Nos raffinés

Dans  Les Satires,  Poésie Auguste Barbier
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Voulez-vous en voir un ? Tenez, voilà qu’il passe
Le nez haut et d’un air disant : faites-moi place ! –
Ce n’est plus, comme au temps du sombre roi Louis,
Un jeune homme à panache, aux talons enfouis
Dans de larges houzeaux doublés de brocatelle,
En pourpoint de velours, en collet de dentelle,
À rapière dressée en-dessous du manteau ;
Non, c’est moins tapageur, moins élégant, moins beau,
Mais non moins agaçant ; ce grand chercheur de noise


Se présente aujourd’hui d’une façon bourgeoise.
Selon le goût du jour, et souvent très-peu neuf,
Son torse est revêtu d’un simple drap d’Elbeuf.
Sur sa lèvre un cigare énormément s’avance,
Entre ses doigts un jonc de Verdier se balance,
Des gants jaunes aux mains, du vernis noir au pied,
À peu de frais voilà notre homme tout entier.

Quel est-il ? D’où vient-il ? Ah ! C’est là le mystère !
Ne cherchons pas trop haut, car ce n’est d’ordinaire
Que le fils d’un marchand ou d’un courtier marron
Qui n’a jamais rien fait et ne s’est trouvé bon
Qu’à battre le pavé, qu’à mener grasse vie,
Manger chaud, boire frais, en folle compagnie,
Et suivre jusqu’au jour sur un divan fumeux
Les étranges hasards d’un baccarat fiévreux.

Pourtant devant son nom la noble particule
Brille et sur le vélin carrément s’articule.
A-t-il droit d’y prétendre ou bien ne l’a-t-il pas ?
Il n’est point très-aisé de résoudre le cas ;
Le fait est qu’il la prend : elle est si nécessaire !
Par elle il se faufile en la bande légère
Des prodigues titrés, puis c’est un passe-port
Auprès des usuriers, princes du coffre-fort,
Des fournisseurs craintifs, des femmes de théâtre
Autour de qui son cœur gratuitement folâtre.

D’ailleurs qui là-dessus voudrait le chicaner ?
Aucun-faudrait-il pas soudain se voir mener
Sur le pré, comme il dit en style de régence.
Pour lui vertu n’est point ce qu’un vain peuple pense,
Obéissance pure aux préceptes de Dieu.
Payer ce que l’on doit, vivre chaste et de peu
N’est pas son idéal… mais en toute querelle
Ne jamais reculer même d’une semelle,
Ne se point démentir, eût-on tort mille fois,
Et toujours, le ton haut, rendre fève pour pois,
Tel est le fin des fins, ce qui le touche aux larmes.
Le type de l’honneur, c’est l’habile en faits d'armes ;
L’école de l’honneur, c’est la salle du tir,
Où tout brave s’en vient d’adresse se munir.

Qu’il est fier, qu’il est beau lorsqu’une triste histoire
De duel malheureux le conduit au prétoire !
Comme il pose en docteur devant le magistrat !
Il professe l’escrime, il se montre en état
D’en donner des leçons à la cour elle-même ;
Du geste il en décrit plus d’un bon stratagème ;

Et s’il parle d’un maître en ce noble métier,
C’est pour dire qu’il est l’ami du grand Grisier,
De l’illustre Grisier ; il sait page par page
Le code du duel, rare et profond ouvrage
De feu Chateauvillard, ce Portalis charmant
Du bel art d’embrocher son homme galamment.
Il en cite le texte et vivement s’étonne
Qu’on connaisse si peu le livre et la personne.
À ce propos, d’un ton légèrement badin,
Il blague, c’est le mot, le procureur Dupin,
Cet ardent ennemi des manieurs d’épée
Et par qui si souvent leur audace est frappée.
Enfin dans son lyrisme il s’écrie avec feu :
« Le duel ! C’est, messieurs, le jugement de Dieu !
Sans lui que deviendrait la dignité des âmes ?
Sans lui plus de respect des vieillards et des femmes ;
Il est, comme l’a dit un penseur magistral,
Monsieur Guizot, il est le fait le plus moral
De nos âges nouveaux. Ah ! Si, par trop sévère,
Thémis le veut bannir aujourd’hui de la terre,
Il trouvera toujours ouvert à son accès
Un asile assuré – le noble sol français… »

Tout cela ne serait que grotesque et risible,
Si messieurs du plastron et messieurs de la cible
S’éloignaient rarement des cafés et tripots
Où leur aplomb se fait admirer par les sots.
Mais cette race, hélas ! Se répand dans le monde ;
En maint riche salon elle pénètre, abonde,
Et tient là sous l’ampleur de sa fatuité
La place du savoir et de l’honnêteté.

Mieux encore, elle unit la plume à la rapière
Et depuis quelque temps s’est faite littéraire.
Héroïques champions des muses, ces bravos
Emplissent de leur bruit le sous-sol des journaux.
Là passe le torrent de leur littérature
En incroyable histoire, en lubrique aventure ;
Et quand l’invention manque et les laisse à plat,
Aux personnalités leur esprit se rabat.
Que d’éreintés alors ! Tout le monde factice
Qu’ils fréquentent, rivaux de plume et de coulisse.
Est d’abord le sujet de leurs lazzis mordants ;
Puis ils frappent ailleurs, et le fiel de leurs dents
Souvent monte imprimer d’affreuses marques noires
Aux respectables fronts de nos plus chères gloires.
Sans réponse pourtant ces venimeux discours
Et ces méchants brocards ne restent pas toujours :
Il arrive parfois qu’un homme de courage
Se lève et, l’arme en main, réprime leur verbiage
En leur flanquant sans art quelque coup bien planté
Qui remet les rieurs soudain du bon côté.

Mais c’est assez parler de cette aimable engeance,
Finissons… j’ai voulu montrer que la semence
De ces fiers capitans que Callot burina
Et que le bon Régnier dans sa verve oublia,
N’est pas toute perdue, et qu’il nous reste encore
Quelques échantillons du genre matamore.

Publié en 1862.

Recueil Les satires
Auguste Barbier



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