Parrain

Dans  Poil de Carotte,  Romans Jules Renard
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Parrain

Quelquefois madame Lepic permet à Poil de Carotte d’aller voir son parrain et même de coucher avec lui. C’est un vieil homme bourru, solitaire, qui passe sa vie à la pêche ou dans la vigne. Il n’aime personne et ne supporte que Poil de Carotte.

— Te voilà, canard ! dit-il.

— Oui, parrain, dit Poil de Carotte sans l’embrasser, m’as-tu préparé ma ligne ?

— Nous en aurons assez d’une pour nous deux, dit parrain.

Poil de Carotte ouvre la porte de la grange et voit sa ligne prête. Ainsi son parrain le taquine toujours, mais Poil de Carotte averti ne se fâche plus et cette manie du vieil homme complique à peine leurs relations. Quand il dit oui, il veut dire non et réciproquement. Il ne s’agit que de ne pas s’y tromper.

— Si ça l’amuse, ça ne me gêne guère, pense Poil de Carotte.

Et ils restent bons camarades.

Parrain, qui d’ordinaire ne fait de cuisine qu’une fois par semaine pour toute la semaine, met au feu, en l’honneur de Poil de Carotte, un grand pot de haricots avec un bon morceau de lard et, pour commencer la journée, le force à boire un verre de vin pur.

Puis ils vont pêcher.

Parrain s’assied au bord de l’eau et déroule méthodiquement son crin de Florence. Il consolide avec de lourdes pierres ses lignes impressionnantes et ne pêche que les gros qu’il roule au frais dans une serviette et lange comme des enfants.

— Surtout, dit-il à Poil de Carotte, ne lève ta ligne que lorsque ton bouchon aura enfoncé trois fois.

Poil de Carotte: Pourquoi trois ?

Parrain: La première ne signifie rien: le poisson mordille. La seconde, c’est sérieux: il avale. La troisième, c’est sûr: il ne s’échappera plus. On ne tire jamais trop tard.

Poil de Carotte préfère la pêche aux goujons. Il se déchausse, entre dans la rivière et avec ses pieds agite le fond sablonneux pour faire de l’eau trouble. Les goujons stupides accourent et Poil de Carotte en sort un à chaque jet de ligne. À peine a-t-il le temps de crier au parrain:

— Seize, dix-sept, dix-huit !…

Quand parrain voit le soleil au-dessus de sa tête, on rentre déjeuner. Il bourre Poil de Carotte de haricots blancs.

— Je ne connais rien de meilleur, lui dit-il, mais je les veux cuits en bouillie. J’aimerais mieux mordre le fer d’une pioche que manger un haricot qui croque sous la dent, craque comme un grain de plomb dans une aile de perdrix.

Poil de Carotte: Ceux-là fondent sur la langue. D’habitude maman ne les fait pas trop mal. Pourtant ce n’est plus ça. Elle doit ménager la crème. Parrain: Canard, j’ai du plaisir à te voir manger. Je parie que tu ne manges point ton content, chez ta mère.

Poil de Carotte: Tout dépend de son appétit. Si elle a faim, je mange à sa faim. En se servant elle me sert par-dessus le marché. Si elle a fini, j’ai fini aussi.

Parrain: On en redemande, bêta.

Poil de Carotte: C’est facile à dire, mon vieux. D’ailleurs il vaut toujours mieux rester sur sa faim.

Parrain: Et moi qui n’ai pas d’enfants, je lècherais le derrière d’un singe, si ce singe était mon enfant ! Arrangez ça.

Ils terminent leur journée dans la vigne, où Poil de Carotte, tantôt regarde piocher son parrain et le suit pas à pas, tantôt, couché sur des fagots de sarment et les yeux au ciel, suce des brins d’osier.

 

Parrain

Un chapitre de poil de Carotte par Jules Renard



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