VI. Petit-Pierre

Dans  La mare au diable
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Petit-Pierre

La Grise était jeune, belle et vigoureuse. Elle portait sans effort son double fardeau, couchant les oreilles et rongeant son frein, comme une fière et ardente jument qu’elle était. En passant devant le pré-long, elle aperçut sa mère, qui s’appelait la vieille Grise, comme elle la jeune Grise, et elle hennit en signe d’adieu. La vieille Grise s’approcha de la haie en faisant résonner ses enferges, essaya de galoper sur la marge du pré pour suivre sa fille; puis, la voyant prendre le grand trot, elle hennit à son tour et resta pensive, inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d’herbes qu’elle ne songeait plus à manger.

— Cette pauvre bête connaît toujours sa progéniture, dit Germain pour distraire la petite Marie de son chagrin. Ça me fait penser que je n’ai pas embrassé mon petit-Pierre avant de partir. Le mauvais enfant n’était pas là ! Il voulait, hier au soir, me faire promettre de l’emmener, et il a pleuré pendant une heure dans son lit. Ce matin encore, il a tout essayé pour me persuader. Oh ! qu’il est adroit et câlin ! mais quand il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieur s’est fâché: il est parti dans les champs et je ne l’ai pas revu de la journée.

— Moi, je l’ai vu, dit la petite Marie en faisant effort pour rentrer ses larmes. Il courait avec les enfants de Soulas du côté des tailles, et je me suis bien doutée qu’il était hors de la maison depuis longtemps, car il avait faim et mangeait des prunelles et des mûres de buisson. Je lui ai donné le pain de mon goûter et il m’a dit: Merci, ma Marie mignonne, quand tu viendras chez nous, je te donnerai de la galette. C’est un enfant trop gentil que vous avez là, Germain !

— Oui, qu’il est gentil, reprit le laboureur, et je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour lui ! Si sa grand-mère n’avait pas eu plus de raison que moi, je n’aurais pas pu me tenir de l’emmener quand je le voyais pleurer si fort que son pauvre petit cœur en était tout gonflé.

— Eh bien ! pourquoi ne l’auriez-vous pas emmené, Germain ? Il ne vous aurait guère embarrassé; il est si raisonnable quand on fait sa volonté !

— Il paraît qu’il aurait été de trop là où je vais. Du moins c’était l’avis du père Maurice… Moi, pourtant, j’aurais pensé qu’au contraire il fallait voir comment on le recevrait, et qu’un si gentil enfant ne pouvait qu’être pris en bonne amitié… Mais ils disent à la maison qu’il ne faut pas commencer par faire voir les charges du ménage… Je ne sais pas pourquoi je te parle de ça, petite Marie; tu n’y comprends rien.

— Si fait, Germain; je sais que vous allez vous marier; ma mère me l’a dit en me recommandant de n’en parler à personne, ni chez nous, ni là où je vais, et vous pouvez être tranquille: je n’en dirai mot.

— Tu feras bien, car ce n’est pas fait; peut-être que je ne conviendrai pas à la femme en question.

— Il faut espérer que si, Germain. Pourquoi donc ne lui conviendriez-vous pas ?

— Qui sait ? J’ai trois enfants, et c’est lourd pour une femme qui n’est pas leur mère !

— C’est vrai, mais vos enfants ne sont pas comme d’autres enfants.

— Crois-tu ?

— Ils sont beaux comme des petits anges, et si bien élevés qu’on n’en peut pas voir de plus aimables.

— Il y a Sylvain qui n’est pas trop commode.

— Il est tout petit ! il ne peut pas être autrement que terrible, mais il a tant d’esprit !

— C’est vrai qu’il a de l’esprit: et un courage ! il ne craint ni vaches, ni taureaux, et si on le laissait faire, il grimperait déjà sur les chevaux avec son aîné.

— Moi, à votre place, j’aurais amené l’aîné. Bien sûr, ça vous aurait fait aimer tout de suite d’avoir un enfant si beau !

— Oui, si la femme aime les enfants; mais si elle ne les aime pas !

— Est-ce qu’il y a des femmes qui n’aiment pas les enfants ?

— Pas beaucoup, je pense; mais enfin il y en a, et c’est là ce qui me tourmente.

— Vous ne la connaissez donc pas du tout, cette femme ?

— Pas plus que toi, et je crains de ne pas la mieux connaître, après que je l’aurai vue. Je ne suis pas méfiant, moi. Quand on me dit de bonnes paroles, j’y crois: mais j’ai été plus d’une fois à même de m’en repentir, car les paroles ne sont pas des actions.

— On dit que c’est une brave femme.

— Qui dit cela ? le père Maurice !

— Oui, votre beau-père.

— C’est fort bien: mais il ne la connaît pas non plus.

— Eh bien, vous la verrez tantôt, vous ferez grande attention, et il faut espérer que vous ne vous tromperez pas, Germain.

— Tiens, petite Marie, je serais bien aise que tu entres un peu dans la maison avant de t’en aller tout droit aux Ormeaux: tu es fine, toi, tu as toujours montré de l’esprit, et tu fais attention à tout. Si tu vois quelque chose qui te donne à penser, tu m’en avertiras tout doucement.

— Oh ! non, Germain, je ne ferai pas cela ! je craindrais trop de me tromper; et d’ailleurs, si une parole dite à la légère venait à vous dégoûter de ce mariage, vos parents m’en voudraient, et j’ai bien assez de chagrins comme ça, sans en attirer d’autres sur ma pauvre chère femme de mère.

Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un écart en dressant les oreilles puis revint sur ses pas et se rapprocha du buisson, où quelque chose qu’elle commençait à reconnaître l’avait d’abord effrayée. Germain jeta un regard sur le buisson et vit dans le fossé, sous les branches épaisses et encore fraîches d’un têteau de chêne, quelque chose qu’il prit pour un agneau.

— C’est une bête égarée, dit-il, ou morte, car elle ne bouge pas. Peut-être que quelqu’un la cherche; il faut voir.

— Ce n’est pas une bête, s’écria la petite Marie, c’est un enfant qui dort; c’est votre Petit-Pierre.

— Par exemple ! dit Germain en descendant de cheval: voyez ce petit garnement qui dort là, si loin de la maison, et dans un fossé où quelque serpent pourrait bien le trouver !

Il prit dans ses bras l’enfant, qui lui sourit en ouvrant les yeux et jeta ses bras autour de son cou en lui disant: Mon petit père, tu vas m’emmener avec toi !

— Ah oui ! toujours la même chanson ! que faisiez-vous là, mauvais Pierre ?

— J’attendais mon petit père à passer, dit l’enfant; je regardais sur le chemin et, à force de regarder, je me suis endormi.

— Et si j’étais passé sans te voir, tu serais resté toute la nuit dehors et le loup t’aurait mangé !

— Oh ! je savais bien que tu me verrais ! répondit Petit-Pierre avec confiance.

— Eh bien, à présent, mon Pierre, embrasse-moi, dis-moi adieu, et retourne vite à la maison si tu ne veux pas qu’on soupe sans toi.

— Tu ne veux donc pas m’emmener ! s’écria le petit en commençant à frotter ses yeux pour montrer qu’il avait dessein de pleurer.

— Tu sais bien que grand-père et grand-mère ne le veulent pas, dit Germain, se retranchant derrière l’autorité des vieux parents, comme un homme qui ne compte guère sur la sienne propre.

Mais l’enfant n’entendit rien. Il se prit à pleurer tout de bon, disant que, puisque son père emmenait la petite Marie, il pouvait bien l’emmener aussi. On lui objecta qu’il fallait passer les grands bois, qu’il y avait là beaucoup de méchantes bêtes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne voulait pas porter trois personnes, qu’elle l’avait déclaré en partant et que, dans le pays où l’on se rendait, il n’y avait ni lit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes raisons ne persuadèrent point Petit-Pierre; il se jeta sur l’herbe, et s’y roula en criant que son petit père ne l’aimait plus et que, s’il ne l’emmenait pas, il ne rentrerait point du jour ni de la nuit à la maison.

Germain avait un cœur de père aussi tendre et aussi faible que celui d’une femme. La mort de la sienne, les soins qu’il avait été forcé de rendre seul à ses petits, aussi la pensée que ces pauvres enfants sans mère avaient besoin d’être beaucoup aimés, avaient contribué à le rendre ainsi, et il se fit en lui un si rude combat, d’autant plus qu’il rougissait de sa faiblesse et s’efforçait de cacher son malaise à la petite Marie, que la sueur lui en vint au front et que ses yeux se bordèrent de rouge, prêts à pleurer aussi. Enfin, il essaya de se mettre en colère; mais, en se retournant vers la petite Marie, comme pour la prendre à témoin de sa fermeté d’âme, il vit que le visage de cette bonne fille était baigné de larmes et, tout son courage l’abandonnant, il lui fut impossible de retenir les siennes, bien qu’il grondât et menaçât encore.

— Vrai, vous avez le cœur trop dur, lui dit enfin la petite Marie, et, pour ma part, je ne pourrai jamais résister comme cela à un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons, Germain, emmenez-le. Votre jument est bien habituée à porter deux personnes et un enfant, à preuve que votre beau-frère et sa femme, qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au marché le samedi avec leur garçon, sur le dos de cette bonne bête. Vous le mettrez à cheval devant vous, et d’ailleurs j’aime mieux m’en aller toute seule à pied que de faire de la peine à ce petit.

— Qu’à cela ne tienne, répondit Germain, qui mourait d’envie de se laisser convaincre. La Grise est forte et en porterait deux de plus s’il y avait place sur son échine. Mais que ferons-nous de cet enfant en route ? il aura froid, il aura faim… et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le coucher, le laver et le rhabiller ? Je n’ose pas donner cet ennui-là à une femme que je ne connais pas, et qui trouvera, sans doute, que je suis bien sans façons avec elle pour commencer.

— D’après l’amitié ou l’ennui qu’elle montrera, vous la connaîtrez tout de suite, Germain, croyez-moi; et d’ailleurs, si elle rebute votre Pierre, moi je m’en charge. J’irai chez elle l’habiller et je l’emmènerai aux champs demain. Je l’amuserai toute la journée et j’aurai soin qu’il ne manque de rien.

— Et il t’ennuiera, ma pauvre fille ! Il te gênera ! toute une journée, c’est long !

— Ça me fera plaisir, au contraire, ça me tiendra compagnie et ça me rendra moins triste le premier jour que j’aurai à passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suis encore chez nous.

L’enfant, voyant que la petite Marie prenait son parti, s’était cramponné à sa jupe et la tenait si fort qu’il eût fallu lui faire du mal pour l’en arracher. Quand il reconnut que son père cédait, il prit la main de Marie dans ses deux petites mains brunies par le soleil, et l’embrassa en sautant de joie et en la tirant vers la jument avec cette impatience ardente que les enfants portent dans leurs désirs.

— Allons, allons, dit la jeune fille en le soulevant dans ses bras, tâchons d’apaiser ce pauvre cœur qui saute comme un petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuit viendra, dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape. Embrasse ton petit père, et demande-lui pardon d’avoir fait le méchant. Dis que ça ne t’arrivera plus, jamais ! jamais, entends-tu ?

— Oui, oui, à condition que je ferai toujours sa volonté, n’est-ce pas ? dit Germain en essuyant les yeux du petit avec son mouchoir: ah ! Marie, vous me le gâtez, ce drôle-là !… Et vraiment, tu es une trop bonne fille, petite Marie. Je ne sais pas pourquoi tu n’es pas entrée bergère chez nous à la Saint-Jean dernière. Tu aurais pris soin de mes enfants, et j’aurais mieux aimé te payer un bon prix pour les servir, que d’aller chercher une femme qui croira peut-être me faire beaucoup de grâce en ne les détestant pas.

— Il ne faut pas voir comme ça les choses du mauvais côté, répondit la petite Marie, en tenant la bride du cheval pendant que Germain plaçait son fils sur le devant du large bât garni de peau de chèvre: si votre femme n’aime pas les enfants, vous me prendrez à votre service l’an prochain, et, soyez tranquille, je les amuserai si bien qu’ils ne s’apercevront de rien.

 

La Mare au Diable

Un roman de George Sand



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