Les Caractères Des Biens de fortune

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Les Caractères Des Biens de fortune

Un homme fort riche peut manger des entremets, faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d’un palais à la campagne et d’un autre à la ville, avoir un grand équipage, mettre un duc dans sa famille, et faire de son fils un grand seigneur: cela est juste et de son ressort; mais il appartient peut-être à d’autres de vivre contents.

Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer.

Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition est le soin que l’on prend, s’il a fait une grande fortune, de lui trouver un mérite qu’il n’a jamais eu, et aussi grand qu’il croit l’avoir.


À mesure que la faveur et les grands biens se retirent d’un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu’ils couvraient, et qui y était sans que personne s’en aperçût.

Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes ?

Ce plus ou ce moins détermine à l’épée, à la robe ou à l’Eglise: il n’y a presque point d’autre vocation.

Deux marchands étaient voisins et faisaient le même commerce, qui ont eu dans la suite une fortune toute différente. Ils avaient chacun une fille unique; elles ont été nourries ensemble, et ont vécu dans cette familiarité que donnent un même âge et une même condition: l’une des deux, pour se tirer d’une extrême misère, cherche à se placer; elle entre au service d’une fort grande dame et l’une des premières de la cour, chez sa compagne.

Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui: ” C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru “; s’il réussit, ils lui demandent sa fille.

Quelques-uns ont fait dans leur jeunesse l’apprentissage d’un certain métier, pour en exercer un autre, et fort différent, le reste de leur vie.

Un homme est laid, de petite taille, et a peu d’esprit. L’on me dit à l’oreille: ” Il a cinquante mille livres de rente. ” Cela le concerne tout seul, et il ne m’en fera jamais ni pis ni mieux; si je commence à le regarder avec d’autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise !

Un projet assez vain serait de vouloir tourner un homme fort sot et fort riche en ridicule; les rieurs sont de son côté.

N**, avec un portier rustre, farouche, tirant sur le Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour peu qu’il y fasse languir quelqu’un et se morfondre, qu’il paraisse enfin avec une mine grave et une démarche mesurée, qu’il écoute un peu et ne reconduise point: quelque subalterne qu’il soit d’ailleurs, il fera sentir de lui-même quelque chose qui approche de la considération.

Je vais, Clitiphon, à votre porte; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre: plût aux Dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux, qui vous empêche de m’entendre ? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous parafez. Je n’avais qu’une chose à vous demander, et vous n’aviez qu’un mot à me répondre, oui, ou non. Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux qui dépendent de vous: vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir. O homme important et chargé d’affaires, qui à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet: le philosophe est accessible; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter: j’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes; mon antichambre n’est pas faite pour s’y ennuyer en m’attendant; passez jusqu’à moi sans me faire avertir. Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! Le manieur d’argent, l’homme d’affaires est un ours qu’on ne saurait apprivoiser; on ne le voit dans sa loge qu’avec peine: que dis-je ? on ne le voit point; car d’abord on ne le voit pas encore, et bientôt on le voit plus. L’homme de lettres au contraire est trivial comme une borne au coin des places; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade: il ne peut être important, et il ne le veut point être.

N’envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses; ils les ont à titre onéreux, et qui ne nous accommoderait point: ils ont mis leur repos, leur santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir; cela est trop cher, et il n’y a rien à gagner à un tel marché.

Les P. T. S. nous font sentir toutes les passions l’une après l’autre: l’on commence par le mépris, à cause de leur obscurité; on les envie ensuite, on les hait, on les craint, on les estime quelquefois, et on les respecte; l’on vit assez pour finir à leur égard par la compassion.

Sosie de livrée a passé par une petite recette à une sous-ferme; et par les concussions, la violence, et l’abus qu’il a fait de ses pouvoirs, il s’est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade. Devenu noble par une charge, il ne lui manquait que d’être homme de bien: une place de marguillier a fait ce prodige.

Arfure cheminait seule et à pied vers le grand portique de Saint, entendait de loin le sermon d’un carme ou d’un docteur qu’elle ne voyait qu’obliquement, et dont elle perdait bien des paroles. Sa vertu était obscure, et sa dévotion connue comme sa personne. Son mari est entré dans le huitième denier: quelle monstrueuse fortune en moins de six années ! Elle n’arrive à l’église que dans un char; on lui porte une lourde queue; l’orateur s’interrompt pendant qu’elle se place; elle le voit de front, n’en perd pas une seule parole ni le moindre geste. Il y a une brigue entre les prêtres pour la confesser; tous veulent l’absoudre, et le curé l’emporte.

L’on porte Crésus au cimetière: de toutes ses immenses richesses, que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu’il a épuisées par le luxe et par la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de quoi se faire enterrer; il est mort insolvable, sans biens, et ainsi privé de tous les secours; l’on n’a vu chez lui ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre docteur qui l’ait assuré de son salut.

Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l’on n’y remédiait. Il est excusable: quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part mourir de faim ?

Sylvain de ses deniers acquis de la naissance et un autre nom: il est seigneur de la paroisse où ses aïeuls payaient la taille; il n’aurait pu autrefois entrer page chez Cléobule, et il est son gendre.

Dorus passe en litière par la voie Appienne, précédé de ses affranchis et de ses esclaves, qui détournent le peuple et font faire place; il ne lui manque que des licteurs; il entre à Rome avec ce cortège, où il semble triompher de la bassesse et de la pauvreté de son père Sanga.

On ne peut mieux user de sa fortune que fait Périandre: elle lui donne du rang, du crédit, de l’autorité; déjà on ne le prie plus d’accorder son amitié, on implore sa protection. Il a commencé par dire de soi-même: un homme de ma sorte; il passe à dire: un homme de ma qualité; il se donne pour tel, et il n’y a personne de ceux à qui il prête de l’argent, ou qu’il reçoit à sa table, qui est délicate, qui veuille s’y opposer. Sa demeure est superbe; un dorique règne dans tous ses dehors; ce n’est pas une porte, c’est un portique: est-ce la maison d’un particulier ? est-ce un temple ? le peuple s’y trompe. Il est le seigneur dominant de tout le quartier. C’est lui que l’on envie, et dont on voudrait voir la chute; c’est lui dont la femme, par son collier de perles, s’est fait des ennemies de toutes les dames du voisinage. Tout se soutient dans cet homme; rien encore ne se dément dans cette grandeur qu’il a acquise, dont il ne doit rien, qu’il a payée. Que son père, si vieux et si caduc, n’est-il mort il y a vingt ans et avant qu’il se fît dans le monde aucune mention de Périandre ! Comment pourra-t-il soutenir ces odieuses pancartes qui déchiffrent les conditions et qui souvent font rougir la veuve et les héritiers ? Les supprimera-t-il aux yeux de toute une ville jalouse, maligne, clairvoyante, et aux dépens de mille gens qui veulent absolument aller tenir leur rang à des obsèques ? Veut-on d’ailleurs qu’il fasse de son père un Noble homme, et peut-être un Honorable homme, lui qui est Messire ?

Combien d’hommes ressemblent à ces arbres déjà forts et avancés que l’on transplante dans les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient placés dans de beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements ni leurs progrès !

Si certains morts revenaient au monde, et s’ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédées par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-ils avoir de notre siècle ?

Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose que Dieu croit donner aux hommes, en leur abandonnant les richesses, l’argent, les grands établissements et les autres biens, que la dispensation qu’il en fait, et le genre d’hommes qui en sont le mieux pourvus.

Si vous entrez dans les cuisines, où l’on voit réduit en art et en méthode le secret de flatter votre goût et de vous faire manger au delà du nécessaire; si vous examinez en détail tous les apprêts des viandes qui doivent composer le festin que l’on vous prépare; si vous regardez par quelles mains elles passent, et toutes les formes différentes qu’elles prennent avant de devenir un mets exquis, et d’arriver à cette propreté et à cette élégance qui charment vos yeux, vous font hésiter sur le choix, et prendre le parti d’essayer de tout; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés ! quel dégoût ! Si vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les poids, les roues, les cordages, qui font les vols et les machines; si vous considérez combien de gens entrent dans l’exécution de ces mouvements, quelle force de bras, et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous direz: ” Sont-ce là les principes et les ressorts de ce spectacle si beau, si naturel, qui paraît animé et agir de soi-même ? ” Vous vous récrierez: ” Quels efforts ! quelle violence ! ” De même n’approfondissez pas la fortune des partisans.

Ce garçon si frais, si fleuri et d’une si belle santé est seigneur d’une abbaye et de dix autres bénéfices: tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu, dont il n’est payé qu’en médailles d’or. Il y a ailleurs six vingt familles indigentes qui ne se chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain; leur pauvreté est extrême et honteuse. Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ?

Chrysippe, homme nouveau, et le premier noble de sa race, aspirait, il y a trente années, à se voir un jour deux mille livres de rente pour tout bien: c’était là le comble de ses souhaits et sa plus haute ambition; il l’a dit ainsi, et on s’en souvient. Il arrive, je ne sais par quels chemins, jusques à donner en revenu à l’une de ses filles, pour sa dot, ce qu’il désirait lui-même d’avoir en fonds pour toute fortune pendant sa vie. Une pareille somme est comptée dans ses coffres pour chacun de ses autres enfants qu’il doit pourvoir, et il a un grand nombre d’enfants; ce n’est qu’en avancement d’hoirie: il y a d’autres biens à espérer après sa mort. Il vit encore, quoique assez avancé en âge, et il use le reste de ses jours à travailler pour s’enrichir.

Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière, ou qui marchent sur la terre ferme: il sait convertir en or jusques aux roseaux, aux joncs et à l’ortie. Il écoute tous les avis, et propose tous ceux qu’il a écoutés. Le prince ne donne aux autres qu’aux dépens d’Ergaste, et ne leur fait de grâces que celles qui lui étaient dues. C’est une faim insatiable d’avoir et de posséder. Il trafiquerait des arts et des sciences, et mettrait en parti jusques à l’harmonie: il faudrait, s’il en était cru, que le peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche, de lui voir une meute et une écurie, pût perdre le souvenir de la musique d’Orphée, et se contenter de la sienne.

Ne traitez pas avec Criton, il n’est touché que de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu’il possède feront envie: il vous imposera des conditions extravagantes. Il n’y a nul ménagement et nulle composition à attendre d’un homme si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres: il lui faut une dupe.

Brontin, dit le peuple, fait des retraites, et s’enferme huit jours avec des saints: ils ont leurs méditations, et il a les siennes.

Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie: il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu’il a le plus haïs.

Si l’on partage la vie des P. T. S. en deux portions égales, la première, vive et agissante, est toute occupée à vouloir affliger le peuple, et la seconde, voisine de la mort, à se déceler et à se ruiner les uns les autres.

Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs, qui a fait la vôtre, n’a pu soutenir la sienne, ni assurer avant sa mort celle de sa femme et de ses enfants: ils vivent cachés et malheureux. Quelque bien instruit que vous soyez de la misère de leur condition, vous ne pensez pas à l’adoucir; vous ne le pouvez pas en effet, vous tenez table, vous bâtissez; mais vous conservez par reconnaissance le portrait de votre bienfacteur, qui a passé à la vérité du cabinet à l’antichambre: quels égards ! il pouvait aller au garde-meuble.

Il y a une dureté de complexion; il y en a une autre de condition et d’état. L’on tire de celle-ci, comme de la première, de quoi s’endurcir sur la misère des autres, dirai-je même de quoi ne pas plaindre les malheurs de sa famille ? Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.

Fuyez, retirez-vous: vous n’êtes pas assez loin. — Je suis, dites-vous, sous l’autre tropique. — Passez sous le pôle et dans l’autre hémisphère, montez aux étoiles, si vous le pouvez. — M’y voilà. — Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et quoi qu’il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune, et regorger de bien.

Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel: on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe: il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue.

À force de faire de nouveaux contrats, ou de sentir son argent grossir dans ses coffres, on se croit enfin une bonne tête, et presque capable de gouverner.

Il faut une sorte d’esprit pour faire fortune, et surtout une grande fortune: ce n’est ni le bon ni le bel esprit, ni le grand ni le sublime, ni le fort ni le délicat; je ne sais précisément lequel c’est, et j’attends que quelqu’un veuille m’en instruire.

Il faut moins d’esprit que d’habitude ou d’expérience pour faire sa fortune; l’on y songe trop tard, et quand enfin l’on s’en avise, l’on commence par des fautes que l’on n’a pas toujours le loisir de réparer: de là vient peut-être que les fortunes sont si rares.

Un homme d’un petit génie peut vouloir s’avancer: il néglige tout, il ne pense du matin au soir, il ne rêve la nuit qu’à une seule chose, qui est de s’avancer. Il a commencé de bonne heure, et dès son adolescence, à se mettre dans les voies de la fortune: s’il trouve une barrière de front qui ferme son passage, il biaise naturellement, et va à droit ou à gauche, selon qu’il y voit de jour et d’apparence, et si de nouveaux obstacles l’arrêtent, il rentre dans le sentier qu’il avait quitté; il est déterminé, par la nature des difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou à prendre d’autres mesures: son intérêt, l’usage, les conjectures le dirigent. Faut-il de si grands talents et une si bonne tête à un voyageur pour suivre d’abord le grand chemin, et s’il est plein et embarrassé, prendre la terre, et aller à travers champs, puis regagner sa première route, la continuer, arriver à son terme ? Faut-il tant d’esprit pour aller à ses fins ? Est-ce donc un prodige qu’un sot riche et accrédité ?

Il y a même des stupides, et j’ose dire des imbéciles, qui se placent en de beaux postes, et qui savent mourir dans l’opulence, sans qu’on les doive soupçonner en nulle manière d’y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie: quelqu’un les a conduits à la source d’un fleuve, ou bien le hasard seul les y a fait rencontrer; on leur a dit: ” Voulez-vous de l’eau ? puisez “; et ils ont puisé.

Quand on est jeune, souvent on est pauvre: ou l’on n’a pas encore fait d’acquisitions, ou les successions ne sont pas échues. L’on devient riche et vieux en même temps: tant il est rare que les hommes puissent réunir tous leurs avantages ! et si cela arrive à quelques-uns, il n’y a pas de quoi leur porter envie: ils ont assez à perdre par la mort pour mériter d’être plaints.

Il faut avoir trente ans pour songer à sa fortune; elle n’est pas faite à cinquante; l’on bâtit dans la vieillesse, et l’on meurt quand on en est aux peintres et aux vitriers.

Quel est le fruit d’une grande fortune, si ce n’est de jouir de la vanité, de l’industrie, du travail et de la dépense de ceux qui sont venus avant nous, et de travailler nous-mêmes, de planter, de bâtir, d’acquérir pour la postérité ?

L’on ouvre et l’on étale tous les matins pour tromper son monde; et l’on ferme le soir après avoir trompé tout le jour.

Le marchand fait des montres pour donner de sa marchandise ce qu’il y a de pire; il a le cati et les faux jours afin d’en cacher les défauts, et qu’elle paraisse bonne; il la surfait pour la vendre plus cher qu’elle ne vaut; il a des marques fausses et mystérieuses, afin qu’on croie n’en donner que son prix, un mauvais aunage pour en livrer le moins qu’il se peut; et il a un trébuchet, afin que celui à qui il l’a livrée la lui paye en or qui soit de poids.

Dans toutes les conditions, le pauvre est bien proche de l’homme de bien, et l’opulent n’est guère éloigné de la friponnerie. Le savoir-faire et l’habileté ne mènent pas jusques aux énormes richesses.

L’on peut s’enrichir, dans quelque art ou dans quelque commerce que ce soit, par l’ostentation d’une certaine probité.

De tous les moyens de faire sa fortune, le plus court et le meilleur est de mettre les gens à voir clairement leurs intérêts à vous faire du bien.

Les hommes, pressés par les besoins de la vie, et quelquefois par le désir du gain ou de la gloire, cultivent des talents profanes, ou s’engagent dans des professions équivoques, et dont ils se cachent longtemps à eux-mêmes le péril et les conséquences: ils les quittent ensuite par une dévotion discrète, qui ne leur vient jamais qu’après qu’ils ont fait leur récolte, et qu’ils jouissent d’une fortune bien établie.

Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités: je ne veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux; je me jette et me réfugie dans la médiocrité.

On sait que les pauvres sont chagrins de ce que tout leur manque, et que personne ne les soulage; mais s’il est vrai que les riches soient colères, c’est de ce que la moindre chose puisse leur manquer, ou que quelqu’un veuille leur résister.

Celui-là est riche, qui reçoit plus qu’il ne consume; celui-là est pauvre, dont la dépense excède la recette.

Tel, avec deux millions de rente, peut être pauvre chaque année de cinq cent mille livres.

Il n’y a rien qui se soutienne plus longtemps qu’une médiocre fortune; il n’y a rien dont on voie mieux la fin que d’une grande fortune.

L’occasion prochaine de la pauvreté, c’est de grandes richesses.

S’il est vrai que l’on soit riche de tout ce dont on n’a pas besoin, un homme fort riche, c’est un homme qui est sage.

S’il est vrai que l’on soit pauvre par toutes les choses que l’on désire, l’ambitieux et l’avare languissent dans une extrême pauvreté.

Les passions tyrannisent l’homme; et l’ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Tryphon qui a tous les vices, je l’ai cru sobre, chaste, libéral, humble et même dévot: je le croirais encore, s’il n’eût enfin fait sa fortune.

L’on ne se rend point sur le désir de posséder et de s’agrandir: la bile gagne, et la mort approche, qu’avec un visage flétri, et des jambes déjà faibles, l’on dit: ma fortune, mon établissement.

Il n’y a au monde que deux manières de s’élever, ou par sa propre industrie, ou par l’imbécillité des autres.

Les traits découvrent la complexion et les mœurs; mais la mine désigne les biens de fortune: le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages.

Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène, qui est homme de mérite, mais pauvre: il croirait en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les mêmes dispositions: ils ne courent pas risque de se heurter.

Quand je vois de certaines gens, qui me prévenaient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur le moins, je dis en moi-même: ” Fort bien, j’en suis ravi, tant mieux pour eux: vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé et mieux nourri qu’à l’ordinaire; qu’il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà fait un gain raisonnable. Dieu veuille qu’il en vienne dans peu de temps jusqu’à me mépriser ! “

Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription ! Il n’y aurait plus de rappel. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants ! Quelle majesté n’observent-ils pas à l’égard de ces hommes ché tifs, que leur mérite n’a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement ! Il faut l’avouer, le présent est pour les riches, et l’avenir pour les vertueux et les habiles. Homère est encore et sera toujours: les receveurs de droits, les publicains ne sont plus; ont-ils été ? leur patrie, leurs noms sont-ils connus ? y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? Que sont devenus ces importants personnages qui méprisaient Homère, qui ne songeaient dans la place qu’à l’éviter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le saluaient par son nom, qui ne daignaient pas l’associer à leur table, qui le regardaient comme un homme qui n’était pas riche et qui faisait un livre ? Que deviendront les Fauconnets ? iront-ils aussi loin dans la postérité que Descartes, né Français et mort en Suède ?

Du même fonds d’orgueil dont l’on s’élève fièrement au-dessus de ses inférieurs, l’on rampe vilement devant ceux qui sont au-dessus de soi. C’est le propre de ce vice, qui n’est fondé ni sur le mérite personnel ni sur la vertu, mais sur les richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines sciences, de nous porter également à mépriser ceux qui ont moins que nous de cette espèce de biens, et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui excède la nôtre.

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre; curieuses et avides du dernier dix; uniquement occupées de leurs débiteurs; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes: ils ont de l’argent.

Commençons par excepter ces âmes nobles et courageuses, s’il en reste encore sur la terre, secourables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins, nulle disproportion, nuls artifices ne peuvent séparer de ceux qu’ils se sont une fois choisis pour amis; et après cette précaution, disons hardiment une chose triste et douloureuse à imaginer: il n’y a personne au monde si bien liée avec nous de société et de bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte, qui nous fait mille offres de services et qui nous sert quelquefois, qui n’ait en soi, par l’attachement à son intérêt, des dispositions très proches à rompre avec nous, et à devenir notre ennemi.

Pendant qu’Oronte augmente, avec ses années, son fonds et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s’élève, croît, s’embellit, et entre dans sa seizième année. Il se fait prier à cinquante ans pour l’épouser, jeune, belle, spirituelle: cet homme sans naissance, sans esprit et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux.

Le mariage, qui devrait être à l’homme une source de tous les biens, lui est souvent, par la disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous lequel il succombe: c’est alors qu’une femme et des enfants sont une violente tentation à la fraude, au mensonge et aux gains illicites; il se trouve entre la friponnerie et l’indigence: étrange situation !

Epouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune; il n’opère pas toujours ce qu’il signifie.

Celui qui n’a de partage avec ses frères que pour vivre à l’aise bon praticien, veut être officier; le simple officier se fait magistrat, et le magistrat veut présider; et ainsi de toutes les conditions, où les hommes languissent serrés et indigents, après avoir tenté au delà de leur fortune, et forcé, pour ainsi dire, leur destinée: incapables tout à la fois de ne pas vouloir être riches et de demeurer riches.

Dîne bien, Cléarque, soupe le soir, mets du bois au feu, achète un manteau, tapisse ta chambre: tu n’aimes point ton héritier, tu ne le connais point, tu n’en as point.

Jeune, on conserve pour sa vieillesse; vieux, on épargne pour la mort. L’héritier prodigue paye de superbes funérailles, et dévore le reste.

L’avare dépense plus mort en un seul jour, qu’il ne faisait vivant en dix années; et son héritier plus en dix mois, qu’il n’a su faire lui-même en toute sa vie.

Ce que l’on prodigue, on l’ôte à son héritier; ce que l’on épargne sordidement, on se l’ôte à soi-même. Le milieu est justice pour soi et pour les autres.

Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères, et réciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre d’héritiers.

Triste condition de l’homme, et qui dégoûte de la vie ! il faut suer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou la devoir à l’agonie de nos proches. Celui qui s’empêche de souhaiter que son père y passe bientôt est homme de bien.

Le caractère de celui qui veut hériter de quelqu’un rentre dans celui du complaisant: nous ne sommes point mieux flattés, mieux obéis, plus suivis, plus entourés, plus cultivés, plus ménagés, plus caressés de personne pendant notre vie, que de celui qui croit gagner à notre mort, et qui désire qu’elle arrive.

Tous les hommes, par les postes différents, par les titres et par les successions, se regardent comme héritiers les uns des autres, et cultivent par cet intérêt, pendant tout le cours de leur vie, un désir secret et enveloppé de la mort d’autrui: le plus heureux dans chaque condition est celui qui a plus de choses à perdre par sa mort, et à laisser à son successeur.

L’on dit du jeu qu’il égale les conditions; mais elles se trouvent quelquefois si étrangement disproportionnées, et il y a entre telle et telle condition un abîme d’intervalle si immense et si profond, que les yeux souffrent de voir de telles extrémités se rapprocher: c’est comme une musique qui détonne; ce sont comme des couleurs mal assorties, comme des paroles qui jurent et qui offensent l’oreille, comme de ces bruits ou de ces sons qui font frémir; c’est en un mot un renversement de toutes les bienséances. Si l’on m’oppose que c’est la pratique de tout l’Occident, je réponds que c’est peut-être aussi l’une de ces choses qui nous rendent barbares à l’autre partie du monde, et que les Orientaux qui viennent jusqu’à nous remportent sur leurs tablettes: je ne doute pas même que cet excès de familiarité ne les rebute davantage que nous ne sommes blessés de leur zombaye et de leurs autres prosternations.

Une tenue d’états, ou les chambres assemblées pour une affaire très capitale, n’offrent point aux yeux rien de si grave et de si sérieux qu’une table de gens qui jouent un grand jeu: une triste sévérité règne sur leurs visages; implacables l’un pour l’autre, et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions: le hasard seul, aveugle et farouche divinité, préside au cercle, et y décide souverainement; ils l’honorent tous par un silence profond, et par une attention dont ils sont partout ailleurs fort incapables; toutes les passions, comme suspendues, cèdent à une seule; le courtisan alors n’est ni doux, ni flatteur, ni complaisant, ni même dévot.

L’on ne reconnaît plus en ceux que le jeu et le gain ont illustré la moindre trace de leur première condition: ils perdent de vue leurs égaux, et atteignent les plus grands seigneurs. Il est vrai que la fortune du dé ou du lansquenet les remet souvent où elle les a pris.

Je ne m’étonne pas qu’il y ait des brelans publics, comme autant de pièges tendus à l’avarice des hommes, comme des gouffres où l’argent des particuliers tombe et se précipite sans retour, comme d’affreux écueils où les joueurs viennent se briser et se perdre; qu’il parte de ces lieux des émissaires pour savoir à heure marquée qui a descendu à terre avec un argent frais d’une nouvelle prise, qui a gagné un procès d’où on lui a compté une grosse somme, qui a reçu un don, qui a fait au jeu un gain considérable, quel fils de famille vient de recueillir une riche succession, ou quel commis imprudent veut hasarder sur une carte les derniers de sa caisse. C’est un sale et indigne métier, il est vrai, que de tromper; mais c’est un métier qui est ancien, connu, pratiqué de tout temps par ce genre d’hommes que j’appelle des brelandiers. L’enseigne est à leur porte, on y lirait presque: Ici l’on trompe de bonne foi; car se voudraient-ils donner pour irréprochables ? Qui ne sait pas qu’entrer et perdre dans ces maisons est une même chose ? Qu’ils trouvent donc sous leur main autant de dupes qu’il en faut pour leur subsistance, c’est ce qui me passe.

Mille gens se ruinent au jeu, et vous disent froidement qu’ils ne sauraient se passer de jouer: quelle excuse ! Y a-t-il une passion, quelque violente ou honteuse qu’elle soit, qui ne pût tenir ce même langage ? Serait-on reçu à dire qu’on ne peut se passer de voler, d’assassiner, de se précipiter ? Un jeu effroyable, continuel, sans retenue, sans bornes, où l’on n’a en vue que la ruine totale de son adversaire, où l’on est transporté du désir du gain, désespéré sur la perte, consumé par l’avarice, où l’on expose sur une carte ou à la fortune du dé la sienne propre, celle de sa femme et de ses enfants, est-ce une chose qui soit permise ou dont l’on doive se passer ? Ne faut-il pas quelquefois se faire une plus grande violence, lorsque, poussé par le jeu jusques à une déroute universelle, il faut même que l’on se passe d’habits et de nourriture, et de les fournir à sa famille ?

Je ne permets à personne d’être fripon; mais je permets à un fripon de jouer un grand jeu: je le défends à un honnête homme. C’est une trop grande puérilité que de s’exposer à une grande perte.

Il n’y a qu’une affliction qui dure, qui est celle qui vient de la perte de biens: le temps, qui adoucit toutes les autres, aigrit celle-ci. Nous sentons à tous moments, pendant le cours de notre vie, où le bien que nous avons perdu nous manque.

Il fait bon avec celui qui ne se sert pas de son bien à marier ses filles, à payer ses dettes, ou à faire des contrats, pourvu que l’on ne soit ni ses enfants ni sa femme.

Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence. Vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un superbe édifice: l’air y est sain et tempéré, la situation en est riante; un bois sacré l’ombrage du côté du couchant; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choisir une plus belle demeure. La campagne autour est couverte d’hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l’airain et le porphyre; les grues et les machines gémissent dans l’air, et font espérer à ceux qui voyagent vers l’Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter avant de l’habiter, vous et les princes vos enfants. N’y é pargnez rien, grande Reine; employez-y l’or et tout l’art des plus excellents ouvriers; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison, pour l’embellir, et la rendre plus digne de lui et de sa fortune.

Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux vous enchantent et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède. Il n’est plus; il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous: il n’y a jamais eu un jour serein, ni une nuit tranquille; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit. Ses créanciers l’en ont chassé: il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois; et il est mort de saisissement.

L’on ne saurait s’empêcher de voir dans certaines familles ce qu’on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune. Il y a cent ans qu’on ne parlait point de ces familles, qu’elles n’étaient point: le ciel tout d’un coup s’ouvre en leur faveur; les biens, les honneurs, les dignités fondent sur elles à plusieurs reprises; elles nagent dans la prospérité. Eumolpe, l’un de ces hommes qui n’ont point de grands-pères, a eu un père du moins qui s’était élevé si haut, que tout ce qu’il a pu souhaiter pendant le cours d’une longue vie, ç’a été de l’atteindre; et il l’a atteint. Etait-ce dans ces deux personnages éminence d’esprit, profonde capacité ? était-ce les conjonctures ? La fortune enfin ne leur rit plus; elle se joue ailleurs, et traite leur postérité comme leurs ancêtres.

La cause la plus immédiate de la ruine et de la déroute des personnes des deux conditions, de la robe et de l’épée, est que l’état seul, et non le bien, règle la dépense.

Si vous n’avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel repentir !

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s’arrête, et l’on s’arrête; il continue de marcher, et l’on marche: tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole: on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l’esprit. Il est riche.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu, et d’un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l’esprit l’air d’un stupide: il oublie de dire ce qu’il sait, ou de parler d’événements qui lui sont connus; et s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Il n’est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n’être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il n’y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siège; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n’ouvre la bouche que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie: il n’en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre. De la ville

Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle par Jean de La Bruyère



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