L’Hameçon

Dans  Poil de Carotte,  Romans Jules Renard
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L’Hameçon

Poil de Carotte est en train d’écailler ses poissons, des goujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec un couteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon les vessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat. Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d’écume, et prend garde de se mouiller.

Madame Lepic vient donner un coup d’œil.

— À la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché une belle friture, aujourd’hui. Tu n’es pas maladroit, quand tu veux.

Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retire sa main, elle pousse des cris de douleur.

Elle a un hameçon piqué au bout du doigt.

Sœur Ernestine accourt. Grand frère Félix la suit, et bientôt M. Lepic lui-même arrive.

— Montre voir, disent-ils.

Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, et l’hameçon s’enfonce plus profondément. Tandis que grand frère Félix et sœur Ernestine la soutiennent, M. Lepic lui saisit le bras, le lève en l’air, et chacun peut voir le doigt. L’hameçon l’a traversé.

M. Lepic tente de l’ôter.

— Oh non ! pas comme ça ! dit madame Lepic d’une voix aiguë.

En effet, l’hameçon est arrêté d’un côté par son dard et de l’autre côté par sa bouche.

M. Lepic met son lorgnon.

— Diable, dit-il, il faut casser l’hameçon !

Comment le casser ! Au moindre effort de son mari, qui n’a pas de prise, madame Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc le cœur, la vie ? D’ailleurs l’hameçon est d’un acier de bonne trempe.

— Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair. Il affermit son lorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt une lame mal aiguisée, si faiblement, qu’elle ne pénètre pas. Il appuie; il sue. Du sang paraît.

— Oh ! là ! oh ! là ! crie madame Lepic, et tout le groupe tremble.

— Plus vite, papa ! dit sœur Ernestine.

— Ne fais donc pas ta lourde comme ça ! dit grand frère Félix à sa mère.

M. Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, et madame Lepic après avoir murmuré: “Boucher ! boucher !” se trouve mal, heureusement.

M. Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair, et le doigt n’est plus qu’une plaie sanglante d’où l’hameçon tombe.

Ouf !

Pendant cela, Poil de Carotte n’a servi à rien. Au premier cri de sa mère, il s’est sauvé. Assis sur l’escalier, la tête en ses mains, il s’explique l’aventure. Sans doute, une fois qu’il lançait sa ligne au loin, son hameçon lui est resté dans le dos.

— Je ne m’étonne plus que ça ne mordait pas, dit-il.

Il écoute les plaintes de sa mère, et d’abord n’est guère chagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout à l’heure, non moins fort qu’elle, aussi fort qu’il pourra, jusqu’à l’enrouement, afin qu’elle se croie plus tôt vengée et le laisse tranquille ?

Des voisins attirés le questionnent:

— Qu’est-ce qu’il y a donc, Poil de Carotte ?

Il ne répond rien; il bouche ses oreilles, et sa tête rousse disparaît. Les voisins se rangent au bas de l’escalier et attendent les nouvelles.

Enfin madame Lepic s’avance. Elle est pâle comme une accouchée, et, fière d’avoir couru un grand danger, elle porte devant elle son doigt emmailloté avec soin. Elle triomphe d’un reste de souffrance. Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et dit doucement à Poil de Carotte:

— Tu m’as fait mal, va, mon cher petit. Oh ! je ne t’en veux pas; ce n’est pas de ta faute.

Jamais elle n’a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, il lève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges et de ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d’enfant pauvre. Ses yeux secs s’emplissent de larmes.

Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s’abriter derrière son coude. Mais, généreuse, elle l’embrasse devant tout le monde.

Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux.

— Puisqu’on te dit que c’est fini, que je te pardonne ! Tu me crois donc bien méchante ?

Les sanglots de Poil de Carotte redoublent.

— Est-il bête ? On jurerait qu’on l’égorge, dit madame Lepic aux voisins attendris par sa bonté.

Elle leur passe l’hameçon, qu’ils examinent curieusement. L’un d’eux affirme que c’est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve sa facilité de parole, et elle raconte le drame au public, d’une langue volubile.

— Ah ! sur le moment, je l’aurais tué, si je ne l’aimais tant. Est-ce malin, ce petit outil d’hameçon ! J’ai cru qu’il m’enlevait au ciel.

Sœur Ernestine propose d’aller l’encroter loin, au bout du jardin, dans un trou, et de piétiner la terre.

— Ah ! mais non ! dit grand frère Félix, moi je le garde. Je veux pêcher avec. Bigre ! un hameçon trempé dans le sang à maman, c’est ça qui sera bon ! Ce que je vais les sortir, les poissons ! malheur ! des gros comme la cuisse !

Et il secoue Poil de Carotte, qui, toujours stupéfait d’avoir échappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par la gorge les gémissements rauques et lave à grande eau les taches de sa laide figure à claques.

 

L’Hameçon

Un chapitre de poil de Carotte par Jules Renard



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