L’Oraison de Saint Julien

Dans  Contes Libertins 2nd partie
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Sous ce mouchoir ne sais quoi fait au tour:
Par la Renaud s’imagina le reste.
Mot n’en dirai: mais je n’omettrai point
Qu’elle était jeune, agréable, et touchante
Blanche surtout, et de taille avenante
Trop ni trop peu de chair et d’embonpoint.
A cet objet qui n’eût eu l’âme émue !
Qui n’eût aimé ! qui n’eût eu des désirs
Un philosophe, un marbre, une statue,
Auraient senti comme nous ces plaisirs.
Elle commence à parler la première,
Et fait si bien que Renaud s’enhardit
Il ne savait comme entrer en matière;
Mais pour l’aider la marchande lui dit:
Vous rappelez en moi la souvenance
D’un qui s’est vu mon unique souci:
Plus je vous vois, plus je crois voir aussi
L’air et le port, les yeux, la remembrance
De mon époux; que Dieu lui fasse paix:
Voilà sa bouche, et voilà tous ses traits.
Renaud reprit: ce m’est beaucoup de gloire
Mais vous, Madame, à qui ressemblez-vous ?
A nul objet, et je n’ai point mémoire
D’en avoir vu qui m’ait semblé si doux.
Nulle beauté n’approche de la vôtre.
Or me voici d’un mal chu dans un autre:
Je transissais, je brûle maintenant.
Lequel vaut mieux ? La belle l’arrêtant,
S’humilia pour être contredite.
C’est une adresse à mon sens non petite.
Renaud poursuit: louant par le menu
Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il n’a point vu
Et qu’il verrait volontiers si la belle
Plus que le droit ne se montrait cruelle.
Pour vous louer comme vous méritez,
Ajouta-t-il, et marquer les beautés
Dont j’ai la vue avec le coeur frappée,
(Car près de vous l’un et l’autre s’ ensuit)
Il faut un siècle, et je n’ai qu’une nuit,
Qui pourrait être encor mieux occupée.
Elle sourit; il n’en fallut pas plus.
Renaud laissa les discours superflus.
Le temps est cher en amour comme en guerre.
Homme mortel ne s’est vu sur la terre
De plus heureux; car nul point n’y manquait.
On résista tout autant qu’il fallait,
Ni plus ni moins, ainsi que chaque belle
Sait pratiquer, pucelle ou non pucelle.
Au demeurant je n’ai pas entrepris
De raconter tout ce qu’il obtint d’elle;
Menu détail, baisers donnés et pris,
La petite oie; enfin ce qu’on appelle
En bon français les préludes d’amour;
Car l’un et l’autre y savait plus d’un tour.
Au souvenir de l’état misérable
Ou s était vu le pauvre voyageur
On lui faisait toujours quelque faveur:
Voilà, disait la veuve charitable,
Pour le chemin, voici pour les brigands,
Puis pour la peur puis pour le mauvais temps;
Tant que le tout pièce à pièce s’efface.
Qui ne voudrait se racquitter ainsi ?
Conclusion, que Renaud sur la place
Obtint le don d’amoureuse merci.
Les doux propos recommencent ensuite
Puis les baisers, et puis la noix confite.
On se coucha. La dame ne voulant
Qu’il s’allât mettre au lit de sa servante
Le mit au sien, ce fut fait prudemment
En femme sage, en personne galante.
Je n’ai pas su ce qu’étant dans le lit
Ils avaient fait; mais comme avec l’habit
On met à part certain reste de honte,
Apparemment le meilleur de ce conte
Entre deux draps pour Renaud se passa.
Là plus à plein il se récompensa
Du mal souffert, de la perte arrivée
De quoi s’étant la veuve bien trouvée
Il fut prié de la venir revoir:
Mais en secret; car il fallait pourvoir
Au gouverneur . La belle non contente
De ses faveurs, étala son argent.
Renaud n’en prit qu’une somme bastante
Pour regagner son logis promptement.
Il s’en va droit à cette hôtellerie,
Ou son valet était encore au lit.
Renaud le rosse, et puis change d’habit,
Ayant trouvé sa valise garnie.
Pour le combler, son bon destin voulut
Qu’on attrapât les quidams ce jour même.
Incontinent chez le juge il courut:
Il faut user de diligence extrême
En pareil cas; car le greffe tient bon,
Quand une fois il est saisi des choses
C’est proprement la caverne au Lion.
Rien n’en revient: là les mains ne sont closes
Pour recevoir, mais pour rendre trop bien:
Fin celui-là qui n’y laisse du sien.
Le procès fait une belle potence
A trois côtés fut mise en plein marché
: L’un des quidams harangua l’assistance
Au nom de tous, et le trio branché
Mourut contrit et fort bien confessé.
Après cela, doutez de la puissance
Des oraisons, dira quelqu’un de ceux
Dont j’ai parlé; trois gens par devers eux
Ont un roussin, et nombre de pistoles
Qui n’aurait cru ces gens-là fort chanceux ?
Aussi font-ils flores et caprioles,
(Mauvais présage) et tout gais et joyeux
Sont sur le point de partir leur chevance
, Lorsqu’on les vient prier d’une autre danse.
En contr’échange un pauvre malheureux
S’en va périr selon toute apparence,
Quand sous la main lui tombe une beauté
Dont un prélat se serait contenté.
Il recouvra son argent, son bagage,
Et son cheval, et tout son équipage,
Et grâce à Dieu et Monsieur saint Julien,
Eut une nuit qui ne lui coûta tien.

Jean de la Fontaine
Fables Jean de la Fontaine
 

 


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