L’Indifférence

Dans  Les Satires,  Poésie Auguste Barbier
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Quand la France, épuisée aux luttes de la guerre
Et cherchant dans la paix un repos salutaire,
Essuya son épée et la mit au fourreau,
Muses et liberté, magnifique troupeau,
Parurent à ses yeux, et leur splendeur divine
D’une nouvelle ardeur fit battre sa poitrine.
Alors si Lamartine, essayant son essor,
Montait à l’horizon, bel astre aux rayons d’or,
Comme aux feux du matin, toutes les jeunes âmes
Palpitaient et s’ouvraient aux doux jets de ses flammes.


Alors si des beaux lieux où Socrate parlait
Des bords de l’Eurotas ou des champs de Milet,
Un cri de liberté qu’on n’osait plus attendre,
Jusqu’aux murs de Paris venait se faire entendre
Comme un chœur de Sophocle, avec solennité,
La jeunesse entonnait l’hymne de liberté,
Et courait aussitôt, bouillante de courage,
Aider un peuple antique à sortir d’esclavage.
Alors tous les grands noms de l’art, de la vertu,
Étaient environnés d’un respect assidu.
L’âme de Foy voyait la France tout entière
Suivre en pleurant son corps à sa couche dernière.
Et plus tard, quand juillet aux immortels éclats
De la liberté sainte éclairait les combats,
Les enfants de Paris, qui remuaient les dalles,
Trouvant Chateaubriand sur le chemin des balles,
Baissaient leurs jeunes fronts devant ses cheveux blancs,
Et plaçaient le vieillard, comme les vieux rois francs,
Sur le sanglant pavois de leurs mâles épaules.
Alors on ne cherchait qu’à jouer de beaux rôles ;
Dans tous les cœurs vibraient des instincts généreux…
Aujourd’hui plus d’élans, les âmes sont sans feux,
Sans goût pour l’idéal ; aucune chose belle
Ne sait plus émouvoir. Qu’une lyre nouvelle,
Astre jeune et soudain, paraisse au ciel de l’art,
Hélas ! C’est tout au plus si d’un ardent regard
Trois poëtes suivront ses feux dans l’empyrée,
Et si les mouvements de sa corde sacrée
Éveilleront huit jours de transports dans les cœurs.
Quelques tièdes bravos pour ses accents vainqueurs
Seront du noble luth la seule récompense,
Puis tout retombera dans un morne silence.
Enfin, l’objet divin, qui nous a tant coûté,
Nos pleurs et notre sang, la fière liberté,
N’est plus qu’un vieil amour qui passe de nos têtes.
On nous dépouillerait de toutes ses conquêtes,
Ses bienfaits un par un nous seraient enlevés
Que nous ne ferions pas mouvoir quatre pavés !
Oui, l’on peut nous traiter de laquais d’antichambre,
Redoubler les horreurs du code de septembre,
Et, contre la pensée élevant des donjons,
La clouer pour jamais muette à tous les fronts.
Le tzar, toujours la main au cœur de Varsovie,
Peut en elle épuiser ce qui reste de vie,
L’étendre de nouveau sur l’arbre de la croix,
Et pour la Sibérie augmenter les convois.
Le vicaire du Christ, le pape, cœur de pierre,
Peut tremper dans le sang les deux clefs de saint Pierre,
Et tailler dans l’habit des pauvres libéraux
La pourpre nécessaire à tous ses cardinaux.

Rien ne nous remûra, rien ne fera dans l’âme,
De l’indignation jaillir l’ardente flamme :
Et les cris isolés qui seuls protesteront,
Dans le vain bruit du jour sans échos se perdront.
Ô monstre languissant ! ô pâle indifférence !
Sur un lit de pavots as-tu couché la France ?
Est-elle pour toujours endormie en tes bras ?
Sa race est-elle éteinte et finie ? Oh ! Non pas.
Non, si nous n’avons plus l’appétit du sublime,
L’instinct du généreux, le sens du magnanime,
Si nous sommes de glace aux mouvements de Dieu,
Pour le laid et le mal nous sommes tout de feu.
Dans la France aujourd’hui voyez ce qui se passe,
Et dites que la mort l’engourdit et la glace !

S’agit-il de corrompre un arrondissement,
D’enlever à prix d’or un siége au parlement,
De monter à l’assaut d’une brillante place,
De s’emparer du banc d’un ministre tenace,
De faire avec l’état des marchés scandaleux,
D’exploiter à la bourse, à grands coups ruineux,
Le secret éventé des jeux télégraphiques,
Enfin, par toute ruse et tous moyens iniques,
D’opérer pour sa race, et dans son intérêt,
Une large saignée au fleuve du budget ?
Oh ! Comme le pouls bat, comme la tête brûle,
Comme un torrent de feu dans les veines circule !
Il n’est point de vieillard si frappé de langueur,
Qui ne retrouve encor et du nerf et du cœur.
Du nerf, nous en avons pour les choses impures,
Pour navrer le talent par de vives blessures
Et battre, avec l’essor d’un novice écrivain,
Les vingt ans de succès d’un maître souverain ;
Pour lancer le poison d’une effroyable page,
La calomnie, au front d’un homme de courage,
Et jusques à son cœur pénétrer en passant
Par celui de sa femme et de son pauvre enfant !

Du cœur, nous en avons pour une empoisonneuse.
Pour aller assister sa beauté malheureuse,
Et, du sombre palais comblant les profondeurs,
Nous montrer jusqu’au bout ses chauds admirateurs !
Enfin, nous en avons pour lire des histoires
Dégoûtantes de sang et d’argot toutes noires,
Et qui néanmoins font pâmer de volupté
Tous les seins délicats de la société.
Nous, de l’indifférence ! Ah ! Quelle erreur grossière !
Chassez de votre esprit cette fausse lumière.
Nous des indifférents ! Pour le laid et le mal
Nous avons au contraire un amour infernal.
Des enfants d’Athéné triste et pâle copie,
Nous avons hérité de leur humeur impie,
Nos âmes d’un Socrate oublîraient les vertus,
Mais nous applaudirions aux discours d’Anytus.

Publié en 1845.

Recueil Les satires
Auguste Barbier



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