Les Invincibles

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Légende
 

Couverte de drapeaux et de vertes guirlandes,
Ouvrant aux brises d’août ses voiles toutes grandes,
La flotte de Rollo ― Québec s’était livré ―
Remontait le courant du grand fleuve éploré,
Cinglant vers Montréal rongé par la famine.

 

Suivant d’un œil rougi l’escadre qui chemine
Dans l’étincellement de l’éther et des eaux,
Les riverains voyaient de sinistres oiseaux.
Étreignant dans leur serre un lambeau de leur âme
En ces voiles sombrant à l’horizon de flamme ;
Et parmi les blés mûrs du rivage vermeil
Caressé par le flot, la brise et le soleil,
Des sanglots éclataient, mêlés aux rumeurs vagues
Montant des bois, des champs, des roseaux et des vagues.

Parfois de longs hourras, cris rauques de forbans,
S’élevaient tout à coup des ponts et des haubans,
Narguant les paysans qui pleuraient sur les grèves.

Et les voiles passaient, passaient comme des rêves.

Partout, sur les tillacs, dans les mâts, aux hublots,
Les Anglais, promenant leurs regards sur les flots,
S’extasiaient devant le spectacle féerique
Du plus majestueux des fleuves d’Amérique,
Et, rayonnants, le front brûlé d’un seul désir,
Dans leur cœur savouraient d’avance le plaisir
D’attaquer Montréal râlant sur des décombres.

Et les voiles passaient, passaient comme des ombres.

Les marins ne pouvaient rassasier leurs yeux
Des splendeurs que l’été déroulait devant eux,
Et le fier amiral, debout sur la dunette,
Tout pensif et tenant à la main sa lunette,
Contemplant les aspects riants et merveilleux
Déployés par les monts, les prés verts, les flots bleus,
A chaque instant songeait à la valeur immense
Du pays qu’Albion enlevait à la France.

Et les vaisseaux montaient, montaient sous le vent d’août.

Des bruits inquiétants, venant on ne sait d’où,
Faisaient parfois frémir l’amiral à son poste,
Toujours pensif et prêt toujours à la riposte.

Tout à coup, au moment où le navire altier
Rasait un frais îlot coupé de maint sentier,
Un formidable choc inconnu le secoue,
Un long craquement sourd de la poupe à la proue,
Entremêlé d’un bruit de faïence et de fer,
Fait tressaillir le mousse et le vieux loup de mer,
Qui, rendus furieux par une telle épreuve,
Ne pouvant concevoir qu’à cet endroit le fleuve
Cachât quelque bas-fond sous son flot calme et clair,
Vomissent des goddam avec des voix d’enfer.
Tandis que, vis-à-vis, du repli d’une grève
Un vivat ironique et délirant s’élève,
Redit par les échos sauvages des grands bois.

Sur le gaillard d’avant, le pilote aux abois,
Les poings dans les cheveux, a fait jeter la sonde…
Mais ici comme ailleurs la vague est très profonde,
Et pas un ne comprend comment s’est échoué
Le navire qu’un heurt si rude a secoué ;
Et les plus vieux, voyant partout un sortilège,
Jurent que Lucifer vient de leur tendre un piège.

Et le vaisseau, toujours les voiles dans le vent,
Continue à dormir, dressé sur son avant.

Le pilote alors fait mettre à flot sa chaloupe…
On sonde, on sonde encore, à la proue, à la poupe,
Et, la rame en suspens, les matelots hagards
Plongent dans le cristal des ondes leurs regards,
Cherchant l’écueil caché qui heurta la carène…

Soudain une voix crie :
                               Une chaîne !… une chaîne !…

Le pilote venait d’apercevoir sous l’eau
Une chaîne de fer qu’il montrait à Rollo
Debout au bastingage, au pied de la misaine,
Furieux et crachant les jurons par douzaine.
 
La chaloupe aussitôt ouvre le flot mouvant,
Et de hardis rameurs s’élancent en avant
Pour aller démarrer cette chaîne maudite
Qui barre le passage à la flotte interdite.

Comme ils vont mettre pied sur un îlot charmant,
Un triple coup de feu tonne sinistrement,
Et trois des matelots tombent à la renverse.
Une immense clameur, où la colère perce,
S’élève de la flotte et fait rugir l’écho.

L’amiral fait jeter plusieurs barques à l’eau.
Pour porter du secours aux marins qui fléchissent,
Et sous des pins touffus, où des Français se glissent,
Un combat acharné s’engage vers midi.

Le plus brave se bat contre le plus hardi.

Appuyés par un groupe indien armé de flèches,
Les nôtres dans les rangs des marins font des brèches…
Mais ces désespérés sont trente contre cent.

Après avoir rougi le gazon de leur sang,
Après avoir perdu le chef de l’équipée,
Un héros qui depuis vingt ans portait l’épée,
Après avoir en vain prodigué la valeur,
Fait l’admiration de l’amiral vainqueur,
Ils volent du côté d’une combe prochaine…
Et les marins, joyeux, vont enlever la chaîne
Que ces sublimes fous ont sous l’azur des eaux
Tendue afin de faire échouer les vaisseaux
Et donner à Sorel, criant : Vive la France !
Le temps de terminer des travaux de défense.

Mais, hélas ! les Français, malgré leur dévoûment,
N’avaient pu retarder la flotte qu’un moment,
Et les Saxons, honteux d’une pareille escale,
Font reprendre aux vaisseaux leur marche triomphale,
Et, le soir, jettent l’ancre en face de Sorel.

Le bourg a maintenant le calme solennel
D’un mourant attendant, muet, le viatique.
Ses défenseurs, qu’aurait loués la Grèce antique,
Regardant s’approcher la mort sans tressaillir,
Aux lueurs de flambeaux que le vent fait pâlir,
Ouvrent, silencieux, sans que Rollo s’en doute,
Une large tranchée autour d’une redoute.

L’ouvrage terminé, le curé de l’endroit,
Dont le cœur bat toujours pour la France et le roi,
Saute dans un canot où le drapeau blanc flotte,
Et, saisissant la rame, il vole vers la flotte,
Au grand étonnement du village éperdu
Qui tremble et croit déjà son vieux pasteur perdu.

Et le drapeau blanc fuit sur l’onde comme un cygne.

Et le prêtre est reçu d’une façon fort digne
Par les gardiens de nuit et par le fier Rollo,
Qui lui parle, en riant, du piège de l’îlot,
Et du retard que vient d’éprouver son navire.
Le bon abbé l’écoute avec un fin sourire,
Et du plus noble orgueil son cœur est palpitant
Au récit d’un exploit qu’il déplore pourtant.

Assis au pied d’un mât, où flottait une flamme,
Le prêtre et l’officier, balancés par la lame
Gardant comme un reflet des derniers feux du jour,
Causèrent longtemps, gais et sombres tour à tour.

À minuit ils étaient encore sous les voiles.

Plusieurs fois l’amiral, aux lueurs des étoiles,
Vit des larmes rouler dans les yeux du curé,
Qui par moments parlait tout bas, d’un ton navré.
Cependant sur le pont il se fit un silence,
Et l’on n’entendit rien que la vague en cadence
Battant les vastes flancs du vaisseau balancé.

Le prêtre, à cet instant, songeait, le front baissé.

Soudain, se redressant, ― d’une voix tremblotante
Il dit à l’amiral qui semblait dans l’attente :

― Je crains fort que demain vous n’attaquiez Sorel,
Et son bombardement me serait très cruel.
Vous avez bien le droit d’user de représailles
Pour le retard que vous ont causé mes ouailles ;
Mais moi je trouverais plus grand de votre part
De mépriser l’insulte ainsi que le rempart
Contre lequel pourrait pleuvoir votre mitraille.
Et puis on n’est jamais certain de la bataille…
Québec tombé, déjà vous tenez Montréal.
 
Alors il doit vous être absolument égal
Que le bourg de Sorel reste debout ou tombe.
À quoi bon le massacre ? à quoi bon l’hécatombe ? ―

― L’insulte de vos gens, repartit l’amiral
Sur un ton insolent, je ne m’en ris pas mal.
D’ailleurs, elle n’était pas faite à ma personne.
On voulait retarder ― tout mon corps en frissonne ―
Le drapeau d’Albion, le drapeau de mon roi,
Le drapeau qui partout fait respecter le droit,
Qui semble sur les eaux la colombe de l’arche.
Nul ne peut arrêter impunément sa marche,
Et je serais un vil capon, si je passais
Sans bombarder Sorel au pouvoir des Français. ―

Et le prêtre, voyant qu’il était impossible
De convertir jamais l’officier impassible,
Se leva brusquement, et, lui tendant la main,
Dit avec un accent ironique :
À demain !

On voyait alors poindre à l’horizon la lune.

Et comme le curé s’éloignait :
                                      ― Sans rancune !
Cria du bastingage une voix de stentor.

Le prêtre répondit :
                           ― Sans rancune et sans tort ! ―

Le canot n’avait pas franchi deux encablures,
Que la vigie au loin aperçut des voilures…
C’étaient des Sorelois s’avançant au-devant
Du curé pour lequel ils redoutaient le vent
Qui depuis quelque temps faisait blanchir la vague.

Du rivage montait comme un cliquetis vague
De mousquets qu’on aurait réunis en faisceaux,
Et des torches parfois passaient au bord des eaux.

Le prêtre à peine est-il débarqué sur la plage,
Qu’il se voit entouré par les gens du village
En grand nombre accourus pour le questionner.
Il leur tient un propos qui les fait rayonner ;
Et, tirant à l’écart un brave à barbe grise,
Il lui parle longtemps au bord du flot qui brise.

Ce qu’il lui dit alors on ne le sut jamais.
Mais, au milieu du bourg, une minute après,
Un formidable éclair déchire les ténèbres,
Et, faisant tressaillir un fort dans ses vertèbres,
Un coup de canon tonne avec un bruit de fer
Qui fait vibrer l’écho comme un clavier d’enfer ;
Et, bientôt, secouant les lourds vaisseaux de guerre
Sur les flots endormis et si calmes naguère,
La détonation d’une autre bouche à feu,
Rayant d’une lueur sinistre le ciel bleu,
Répond au hurlement de l’airain du village.

Inconscients acteurs d’une scène sauvage,
Les deux bronzes venaient d’échanger des défis.
 
Alors le prêtre fait baiser le crucifix
Aux soldats, et, marchant à leur tête, dès l’aube,
Revêtu du surplis, de l’étole et de l’aube,
Il s’en va les ranger en bataille devant
Le fort qui fait flotter sous les baisers du vent
Les plis immaculés du drapeau de la France,
Leur dernier protecteur, leur dernière espérance,
Et, la main sur le cœur, longuement, avec feu,
Leur parle du devoir, de la France et de Dieu.

Tout à coup le clairon retentit sur la grève…
Une acclamation immense s’en élève,
Et deux cents Sorelois s’élancent sur les flots,
Pour aller attaquer au large les brûlots
Qui lancent des boulets rouges sur le village,
Dont les canons tonnants font tressaillir la plage,
Pendant que le curé, tremblant d’un saint courroux,
Étend vers eux la main, disant : ― Je vous absous ! ―

Les canots qui s’en vont sur l’onde remuée
Combattre les trois-mâts ont l’air d’une nuée
De moustiques volant assaillir un lion.

Les fiers Sorelois, forts de l’absolution,
Rament à tour de bras, et, ceinture vivante
Déroulant ses anneaux sur la vague mouvante,
Entourent les vaisseaux portant des bataillons
Honteux d’être attaqués par des gens en haillons ;
Et les canons du fort, qu’on emplit de ferrailles,
Dans les flancs des voiliers font de larges entailles.
 
Les agresseurs, debout dans leurs frêles esquifs,
Qui semblent se cabrer comme chevaux rétifs,
Ouvrent bientôt le feu contre chaque équipage,
Qui se trouble et déjà redoute l’abordage, ―
Tirant leurs vieux mousquets d’un poignet aussi sûr
Que s’ils visaient le coude appuyé sur un mur.
Et partout les marins, hachés par la flottille,
Tombent comme les blés épais sous la faucille,
Et sur les étambots, les chaînes, les crampons,
Sur les sabords, les mâts, les étraves, les ponts,
Des cales aux huniers, le sang ruisselle et fume
En mêlant ses rougeurs aux blancheurs de l’écume
Des vagues qui jaillit sous les éclats d’obus.

Parfois un canot sombre avec des cris confus,
Coupé par un boulet ou criblé par des balles.
Et des soldats, cruels comme des cannibales,
Font couler du goudron bouillant sur des héros
Cherchant à s’accrocher aux flancs nus des brûlots.

Les obusiers du fort, à travers de grands chênes,
Vomissant des cailloux avec des bouts de chaînes,
Criblent toujours les ponts, les cordages, les mâts
Qui culbutent avec un horrible fracas,
Pendant que le feu prend partout sur les toitures
Du bourg où les boulets rouges font leurs morsures,
Et que les tirailleurs, comme les espadons
Harcelant la baleine, affrontent les canons
Avec une fureur et des forces nouvelles.
Les morts jonchent les ponts en sanglantes javelles,
Et dans leurs larges plis les flots ensoleillés
Roulent des débris noirs, du sang et des noyés.

Rollo, se souvenant de l’adieu du vieux prêtre,
Le traite, en ce moment, d’hypocrite et de traître,
Et, comprenant qu’il est imprudent, après tout,
De jouer ses soldats sur un dernier atout,
Il fait cesser le feu de chaque caronade ;
Et, comme du rempart grossit la canonnade,
La flotte lève l’ancre au milieu des bravos
Des tirailleurs toujours debout dans leurs canots,
Le fusil à l’épaule et l’écume à la bouche,
Beaux dans leur débraillé poudreux, noir et farouche.

Quelques instants après, le curé de Sorel
Avec ses paroissiens remerciait le ciel
D’avoir ainsi sauvé l’honneur de la patrie,
Et parmi les éclats de la mousqueterie,
Que la brise du soir à la flotte emportait,
Un Te Deum géant du rivage montait,
Répété par l’écho de la forêt prochaine,
Qui voulait, elle aussi, dans cette nuit sereine,
Rendre grâces à Dieu, de qui vient tout succès,
D’avoir encor donné la victoire aux Français.

Les marins, furieux, s’étaient laissés descendre
À deux nœuds en aval de Sorel presque en cendre.

Le lendemain, aux feux du soleil matinal,
Les vaincus, caressant un projet infernal,
Bondissent de la flotte à travers la campagne,
Et, la torche à la main, Rollo les accompagne.
 
Pour démoraliser les défenseurs du fort,
Ils promènent partout l’incendie et la mort
Parmi de malheureux paysans sans défense
Qui n’ont qu’un tort, celui d’aimer toujours la France.

Après avoir longtemps battu les alentours,
Assouvis de pillage, ainsi que des vautours
Qui, repus, sont encor de carnages avides,
Ils marchent sur Sorel dont les logis sont vides.
Étreignant le hameau dans un cercle d’acier,
Ils volent vers le fort, où tonne l’obusier,
Au pied duquel nos preux attendent, toujours fermes,
Ceux qui sèment la mort et le deuil dans les fermes.

Avec une fureur terrible, les Anglais
Attaquent les guerriers de Sorel aux reflets
D’un grand brasier qui flambe au milieu des ténèbres
Et donne aux combattants l’air de spectres funèbres
Agitant dans la nuit des bras démesurés.
Les assiégés, rompant d’abord leurs rangs serrés,
Reculent vers les flots, écrasés par le nombre.

Or le prêtre avec eux se tient dans la pénombre,
La soutane en lambeaux et les cheveux au vent,
Criant à pleine gorge :
                                   En avant ! en avant !

Bientôt, se reformant derrière les grands chênes,
Aidés par les canons lançant toujours des chaînes,
Qui sifflent dans les airs ainsi que des serpents,
Les Sorelois, tantôt debout, tantôt rampants,
Reprennent le terrain perdu ― pouce par pouce ;
Mais l’amiral de fer de nouveau les repousse,
Et ses soldats déjà grimpent aux murs du fort.
Alors, se roidissant, dans un suprême effort,
Avec encore plus d’acharnement qu’au large,
Les braves en haillons reviennent à la charge,
Et, bondissant parmi les rangs échevelés
Des Anglais combattant comme des endiablés,
Les enfoncent partout avec la baïonnette.

Et Rollo, tout confus, fait sonner la retraite,
Ne voulant plus longtemps risquer d’avoir le sort
Qu’il avait essuyé la veille dans le port.

Dérobés par la nuit, une nuit sans étoile,
Les navires bientôt remettent à la voile,
Se dirigeant encor vers Montréal en deuil,
Où, quatre jours après, capitulait Vaudreuil,
Où la veille Lévis jetait au vent la cendre
De ses drapeaux brûlés, ne voulant pas les rendre.

Ainsi, quand Montréal et Québec succombaient,
Que les plus fiers remparts du continent tombaient
Et que tant de héros devaient courber la tête,
Sorel restait toujours debout dans la tempête,
Avec la majesté de l’aigle et du lion,
Et c’est plutôt le sort qui le prit qu’Albion.

 



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