Prologue

Dans  Le Cap Éternité
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J’attendais le vent d’ouest, car à l’Anse Saint-Jean
Je devais m’embarquer pour relever le plan
D’un dangereux récif au large des Sept-Îles.

 


J’avais d’abord goûté l’éloignement des villes
Dans cette solitude, au pied des hauts glacis,
Chez les bons paysans rompant le bon pain bis,
Pendant que l’on gréait la svelte goélette
Qui, dans l’épais brouillard perdant sa silhouette,
Mouillée au fond de l’anse, à l’ancre somnolait.

Le jour après le jour lentement s’écoulait,
Monotone et pareil ; le fleuve sans écume
Étalait son miroir affligé par la brume ;
L’air humide et sonore apportait sur les flots
La naïve chanson de lointains matelots ;
Aussi, le capitaine à chevelure grise
Réclamait à grands cris le soleil et la brise,
En levant son regard vers le ciel incertain ;
Il gravissait le roc abrupt, chaque matin,
Pour observer le temps à l’heure de l’aurore,
Et murmurait, hochant la tête : Pas encore !

La brume enveloppait les larges horizons,
Les bosquets étagés, les glacis, les gazons,
Et tous les mille riens si beaux de la campagne,
Et les sentiers abrupts au flanc de la montagne,
Où, jusques au sommet, le rêveur épris d’art,
Vers le bleu, tout au loin, chemine du regard.

L’âme se peut distraire, à défaut de lecture,
Dans le livre infini de la grande nature ;
Mais il est, dans la brume ainsi que dans la nuit,
Des moments où le livre est maître de l’ennui.
Bien long devint le jour et bien longue la veille.

J’avais pris au hasard, dans l’œuvre de Corneille,
Un volume ancien que j’avais emporté
Dans mes derniers colis, en quittant la cité.

  Quels héros fait parler le prince de la lyre,
Sous ce couvert ? pensais-je, en m’installant pour lire…
Le Cid et Polyeucte !… En esprit je relis
Ces chefs-d’œuvre vainqueurs de l’envieux oubli,
Et leurs alexandrins chantent dans ma mémoire,
Lorsque j’entends parler de noblesse et de gloire !

Le toit d’un laboureur abritait mon ennui.
― Ce brave homme, me dis-je, a peut-être chez lui
Quelques prix par ses fils remportés à l’école,
Légende de tournure enfantine et frivole,
Qui charment par leur grâce et leur naïveté.

Le matin, sac au dos, mon hôte était monté
Sur une terre neuve, au flanc de la montagne.
Près des enfants filait sa robuste compagne :

― Auriez-vous, demandai-je, un livre à me prêter ?
Non pas que le dédain me fasse rejeter
Celui-ci, des plus beaux écrits sur cette terre,
Mais je le sais par cœur et n’en ai donc que, faire.

  Les contes imprimés sont rares dans l’endroit,
Monsieur le voyageur, et cela se conçoit !
Dit-elle, ― un a-b-c, deux livres de prière,
Un ancien almanach : voilà notre misère !
D’instruire nos enfants nous aurions bien souci,
Mais, par malheur pour nous, l’école est loin d’ici…
J’ai pourtant un cahier tout rempli d’écriture
Et de dessins à l’encre ; il est sans signature ;
Il nous fut confié par un jeune inconnu
Je ne sais où parti, je ne sais d’où venu,
Qui nous est arrivé par une nuit d’orage.
La tempête l’avait jeté sur le rivage.
Aux clartés des éclairs je l’ai vu s’approcher
Et traînant son canot brisé sur le rocher ;
Puis il vint pour la nuit nous demander asile.
Il tombait chez du monde ami de l’Évangile !
Nous avons mis la table et rallumé le feu,
Pour qu’avant de dormir il se chauffât un peu.
Le matin, il s’en fut dans la forêt voisine ;
En un mince galon il tailla la racine
D’une épinette blanche et cousit son canot,
En regomma l’écorce et le remit à l’eau.
Le Norouet sur les crans brisait les vagues blanche.
Mes enfants ont caché l’aviron sous les branches.
Car il voulait partir malgré le temps affreux.

― Puisqu’il en est ainsi, petits cœurs généreux,
Leur dit-il, je demeure, en acceptant la chose
Qu’un père soucieux de votre bien propose :
À vous faire l’école ici je resterai
Travaillons bien ensemble, et quand le Saguenay
Sera couvert de glace, enfants, vous saurez lire !
Allez vers votre père, accourez le lui dire
Mais revenez bien vite avec mon aviron :
Du naufrage d’hier je veux venger l’affront !

  De notre vieux fournil on dût changer l’usage,
Pour qu’il servît d’école à tout le voisinage.
Dès que furent passés les travaux des moissons,
Les enfants appliqués suivirent les leçons.

Quand il s’ennuyait trop de son canot d’écorce,
Il se faisait un jeu, si grande était sa force,
De vaincre tout venant à lever des fardeaux,
Ou bien avec mon homme il domptait les chevaux.
D’autres fois, il partait au loin sur ses raquettes…

Il semblait tourmenté par des peines secrètes.
Souvent il traduisait pour nous, les soirs d’hiver,
Un conte italien qui parle de l’enfer…
Un beau conte, qui parle aussi du purgatoire,
Et des anges du ciel au milieu de leur gloire.
Il en avait encore un autre, plus ancien,
Disait-il, qui s’appelle… ah ! je ne sais plus bien !
On parle là-dedans d’un roi, malheureux père,
Et d’un prince son fils tué pendant la guerre ;
Un cruel ennemi veut le jeter aux chiens,
Mais pour son enfant mort le père offre ses biens :
Il court chez le vainqueur qui dîne sous la tente,
Et le prie à genoux d’une voix suppliante…
De ce pauvre vieux roi mon cœur s’est souvenu,
L’ayant bien remarqué, parce que l’inconnu,
Un soir de poudrerie, en lisant ce passage,
Trois fois dut s’arrêter au milieu de la page,
Et ne put la traduire entière sans pleurer.

D’autres soirs, dans sa chambre il allait se cloîtrer,
Et longtemps il lisait, il écrivait peut-être ;
La lampe qui brûlait auprès de sa fenêtre.
Sur la neige bien tard jetait une lueur.
Quand vinrent les beaux jours, l’inconnu, moins veilleur,
Descendait pour écrire au bord de la rivière ;
Je le trouvais toujours assis sur cette pierre,
Penché sur son cahier, près du grand sapin noir
Que, malgré le brouillard, d’ici vous pouvez voir.
Nous n’avons pas connu le secret de cet homme,
Ni quel est son passé ni comment il se nomme ;
Un jour, à ma demande, il a répondu : ― Non !…
Puisque tu prends mon âme, ô nuit, garde mon nom !

Souvent, dans son canot, vers Sainte-Marguerite
Il s’en allait pêcher le saumon et la truite.
Mais lorsque mes enfants travaillaient aux moissons,
Emportant ses papiers au lieu des hameçons,
Il remontait vers l’Ouest, et j’étais bien certaine
De ne plus le revoir avant une quinzaine.

Or, un soir, il nous dit en nous serrant la main :
― Au premier chant du coq je partirai demain.
Conservez mon cahier ! prenez soin de ces pages
Que je n’ose livrer au hasard des naufrages !
Au revoir ! bons amis, gardez mon souvenir.
Ces bords hospitaliers me verront revenir.
Pendant que je serai loin de vous, s’il arrive
Qu’un voyageur instruit aborde votre rive,
Prêtez-lui le cahier : qu’il le lise à loisir
Et le transcrive au long s’il en a le désir !

Il partit le matin, au courant favorable.
La plume et l’encrier l’attendent sur la table,
Près de ses chers papiers depuis bientôt un an.
Les aiguilles encor dorment sur son cadran.

Il n’était pas tout seul au milieu des tempêtes,
Car pour lui bien souvent mes filles inquiètes,
Dans les gros temps d’automne ont prié le bon Dieu.

Au lieu d’un « au revoir », avons-nous un adieu ?
Reviendra-t-il jamais ? Nous gardons l’espérance
De le revoir un jour, malgré sa longue absence.

Nous bénissons le temps qu’il a vécu chez nous…
Ah ! le pauvre jeune homme, il était triste et doux,
Et tout plein son bon cœur il avait de la peine !

  La fileuse, à ces mots, laissa tomber sa laine,
Jeta deux gros rondins d’érable dans le feu,
El tira de l’armoire un épais cahier bleu
Qu’elle tenait sous clef, en gardienne fidèle.

― Voici ! prenez-en soin, s’il vous plaît, reprit-elle,
En me tendant le livre ardemment convoité.

Comme titre, il portait : « Le Cap Éternité »,
En caractères noirs écrits sur le bleu pâle.
L’or de la fleur de lys élégante et royale
Décorait par endroits le couvert azuré ;
Ailleurs, nouvel emblème également sacré
Mariant le présent au passé vénérable,
S’étalait la beauté de la feuille d’érable.

Je l’ouvris, parcourant en hâte les feuillets
Pendant que vers ma chambre, ému, je m’éloignais.
Les lignes, çà et là, trahissaient les pensées :
Il semblait qu’en tremblant la main les eût tracées ;
Indiscret confident des secrètes douleurs,
Tel feuillet tacheté révélait d’anciens pleurs ;
Certains vers tourmentés portaient mainte rature,
Mais, sur plus d’une page entière, l’écriture
Semblait formée au jet de l’inspiration,
En ces moments d’ardente et vive passion
Où la plume rapide à peine suit la trame
De la pensée éclose aux profondeurs de l’âme.

Je lisais… Je lisais dans l’heure qui s’enfuit,
Tout le long de ce jour brumeux et de la nuit,
Penché sur le cahier du malheureux poète.

Et quand le commandant de notre goélette,
Pour l’heure du départ vint prendre mon avis,
Vers le sommet des monts dardant son regard gris,
Et me montrant, joyeux, l’éblouissante aurore,
À mon tour, cette fois, je lui dis : ― Pas encore !

Sur la côte sauvage où le mûrier fleurit,
Je transcrivis soigneusement le manuscrit ;
À ma tâche absorbé, dans l’oubli de moi-même,
Je revivais la vie intense du poème,
De son étrange auteur partageant le destin.
Le jour, j’allais m’asseoir à l’ombre du sapin
Où le pauvre inconnu s’était mis pour écrire,
Sous les mêmes rameaux qu’il entendit bruire.
Peut-être son esprit planait-il en ces lieux
Aux heures de silence où je le goûtais mieux.
Le soir, je m’installais à sa table rustique :
Copiant les dessins et l’œuvre poétique,
Je ne m’interrompais qu’à l’heure du sommeil,
Pour reprendre bientôt mon travail au réveil.
Si bien que tout fut prêt au bout d’une semaine.

― « Maintenant, démarrons ! » criai-je au capitaine.

― Notre vaisseau fila, toutes voiles au vent.
Je repris quelques mots passés en transcrivant,
Quand je relus ces vers dans le repos du large,
Et je me suis permis quelques notes en marge.

 



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