O mondes disparus ! ô siècles ! ô ruines !…

Dans  Les Fossiles
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O mondes disparus ! ô siècles ! ô ruines !…
Comme le voyageur au versant des collines
S’arrête, et voit sous lui s’allonger à la fois
Les vallons frémissants, les fleuves et les bois…
Science universelle ! immuable pensée,
A vos plus fiers sommets mon âme s’est bercée !
Et, cherchant du passé les chemins inconnus,

Sur vos rochers glissants j’ai posé mes pieds nus !
J’ai vu, j’ai vu sous moi, comme une mer qui passe,
La vie, aux mille bonds, se rouler dans l’espace,
Et, ruisselant encor des baisers maternels,
Tous les mondes sortir de ses flots éternels !
Au choc des océans, aux éclats du tonnerre,
L’être tumultueux étreignait la matière,
Tandis que, partageant les générations,
Les déluges tombaient sur les créations !

Toute forme s’en va, rien ne périt, les choses
Sont comme un sable mou, sous le reflux des causes !
La matière mobile, en proie au changement,
Dans l’espace infini flotte éternellement.
La mort est un sommeil, où, par des lois profondes,
L’être jaillit plus beau du fumier des vieux mondes !
Tout monte ainsi, tout marche au but mystérieux,
Et ce néant d’un jour, qui s’étale à nos yeux,
N’est que la chrysalide, aux invisibles trames,
D’où sortiront demain les ailes et les âmes !

Comme un germe fatal par la vague apporté,
Au bord des grandes eaux quand l’homme fut jeté,
Il roula, vagissant, sur la plage inconnue.
La pluie aux flots glacés inondait sa peau nue,
Et la foudre sonore, en passant dans les airs,
Frappait son large front de ses rouges éclairs !
Les fleuves gémissaient dans les vastes campagnes,
Les animaux hurlaient au sommet des montagnes ;
Parfois, le ciel immense, éteignant son flambeau,
Sur son sein haletant pesait comme un tombeau,
Et, autour de lui, tels que des geôliers sombres,
Les éléments grondaient dans le gouffre des ombres,
Tandis qu’à l’horizon noir et silencieux,
Des astres palpitants s’ouvraient comme des yeux !
Il se traîna d’abord, sous les forêts désertes,
Dont les dômes flottaient comme des tentes vertes ;
Puis, quand la faim première aboya dans ses flancs,
De l’yeuse sauvage il secoua les glands ;
Arrachant aux bambous la liane en spirales,
Il serra sous ses pieds l’écorce des sandales ;
Et, pour tout vêtement, sur son dos large et fort,
Attacha des grands bœufs la peau fumante encor !
Il s’étendait, la nuit, sous les cavernes creuses ;
Là, durant le frisson des heures ténébreuses,
Peuplant de son effroi l’immensité des cieux,
Dans le bois et la pierre il se tailla des dieux,
Fit couler sur leur corps la graisse des génisses,
Et, tout noircis déjà du feu des sacrifices,
Les prit pour compagnons de ses rudes travaux,
Quand sur le flanc des monts il poussa ses troupeaux !
Longtemps, pasteur nomade, il marcha par le monde,
Déployant au soleil sa maison vagabonde,
Tandis qu’à ses côtés les chameaux, à genoux,
Dans la citerne fraîche allongeaient leur col roux !
Lorsque la nuit bleuâtre avait tendu ses voiles,
Il suivait, par les cieux, le troupeau des étoiles,
Et, dans sa langue étrange, aux sons rauques encor,
Du nom de ses béliers nommait les astres d’or !…
Parfois, au bruit lointain des ondes cadencées,
Sentant battre en son cœur l’aile de ses pensées,
Il allait éveillant, sous son souffle amoureux,
La musique endormie au fond des roseaux creux !
Il se penchait, parfois, sur la berge des rives,
Rayant le sable fin de lignes fugitives
Et la vague, et les vents, emportaient par lambeaux
L’écriture mêlée aux traces des oiseaux !

Un jour, il s’arrêta, secouant sur le monde
La poudre et la sueur de sa course inféconde,
Et, dans la liberté de son droit souverain,
Bâtit sa tente en marbre et ses dieux en airain !
Il fit monter ainsi, jusqu’aux régions pures,
Le formidable orgueil de ses architectures,
Et les astres, passant sous les chapiteaux lourds,
Comme de blancs oiseaux planaient au front des tours !
La cité, fourmillante et de tumulte pleine,
Enferma dans son mur la montagne et la plaine ;
Comme un serpent captif, le fleuve aux mille bonds
Se tordit écumeux sous l’arche des grands ponts,
Et les larges vaisseaux, fendant les flots rebelles,
S’échappèrent du port en déployant leurs ailes !…
Il partit avec eux, par la brise emporté ;
Seul, perdu dans la brume et dans l’immensité,
Il visita les mers en prestiges fécondes,
Les îlots merveilleux qui flottent sur les ondes,
La sirène chanteuse, et les monstres marins
Dont les naseaux bruyants sont hérissés de crins !

Il entendit alors dans sa force superbe
Hennir les passions, comme un troupeau dans l’herbe,
Et son cœur qui palpite, enflé de sang vermeil,
Sentit descendre en lui les flammes du soleil !
Il aima les tambours, les clairons, les cymbales,
La bataille emportée au dos blanc des cavales,
L’assaut qui monte aux murs avec ses doigts sanglants,
Les peuples écrasés sous les palais croulants,
Et la mêlée ardente, aux étreintes si fortes
Que la terre oscilla sous le pied des cohortes,
Et que l’explosion de l’humaine fureur
Des vastes océans étouffa la clameur !

Le monde était vaincu, le ciel restait encore :
Comme le bûcheron, dans la forêt sonore,
Fait rouler à ses pieds les chênes monstrueux,
Une hache à la main, l’homme émonda ses dieux !
L’idole, chancelant sous les secousses fortes,
Vit crouler ses bras lourds tels que des branches mortes,
Et ses dents de granit, rouges de sang humain,
Comme des glands tombés jonchèrent le chemin.
La peur aux yeux béants, pâle fille des ombres,
S’échappa, pour toujours, des sanctuaires sombres,
Et l’homme, offrant son culte aux molles voluptés,
Se refléta lui-même en ses divinités !
Ce fut le temps heureux des blanches colonnades,
Quand sonnait, sur les monts, l’évohé des ménades,
Et que l’artiste grec, sous son marteaux pieux,
Du marbre étincelant faisait jaillir des dieux !
Toute religion, soumise et désarmée,
Fut dans la grâce humaine à jamais enfermée,
Et le poète, ému par les rythmes divers,
Fit un Olympe entier du trop plein de ses vers !
Mais ces divinités que la raison assiège,
Fondirent sur l’autel comme des blocs de neige,
Ne laissant après soi, parmi les nations,
Que la froideur du dogme et des abstractions.
Bientôt, désabusé des antiques sagesses,
L’homme endormit son âme au roulis des ivresses,
Et, sur des couches d’or, parmi les bateleurs,
Fit trôner son ennui, tout couronné de fleurs !
Formidables festins, où les peuples esclaves
En cadence funèbre agitaient leurs entraves,
Quand la prostituée, une patère aux doigts,
Buvait les pleurs du monde à la table des rois !
Les grands cirques lointains, où beuglaient les chairs vives,
Envoyaient des clameurs jusqu’au lit des convives,
Et, mêlée aux parfums du banquet frémissant,
Parfois comme un vent chaud passait l’odeur du sang !

C’est alors que, penché sur sa débauche sale,
L’homme vomit son âme aux pavés de la salle,
Et dans les passions se vautra sans pudeur,
Comme débarrassé du fardeau de son cœur !
La pâle humanité, dans sa stupeur immonde
Sans courage et sans foi, s’accroupit sur le monde,
Etalant au soleil toutes ses nudités,
Telle qu’un lépreux maigre aux portes des cités !
L’espoir était tombé dans les cœurs en ruines,
Les sages impuissants reniaient les doctrines,
Et l’univers, fétide ainsi qu’un mauvais lieu,
Ne put être lavé que par le sang d’un dieu !

Sous le gibet sacré d’où la lumière tombe,
L’homme, tout ébloui, se dressa dans sa tombe,
Et, le regard fixé sur les sommets lointains,
Traînant comme un linceul sa robe des festins,
Il marcha vers le jour ! Les pierres inégales
Mordirent ses pieds blancs à travers les sandales,
Et, du passé profane expiant la douceur,
Il sua, comme Dieu, sa sanglante sueur !
Il broya sous le fer, il tordit dans les flammes
Sa chair, humide encor des voluptés infâmes,
Et de sa main luisante arrachant les anneaux,
Livra ses ongles vifs aux pinces des bourreaux !
Pour la première fois, sa pensée agrandie
Comprit l’enivrement des pleurs, la mélodie
Des sanglots éternels, et, comme en un bain fort,
Martyr voluptueux, il plongea dans la mort !
La mort !… Il se pâma dans ses caresses rudes,
Sur son grabat d’ermite, au fond des solitudes ;
Comme un dernier espoir, il la vit tour à tour,
Dans ses rêves la nuit, dans ses pensers le jour,
Et, pour hâter le temps des promesses meilleures,
Mit dans ses doigts osseux le sablier des heures !

Parfois, de la montagne il descendait pieds nus,
Prêchant la loi nouvelle aux peuples inconnus ;
Les guerriers s’arrêtaient, au fort de la bataille,
Le chef aux longs cheveux courbait sa haute taille,
Et, dressé sur le monde, avec ses bras ouverts,
L’arbre du grand supplice abrita l’univers !

On vit naître bientôt, tels qu’une aube affaiblie,
Des siècles pleins de brume et de mélancolie,
Où seule au fond des cœurs la foi veillait encor,
Comme sous les arceaux tremble une lampe d’or !
Dans le bourdonnement des longues sonneries,
Les peuples enfantins berçaient leurs rêveries,
Et, déposant au seuil tout souvenir mortel,
Engourdissaient leur âme aux parfums de l’autel !
Pareille au jour douteux qui, dans les cathédrales,
Tombe des vitraux peints sur le granit des dalles,
La blanche Vérité n’arrivait aux esprits
Qu’à travers la loi sainte et les dogmes écrits,
Crépuscule sans fin, baigné d’éclairs mystiques,
Où les choses prenaient des formes fantastiques !…
Mais l’homme manqua d’air, l’homme étouffa d’ennui.
Et, repoussant le dieu qui s’attachait à lui,
Du temple à deux battants ouvrit les portes sombres !…
Un flot bleu de soleil illumina les ombres,
Et, debout sur le seuil, jetant au loin ses yeux,
Il but à pleins poumon le vent libre des cieux !
Le monde bruissait comme un essaim d’abeilles,
L’avenir se levait dans des teintes vermeilles…
Il s’élança d’un bond vers les destins nouveaux ;
Là, préludant sans peur à ses rudes travaux,
Il brisa, pour toujours, les croyances bénies
Sous le marteau fatal des grandes ironies,
Et sa rébellion, comme un vent furieux,
Emporta dans l’oubli le dernier de ses dieux !
Pareil au noir mineur qui marche sous la terre,
L’homme accrocha sa lampe au fond de tout mystère,
Et, pour trouver le mot du Fatum souverain,
Il fit passer le monde à son creuset d’airain ;
Ses fourneaux où, la nuit, grinçaient des feux sonores,
Allumaient tout à coup de lugubres aurores,
Tandis qu’on entendait, dans l’ombre des cités,
Râler entre ses bras les éléments domptés !
Alors, sur ton sein nu posant sa main brutale,
Nature, il déchira ta robe virginale !
Sentinelle immobile au bord des cieux profonds,
Epiant le chemin des astres vagabonds,
Du bout de son compas, sur les nocturnes voiles,
Comme des papillons il piqua les étoiles !
Puis, un jour qu’il rêvait, penché sur les flots verts,
Il crut voir dans la brume un second univers,
Et tira, tout joyeux, de la vague féconde
Son filet ruisselant où s’était pris un monde !
Chaque heure eut sa conquête et son but glorieux ;
La foudre le gênait, il l’arracha des cieux !
Il en fit la colombe aux messages fidèles,
Qui prit ses volontés sous le feu de ses ailes !
Le grand fleuve, oublieux des loisirs nonchalants,
Tourna sa meule lourde aux rouages sifflants ;
Et la flamme rapide, à son char attelée,
D’un hennissement clair éveillant la vallée,
Plus loin que la montagne et que l’horizon bleu,
Dans un nuage épais l’emporta comme un dieu !

L’homme connut sa force, et, secouant ses chaînes,
Poussa le cri joyeux des libertés humaines,
Sous les débris du temple écrasa les pavois,
Et pesant dans sa main la couronne des rois,
Sur la poudre du sol que son sang a trempée,
Il écrivit ses droits du bout de son épée,
Et pour juger sa cause évoqua sans remords,
Ainsi qu’un grand sénat, l’ombre des siècles morts !
Il fut libre, il fut maître. O misère ! ô démence !
Cercle mystérieux qui toujours recommence !
Voilà que, maintenant, vieillard au front pâli,
Dans la satiété de son œuvre accomplie,
Ployé sous le fardeau de ses six mille années,
Il s’arrête, inquiet, au bord des destinées !…
Sa raison l’épouvante et sa croyance a fui !
Sous le soleil qui baisse il marche sans appui,
Et son âme débile, où l’espérance est morte,
Comme un vaisseau perdu flotte au vent qui l’emporte !
Seul, le sage est debout, au seuil de sa maison,
Et d’un long regard triste il cherche à l’horizon,
S’il ne voit pas venir, du côté de la terre,
Le dernier ouragan plein du dernier tonnerre !
Déjà, sentant le jour de ses convulsions,
Le vieux chaos mugit sous les créations ;
La nature en travail écume dans sa chaîne,
Et le vent inconnu qui souffle de la plaine,
Comme ce cri d’adieu que l’Egypte rêva,
Passe sur les cités, disant : « L’homme s’en va !… »

C’est le commencement de la grande agonie !
Mourons ! les temps sont clos et la tâche est finie !
Montez tous à la fois, océans irrités !
Astres, détachez-vous des cieux épouvantés !
Et vous, formes de l’être, à jamais disparues,
Gigantesques débris que heurtaient les charrues,
Pressez-vous sur la terre, et dans vos lits poudreux,
Faites nous une place, ô frères monstrueux !…

Poète Louis Bouilhet



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