habités
Ne leur suffisent plus ; mais d’immenses cités,
De grands blocs arrachés aux montagnes, bâties
Pour les contenir tous, de terre sont sorties.
Le marbre, le granit, d’éblouissants métaux,
Fondus dans la fournaise ou taillés aux marteaux,
Que la terre à vos yeux cache dans ses entrailles,
Couvrent leur ciel de bronze ou forment leurs murailles.
En contemplant de loin ces immenses contours,
Où montent à l’envi les dômes et les tours,
On croit voir s’élever au milieu des campagnes,
De fer, d’argent et d’or d’éclatantes montagnes.
Comme un large incendie, en les frappant d’aplomb
Le soleil resplendit sur cette mer de plomb,
Et l’haleine des feux qui sort des toits sans nombre
Couvre un grand pan du ciel d’une atmosphère sombre.
Le bruit dans les remparts ne peut se renfermer  :
On entend ces cités mugir comme une mer,
Et ce bruit formidable effraye au loin la terre
Plus qu’un rugissement de tigre ou de panthère !
La respiration s’arrête en l’écoutant ;
On sent que l’on n’est rien, devant ce bruit montant,
Qu’un brin d’herbe emporté dans le mont qui le roule,
Ou qu’un sable des mers englouti sous la houle !

« Or, ces hommes, enfants ! pour apaiser leur faim,
N’ont pas assez des fruits que Dieu mit sous leur main ;
Leur foule insatiable en un soleil dévore
Plus qu’en mille soleils les champs n’en font éclore ;
En vain comme des flots l’horizon écumant
Roule perte de vue en ondes de froment  :
Par un crime envers Dieu dont frémit la nature,
Ils demandent au sang une autre nourriture ;
Dans leur cité fangeuse il coule par ruisseaux !
Les cadavres y sont étalés en monceaux.
Ils traienent par les pieds, des fleurs de la prairie,
L’innocente brebis que leur main a nourrie,
Et, sous l’oeil de l’agneau l’égorgeant sans remord,
Ils savourent ses chairs et vivent de la mort !
Aussi le sang tout chaud dont ruisselle leur bouche
Leur rend le goût brutal et le regard farouche.
De cruels aliments incessamment repus,
Toute pitié s’efface en leurs cœurs corrompus,
Et leur oeil, qu’au forfait le forfait habitue,
Aime le sang qui coule et l’innocent qu’on tue.
Ils aiguisent le fer en pique, en glaive, en dard ;
Du métier de tuer ils ont fait le grand art  :
Le meurtre par milliers s’appelle une victoire ;
C’est en lettres de sang que l’on écrit la gloire  :
Les géants n’ont qu’un but, tuer pour asservir !
Le peuple les abhorre, et meurt pour les servir.
Ils poussent aux combats, sans colère et sans haines,
Des bandes de vautours et des meutes humaines,
Qui vont s’entr’égorger au signal de leurs yeux
Pour savoir quel tyran les écrase le mieux !.
Oh ! si vous aviez vu ces grands champs de batailles
Couverts de noirs corbeaux fouillant dans des entrailles,
D’aigles désaltérés dans de noirs lacs de sang,
D’un peuplé tout entier dans son trépas gisant,
De crânes décharnés où pend la chevelure,
Où le reptile niche, où la brise murmure,
Et d’ossements blanchis aux fraîcheurs de la nuit
Qui du sable foulé sous les pieds ont le bruit !
Oh ! si vous aviez vu de grands troupeaux d’hyènes
Emporter en hurlant ces nations humaines,
Et, l’herbe que le vent déroulait à grand pli
Ondoyer sur les os d’un peuple enseveli !
Vous frémiriez d’horreur, et vous rendriez grâce
D’être enfants du désert et nés d’une autre race !… »

Les amants frémissaient, et disaient au vieillard  :
Ces peuples de méchants vivent donc au hasard ?
Les pères décrépits des tribus insensées
Ont donc dans leur esprit renversé leurs pensées ? »
– Les pères, reprit-il, de ces vastes tribus,
Hélas ! ! depuis longtemps ne les gouvernent plus  :
Ce doux pouvoir du sang, dicté par la nature,
Abdiqua le premier sa sainte dictature.
Naissant, mourant avec les générations,
Il ne suffisait plus au joug des nations ;
Le monde, en vieillissant, perdit ses lois prospères ;
Des enfants aujourd’hui nul ne connaît les pères !
Oui, la famille même a brisé ses liens ;
La brute sait ses fils, l’homme ignore les siens.
Ainsi pères sans droits, fils sans reconnaissance,
Tout sentiment humain a perdu sa puissance ;
Des feux sacrés du cœur le foyer est éteint.
Nul n’a plus pour devoir que son brutal instinct,
Et dans l’homme affranchi de toutes ces entraves
Les tyrans sont plus sûrs de trouver des esclaves.
Ils ordonnent  :le fer suit le geste inhumain ;
Rien n’attendrit le cœur, rien n’arrête la main :
Car, pour soumettre un peuple au joug d’un maietre infâme,
Il faut de l’eau du vice empoisonner son âme !

» – Leurs dieux, dit Daïdha, dorment-ils donc toujours ?
Ou sont-ils, ainsi qu’eux, insensibles et sourds ?
– Leurs dieux ! dit le vieillard, par d’horribles blasphèmes,
Quelques hommes hardis se sont faits dieux eux-mêmes !
De prestiges sacrés éblouissant les yeux,
L’ignorance et la peur les reconnaissent dieux.
Pour imposer leur joug au reste de la terre,
Ils cachent leurs secrets dans la nuit du mystère,
Et, sur l’esprit du peuple épaississant la nuit,
Voilent le jour à ceux que leur fourbe séduit ;
Afin de conserver leur puissance funeste,
Ces dieux, en petit nombre, aveuglent tout le reste ;
Répandant autour d’eux l’insulte et les affronts,
Au-dessus de la foule ils élèvent leurs fronts.
Des plus beaux des mortels leur caste se repeuple.
Si quelque enfant d’élite est né parmi le peuple,
Ils le font égorger pour la paix des tyrans,
Ou pour se recruter l’admettent dans leurs rangs ;.
Et, fier du nom divin dont la fourbe le nomme,
Il apprend qu’il est dieu pour fouler .aux pieds l’homme ;
Il immole comme eux à sa divinité,
Ainsi qu’un vil bétail, toute l’humanité.
Il vit de la sueur de la race asservie,
Se lave dans le sang et joue avec la vie ;
Et ce n’est qu’à l’excès de forfaits odieux
Que l’esclave frissonne et reconnaît les dieux.

« Ils habitent à part dans des demeures fortes,
Dont aux pas des humains la mort défend les portes.
Comme l’aigle aux sommets des monts bâtit ses nids,
Leur palais élevé sur des rocs aplanis,
Couvrant de ses arceaux une vaste colline,
Voit d’en haut fourmiller la cité qu’il domine.
Des murs de ce palais aux immenses contours
Lès fondements massifs sont couronnés de tours.
Du sommet des remparts, où leurs foudres sommeillent,
L’étincelle à la main leurs gardes toujours veillent ;
Leur bras tue à distance et frappe sans toucher
Tout homme audacieux qui tente d’approcher ;
Et des globes de feu plus prompts que la pensée
Portent la mort partout où leur oeil l’a lancée.

« Ce qu’enferment, enfants ! ces murs mystérieux,
La parole ne peut le raconter aux yeux.
On y marche sans fin dans les forêts de marbres,
Dont l’ombre et le murmure ont la fraîcheur des arbres ;
Les feuillages d’or pur, taillés par le ciseau,
Frémissent à la brise et tromperaient l’oiseau ;
Des fleuves tout entiers, détournés de leur course,
Remontent sous la terre et jaillissent en source ;
De leur pluie écumante, en gerbes épandus,
Ils arrosent les fleurs des jardins suspendus ;
Élancés vers le ciel en colonnes liquides,
Ils se voûtent d’eux-même en arcades limpides ;
Miraculeux palais, dôme artificiel,
Où l’oeil à travers l’eau voit ondoyer le ciel,
Où l’éclat du soleil, plus doux pour la paupière,
Des moires de la vague argente sa lumière,
Et, brisant ses rayons en mille diamants,
Enivre de fraîcheurs et d’éblouissements.
La nuit, quand des palais le phare se rallume,
Ces dômes ruisselants étincellent d’écume ;
Et du jour dans ces eaux multipliant les jeux,
Ces fleuves enflammés semblent rouler des feux.

« Dans leur palais bâti de jaspe et de porphyre,
Les élus couronnés de cc magique empire,
Sous les lois d’un tyran dont ils forment la cour,
Font trembler leurs sujets et tremblent à leur tour.
A leurs goûts dépravés par l’excès monotone,
Il n’est plus de plaisir qu’un crime n’assaisonne.
Tantôt ils font lutter, dans des combats affreux,
L’homme contre la brute et les hommes entre eux ;
Aux longs ruisseaux de sang qui coulent de la veine,
Aux palpitations des membres sur l’arène,
Tendant leur coupe vide aux mains des échansons,
Leur front du vent des nuits savoure les frissons,
Et, dans les jeux sanglants de ces bêtes de proie,
L’accent du désespoir contraste avec leur joie !

« Vous frémissez sans doute, et vos cœurs innocents
Bondiraient soulevés d’horreur à mes accents,
Et mes hideux tableaux souilleraient vos pensées,
Et vous croiriez, enfants ; mes lèvres insensées,
Si j’achevais de peindre à vos yeux effrayés
La sentine du crime où leurs cœurs sont noyés !
Si je vous les montrais, dans leurs sanglants repaires.
Enviant leurs venins et leurs dards aux vipères,
Sans fin l’un contre l’autre ourdir et conspirer,
S’embrasser un moment pour s’entre-déchirer,
Des sentiments humains ne nourrir que l’envie,
Tuer, tuer toujours pour défendre leur vie,
Se rompre et se nouer en sourdes factions,
Se rouler dans les flots de leurs séditions,
Cacher sous leurs manteaux des armes toujours prêtes,
Se verser le poison dans la coupe des fêtes,
Et, pour goûter le fruit de crimes imparfaits,
Puiser dans leurs remords la soif d’autres forfaits !
Tant l’homme qui s’est fait son seul dieu de lui-même
Peut descendre à jamais sous un poids d’anathème ! »

Et les jeunes époux, échangeant un regard,
Involontairement s’écartaient du vieillard.
De leur peur, de leur geste, il aperçut la trace  :
« Oui, je suis né, dit-il, de cette infâme race,
Oui, mes pieds ont trempé dans ces iniquités ;
Mais j’en ai secoué la souillure  :écoutez.

« Dans les murs de Balbek je reçus la naissance ;
La mère qui donna le lait à mon enfance,
Captive et détestant cet odieux séjour,
D’une tribu nomade avait reçu le jour ;
Les souverains des dieux se disputaient ses charmes.
Mais elle me mêlait le lait avec les larmes ;
Car au sein des grandeurs dont s’offensaient ses yeux
Elle se souvenait des tentes des aïeux,
Elle se souvenait du saint Dieu de sa terre,
Et son cœur s’abstenait de tout culte adultère.
Quand, suivant de ces lieux l’abominable loi,
On m’arracha du sein coulant encor pour moi,
De peur qu’un jour le fils ne reconnût la mère,
A son cœur déchiré cette heure fut amère ;
Aux pieds de ses bourreaux elle alla se jeter,,
Demandant quelques jours de plus pour m’allaiter.
Pendant ces jours comptés par l’avare indulgence,
Cachant son crime saint à l’oeil de la vengeance,
Elle me déchira de son ongle sanglant,
En pleurant à mes cris, la peau de mon sein blanc,
Et du sang qui coulait figé de la blessure,
Comme la dent du tigre imprime sa morsure,
Elle écrivit un nom, le saint nom de son Dieu !
Puis avec moins de pleurs elle me dit adieu,.
Espérant à ce signe une fois reconnaître
Dans l’homme enfin grandi l’enfant qu’elle fit naître !

« Surpassant mes rivaux, et bientôt dieu moi-même.
Cependant je ne sais quelle horreur du blasphème,
Soit que ce fût l’effet de ce nom du Seigneur
Que ma mère avait mis comme un sceau sur mon cœur,
Soit que le sang plus doux d’une plus sainte race
En moi de ses vertus eût laissé quelque trace,
Rendait ce ministère exécrable à mes yeux.
Tout en les adorant, je haïssais les dieux ;
Et disciple chéri, mais disciple farouche,
Je vomissais du cœur ce qu’enseignait leur bouche !

« Un jour qu’atteint du fer dans un de ces combats
Que les hommes d’en haut livraient à ceux d’en bas,
Je gisais dans mon sang, et que l’oiseau de proie
Tournoyant sur mon corps criait déjà de joie ;
Qu’en passant près de moi des hommes saris pitié
De leurs pieds retournaient mon corps mort à moitié ;
Une femme parut sur le champ de batailles.
Oh ! celle qui porta l’homme dans ses entrailles,
Sans qu’aucun oeil comprît ce signe sur ma peau,
Je grandis confondu dans le jeune troupeau,
Exerçant du palais les serviles offices,
Façonné par les dieux aux sanglants exercices,
Instruit par leur exemple à fouler les humains,
Allumant dans leurs tours leurs foudres de mes mains,
Pour savoir si le cœur bat encor sous sa main
Se détourne toujours, elle, de son chemin !
Cette femme semblait interroger l’haleine
Des cadavres sanglants épars sur cette plaine ;
Elle écartait du doigt leur vêtement de fer,
Pour ouvrir leur poitrine et pour la réchauffer.
On eût dit que ses yeux épiaient avec crainte
Sur le sein de ces morts quelque fatale empreinte ;
De cadavre en cadavre enfin elle approcha,
Sur mon pâle visage à son tour se pencha,
.Reconnut quelque souffle encor dans ma narine,
D’une main convulsive entr’ouvrit ma poitrine,
Et s’y précipitant en étouffant ses cris  :

« Adonaï ! dit-elle ; oh ! c’est toi ! toi, mon fils !
Toi que leur cruauté ravit à mes tendresses,
Et que la mort, hélas, rend seule à mes caresses ! »
Je sentais ses baisers, je percevais sa voix,
Je lui devais la vie une seconde fois :
Ce souffle palpitant ’de l’amour d’une mère
Rappelait de mon front la chaleur éphémère ;
A défaut de la voix, que je cherchais en vain,
Je répondais du cœur, du regard, de la main.
Elle étancha mon sang avec des fils d’écorce,
Et sur ses bras vieillis, qui retrouvaient leur force,
M’enlevant dans la nuit à ce champ du trépas,
Dans sa demeure obscure elle traîna mes pas.

« Hélas ! c’était un pauvre et repoussant asile,
Dans un lointain faubourg, sentine de la ville,.
Où l’esclave, rebut des royales amours,
Disputait aux pourceaux l’aliment de ses jours ;
Mais ce besoin d’aimer qu’a toute créature,
Ce réveil de mon âme à la chaste nature,
Cet amour maternel et ces baisers pieux,
Me firent préférer ce toit aux toits des dieux !
Rapidement guéri par les soins de ma mère,
Détrompé de ces rois dont le culte est chimère,
Instruit secrètement du vrai nom du seul Dieu,
Je résolus de vivre ignoré dans ce lieu,
De nourrir de mes mains, esclave volontaire,
Les vieux jours d’une femme en travaillant la terre ;
Et, pour rendre le joug des hommes plus léger,
De le subir moi-même et de le partager.
Le bruit de mon trépas couvrait mon imprudence.
Caché sous les habits d’une vile indigence,
Aux derniers rangs du peuple à mon tour descendu,
Parmi ces vermisseaux je restai confondu.
J’y vécus de longs jours de paix et de misères.
Ma mère m’enseignait à soulager mes frères,
A panser leur blessure, à porter leur fardeau,
A leur distribuer l’huile ou la goutte d’eau.
Pour ne pas augmenter ma misérable caste,
Quoique jeune et brûlant, mon cœur demeura chaste ;
Pour un amour plus saint je me sevrais d’amour.
Rentré le soir près d’elle après le poids du jour,
A l’abri es tyrans oppresseurs de notre âme,
Nos prières montaient de ses lèvres de femme  :
Elle me racontait de moins barbares mœurs,
Comment elle était belle entre toutes ses sœurs,
Comment vers l’Orient, aux tentes de ses pères,
Tous les hommes, égaux, étaient amis et frères ;
Comment leur Dieu sans nom, un, immatériel,
Ne parlait qu’à l’esprit, n’habitait que le ciel ;
Comment, quoique ici-bas nommé par des paroles,
Ses rites les plus purs n’étaient que des symboles ;
Qu’aucun nom ne pouvait jamais le contenir ;
Que c’était l’outrager que de le définir ;
Que sa justice était sans foudre et sans colère ;
Et son unique encens le bien fait pour lui plaire !

« A ces saints souvenirs ensemble nous pleurions,
Après des jours meilleurs tout bas nous soupirions ;
Nous disions que ce crime et cette tyrannie,
Ce règne du mensonge et de la zizanie
Sans doute sur la terre était près de finir ;
Que nous verrions bientôt des temps plus saints venir,
Ou que le Dieu d’en haut, rassasié d’outrage,
Pour le rectifier briserait son ouvrage !
Puis, pour hâter des vœux l’aube des jours meilleurs,
Nous versions devant lui. nos âmes dans nos pleurs !
Et du fond gémissant de cette mer de fanges
Deux prières montaient et consolaient les anges.

« Quand ma mère sentit son heure s’approcher,
Dans le lit de a tombe avant de se coucher,
Son geste m’indiqua, sous sa natte de paille,
Une pierre scellée au pied de la muraille..
Vers ce trésor secret son bras nu s’étendit,
Puis, d’une voix mourante et basse, elle me dit  :
« Quand je ne serai plus, soulève cette pierre
Le trésor du Seigneur est là dans la poussière !
Quand je fus enlevée aux champs de nos aïeux,
De tout ce que leur tente avait de précieux,
Comme un homme surpris cache ce qu’il dérobe,
Je n’emportai, cachés dans les plis de ma robe,
Que les feuillets épars par les anges écrits
De nos livres sacrés du père au fils appris,
Comme une voix natale aux plages étrangères
Qui m’y reparlerait des choses de mes pères. »
Or, les livres, enfants, sont en effet la voix,
Aux hommes d’aujourd’hui, des hommes d’autrefois.
Cette voix parle aux yeux dans les lignes tracées
Où revivent sans corps d’invisibles pensées ;
Où, comme un pied humain dans le sable s’écrit,
L’esprit voit à jamais les traces de l’esprit ;
Don des anges amis, invention féconde
Qui rend l’âme mortelle immortelle en ce monde,
Et par qui, des deux bords du temps, converseront
Ceux qui furent un jour avec ceux qui seront !

« Prends ce livre divin , continua ma mère :
C’est l’âme de mon âme et l’esprit de mon père ;
A la main d’un mortel c’est Dieu qui l’a dicté,
C’est le germe enfoui de toute vérité !
C’est le froment du ciel, c’est la semence vraie
Dont les épis un jour étoufferont l’ivraie,
Afin que, sous le ciel, l’héritage de Dieu
Traverse tous les temps et s’étende en tout lieu !
Dérobe ce trésor aux tyrans de la terre.
Honte ! la vérité doit rester un mystère !
Car du monde usurpé l’infâme souverain,
Avant qu’il fût semé, foulerait le bon grain. »
Elle dit, et, fuyant de ses membres d’argile,
Son âme s’envola vers son céleste asile.
Les ailes de la mort la ravirent aux cieux ;
Je la revis du cœur en la perdant des yeux.

« Quand dans la paix des morts je l’eus ensevelie,
Sous la pierre ma main prit le livre de vie.
Je lus  :il me semblait que des milliers de voix
Qui sortaient du passé me parlaient à la fois,
Que mille vérités m’échauffaient la paupière,
Et qu’un jour tout nouveau me baignait de lumière.
Chaque parole était un éblouissement ;
Moins d’étoiles la nuit sortent du firmament ;
Ce livre racontait comment toutes les choses
D’une parole unique en ordre étaient écloses,
La naissance de l’homme et l’histoire des jours
Qui du jour éternel jusqu’au nôtre ont leur cours.
Il chantait, il pleurait, sa tristesse était tendre ;
A ses sanglots parlés le cœur se sentait fendre.
Plus souvent comme un maître il parlait à l’esprit ;
Et chaque mot profond au fond de l’âme écrit.
Était plus plein de sens que l’homme à tête blanche
Dont la sagesse antique en paroles s’épanche.
Tout précepte était bon , toute ligne était loi,
Et l’on sentait son cœur qui l’approuvait en soi.

« Or, pour les consoler dans leurs dures misères,
Je lisais quelquefois dans ce livre à mes frères,
Et nous nous entourions de mystère et de nuit,
De peur qu’à nos tyrans l’air n’en portât le bruit.
Nous apprenions ensemble à servir, à connaître
Au delà de nos dieux le seul Dieu, le seul maître ;
Un de nos fers tombait à chaque vérité,
Et nos soupirs du moins montaient en liberté.
Ravis en écoutant la divine lecture,
Leurs fronts se relevaient de la terre à mesure,
D’un regard moins servile ils regardaient leurs dieux,
Ils sentaient qu’ils avaient un vengeur dans les cieux ;
Et quelques mots déjà qu’ils ne pouvaient comprendre
Couvaient dans les esprits comme un feu sous la cendre.

« Ces symptômes troublaient nos tyrans, effrayés
De voir ces vermisseaux se dresser sous leurs pieds.
Ils cherchèrent longtemps quelle sourde espérance
A leurs regards plus fiers donnait cette assurance  :
Ils surent qu’il soufflait un vent séditieux
Qui nous enflait le cœur et dessillait nos yeux,
Qu’un livre sur leur tête assemblait ces orages ;
Ils jurèrent, jaloux, d’en déchirer les pages,
Et de persécuter par le fer et le feu
Dans le cœur des mortels tout nom d’un autre Dieu.
Tous ceux qu’ils soupçonnaient de connaître le livre
Subirent les tourments et cessèrent de vivre ;
Sous le tranchant du fer nul ne le confessa ;
De mourir pour son âme aucun ne Ise lassa.
Mais, craignant que le nom en qui le monde espère
Ne mourût a jamais avec nous sur la terre,
Je m’enfuis en secret de l’infâme cité,
Emportant sur mon cœur la voix de vérité ;
Je lassai les bourreaux qui poursuivaient ma trace ;
Dieu m’ouvrit cet asile, et je lui rendis grâce !

« Avec le livre saint j’habitai dans la nuit ;
Mais qu’est-ce qu’un flambeau, mes enfants, s’il ne luit ?
Que me servait de vivre éclairé de ma flamme,
Si mes frères mouraient dans la nuit. de leur âme ;
Si le nom du Très-Haut, éteint sur l’univers,
Laissait le crime au trône et l’esclave à ses fers ?
Je voulus conserver après moi dans le monde
De ce livre divin la semence féconde ;
A mes frères souffrants je voulus quelquefois
Jeter de grands accents de l’immortelle voix,
Afin que dans leurs cœurs un cri sourd d’espérance
Leur annonçât de loin des jours de délivrance.

« Dès mon enfance instruit des arts mystérieux
Qu’on enseigne dans l’ombre aux successeurs des dieux,.
Sachant peindre les sons et graver les paroles,
Écrire pour les yeux les choses en symboles,
Découvrir le métal, le tailler au ciseau,
Apprivoiser la brute et fasciner l’oiseau,
Par tous ces arts secrets dont j’avais l’habitude
Je voulus consacrer ma longue solitude  :
J’aiguisai les poinçons, je forgeai les marteaux,
J’amincis sous leurs coups les lames des métaux.
Comme sur une écorce on grave avec l’épine,
J’y sculptai sur l’acier la parole divine.
Le livre tout entier, copié par ma main,
Passa, multiplié, dans mes pages d’airain.
Mille fois je refis et refais mon ouvrage ;
Dès que ma main pieuse en achève une page,
L’aigle prend dans son bec la lame de métal  :
Dirigé par mon doigt au ciel oriental,
De son aile puissante il traverse l’espace ;
La cime du Liban derrière lui s’efface ;
Attiré par l’éclat des dômes habités,
Il plane dans les airs sur les grandes cités ;
Il écoute mugir ce grand volcan des âmes,
Comme du haut du cap nous entendons les lames ;
Il y laisse tomber de son bec entr’ouvert
Le morceau de métal de symboles couvert,
De ce livre sacré mystérieuse page,
Qui semble de Dieu même un céleste message,
Et qui, selon qu’il tombe en des bords différents,
Fait espérer l’esclave et trembler les tyrans.
Ainsi la vérité, que par lambeaux je sème,
Dans la corruption germera d’elle-même ;
Et si je dois mourir inconnu dans ce lieu,
J’aurai derrière moi laissé ce nom de Dieu !… »

Les amants confondus écoutaient ces merveilles.
Tout un monde nouveau vibrait dans leurs oreilles ;
N’osant interroger, leur timide regard
Passait du livre à l’aigle et de l’aigle au vieillard.
L’image du grand Dieu qui faisait ces miracles
Préparait en secret leur âme à ses oracles.
Daïdha, rougissant de ses vils dieux de bois,
Sous ses cheveux épars les cachait dans ses doigts ;
Et Cédar retrouvait aussi Dieu dans son âme,
Comme un feu dont un vent ranimerait la flamme !
Ils brûlaient tous les deux d’entendre les accents
De cette voix sans bouche invisible à leurs sens,
De ce livre divin où le saint solitaire
Lisait les grands secrets du ciel et de la terre.
Le vieillard le tenait fermé sur ses genoux ;
Il comprit dans leurs yeux le désir des époux ;
Il le leur fit baiser des yeux et de la bouche,
Comme, quand on révère, on baise ce qu’on touche ;
Et l’ouvrant de sa droite il y lut au hasard,
Ici, là, page à page, où tombait son regard ;
Et sa voix, en lisant, plus grave et plus sonore,
D’un ton surnaturel s’accentuait encore :
On eût dit qu’une voix de l’orgue du saint lieu
Résonnait ici-bas des paroles de Dieu.



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