Les beaux-arts devant M. Francisque

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Je venais de sortir de mon domicile et je flânais, le bas de mon pantalon relevé et l’esprit ailleurs.

À la hauteur de la rue Fromentin, je fis la rencontre d’un homme qui, très poliment, à mon aspect, leva son chapeau.

Cet homme, disons-le tout de suite pour ne pas éterniser un récit dénué d’intérêt, n’était autre qu’un nommé Benoît, le propre valet de chambre de M. Francisque Sarcey, l’esthète bien connu.

Avez-vous remarqué, astucieux lecteurs, et vous, lectrices qui la connaissez dans les coins, comme les méchantes idées vous arrivent avec la rapidité de l’éclair lancé d’une main sûre, alors que les bonnes semblent chevaucher des tortues, pour ne point dire des écrevisses ?

L’idée que me suggéra la rencontre de Benoît m’advint aussi vite que le coup de foudre professionnel le mieux entraîné.

Le miel aux lèvres, je serrai la main du valet et m’informai de la santé de tout le monde.

— Et où allez-vous comme ça ? continuai-je.

— Je vais au Petit Journal, porter l’article de Monsieur.

— Tiens ! Comme ça se trouve ! Moi aussi, je vais au Petit Journal. Remettez-moi la chronique de M. Sarcey. Cela vous évitera une course.

L’homme obtempéra.

Et cette chronique du cénobite de la rue de Douai, croyez-vous bonnement que je l’ai portée à la maison Marinoni ? Oh ! que non pas !

J’ai voulu vous faire une bonne surprise, ô clientèle de mon journal, et, au risque d’être traîné devant la justice de mon pays, je livre à vos méditations la littérature prestigieuse de notre oncle à tous:

La Sculpture

” On ne le dirait pas à me voir, cependant j’adore les Arts. Car j’estime qu’il en faut dans une société bien organisée; pas trop, bien entendu, mais il en faut.

Chez moi, j’ai quelques tableaux, quelques dessins, mon buste, des statuettes. C’est gentil, ça meuble.

Cette année, comme de juste, je n’ai pas manqué d’aller visiter le Salon du Champ de Mars et celui des Champs-Élysées.

Eh bien ! je ne regrette pas mon voyage; j’ai appris bien des choses que j’ignorais et qui me serviront de sujets de chroniques.

Car ce n’est pas le tout d’avoir des chroniques à faire, il faut encore trouver des sujets sur quoi les écrire. Le public ne se rend pas compte de ce que c’est dur, de livrer, comme moi, trente-quatre chroniques par semaine. Essayez, un jour, pour voir; vous m’en direz des nouvelles.

Pour en revenir aux Beaux-Arts, je vous dirai que la sculpture est ce qui m’émerveille le moins.

Comme me le disait très justement un jeune peintre: ” La sculpture, c’est bien plus facile que la peinture, parce que les sculpteurs n’ont à se préoccuper ni de la couleur, ni de la perspective, ni des ombres. ”

On ne se doute pas comme c’est facile, la sculpture. Vous-même, moi-même, nous en ferions demain, si nous voulions.

Il faut seulement de la patience. Savez-vous comment procèdent les sculpteurs pour faire une statue ? Non, n’est-ce pas ? Vous êtes comme j’étais hier; mais on m’a expliqué et je vais vous indiquer le procédé.

Supposons qu’il s’agisse d’une femme nue à reproduire.

Le sculpteur fait venir chez lui une femme, un modèle comme ils disent, dont les traits et la forme du corps répondent au sujet qu’il s’est proposé.

La femme se déshabille complètement et se met dans la posture indiquée par l’artiste. C’est ce qu’on appelle la pose.

De son côté, le sculpteur, sans s’occuper de toutes les bêtises que vous pourriez supposer avec une femme nue, se met à l’ouvrage.

Il y a, près de lui, un énorme bloc de terre glaise, et il tâche de donner à ce bloc la forme exacte de la femme qu’il a sous les yeux.

Il en enlève par-ci, il en rajoute par-là. Bref, il tripatouille sa terre glaise, jusqu’à résultat satisfaisant.

Quand il a peur de se tromper, de faire une cuisse trop grosse, par exemple, ou un mollet trop maigre, il s’approche du modèle et mesure la partie en question avec un mètre flexible en étoffe, semblable à ceux dont se servent les tailleurs, et divisé en centimètres et en millimètres. S’il a fait la cuisse trop grosse, il enlève de la terre. S’il a fait le mollet trop maigre, il en rajoute, et voilà !

Comme vous voyez, ce n’est pas un métier bien difficile.

Si je n’avais pas tant à faire, je me mettrais à la sculpture. Je me sens une vocation toute spéciale pour la reproduction des nymphes couchées.

Malheureusement, je suis myope comme un wagon de bestiaux; quand je veux voir quelque chose, je suis forcé de mettre le nez dessus. Et, dame, quand on a le nez dessus, et qu’il s’agit d’une nymphe, la sculpture n’avance pas beaucoup, pendant ce temps-là !

Quand la statue en terre glaise est finie, elle sert à fabriquer des moules, dans lesquels on verse du plâtre délayé avec de l’eau. En séchant, le plâtre durcit, et une fois dégagé du moule, il ressemble complètement à la statue de terre glaise. C’est extrêmement curieux !

Quelques sculpteurs m’ont affirmé qu’on fait cuire la terre glaise. Provisoirement, je me méfie de ce renseignement, car il y a beaucoup de farceurs dans ces gens-là.

L’un d’eux m’a même chanté, pour prouver son dire, une fantaisie de feu Charles Cros, dans laquelle se trouve ce couplet:

Proclamons les princip’s de l’Art !

Que personn’ ne bouge !

La terr’ glais’, c’est comme le homard,

Quand c’est cuit, c’est rouge.

En dehors de la terre glaise et du plâtre, les matières les plus employées par les sculpteurs sont le marbre et le bronze.

Le bronze est plus foncé, c’est vrai, mais il est plus solide. Pour les déménagements, c’est une chose à considérer.

La place me manque pour parler, comme il conviendrait, de la peinture et des autres arts représentés dans les différents Salons.

Ce sera, si vous voulez-bien, le sujet de ma prochaine causerie.

Francisque Sarcey. ”

Mes lecteurs me sauront gré, je l’espère, de leur avoir fourni une lecture aussi substantielle et aussi délicate en même temps.

Quelle leçon pour les Geoffroy, les Mirbeau, les Arsène Alexandre et d’autres dont ma plume se cabre à écrire les noms !

Je vous avouerai que je n’étais pas sans quelque inquiétude au sujet du procédé plus que douteux dont je m’étais servi pour extorquer à M. Sarcey sa chronique sur la sculpture.

Je me trompais: notre oncle à tous fut le premier à rire de mon indélicatesse. Quand il était jeune, dit-il, il en faisait bien d’autres !

Le robuste vieillard ajouta:

— Avec tout ça, vos lecteurs ont eu mon opinion sur la sculpture, mais il ignorent ce que je pense de la peinture. Croyez-vous que cela leur ferait plaisir d’être fixés sur ce point ?

— Pouvez-vous, maître, me poser une telle question ?

Le cénobite de la rue de Douai sourit, visiblement flatté. Il essuya ses lunettes d’un petit air malicieux et me remit les feuillets suivants:

La Peinture

” Mon dernier article sur la sculpture m’a valu un nombre considérable de lettres, quelques-unes pour me traiter de vieux fourneau, mais la plupart pour me féliciter et me remercier des renseignements que je donne sur cet art si vraiment français.

Beaucoup de mes lecteurs ignoraient le premier mot de la sculpture, et l’auraient peut-être ignoré jusqu’à leur trépas, si je n’étais pas venu leur révéler ces secrets si intéressants.

Ah ! c’est une de nos joies, à nous autres, chroniqueurs en vogue, de jeter la lumière dans les masses, comme le semeur jette le grain !

Pour ma part, c’est effrayant ce que j’ai appris de choses aux gens, ce que j’ai ouvert d’horizons aux âmes bornées, ce que j’ai fait faire de progrès à la bourgeoisie française.

Car, et je m’en fais gloire, c’est dans la bourgeoisie, de préférence dans la bourgeoisie aisée, que je recrute ma clientèle.

Bien entendu, j’ai des lecteurs dans d’autres milieux: dans le professorat, dans la gendarmerie, par exemple, mais la plus grande partie appartient à la bourgeoisie aisée.

Qu’est-ce que je disais, donc ? Ah ! oui, je disais que mon article sur la sculpture m’avait valu une avalanche de lettres: beaucoup me demandent de faire pour la peinture ce que j’ai fait pour la sculpture.

Je me rends aux sollicitations de mes aimables correspondants, d’autant plus volontiers que telle était mon intention première.

Je vous expliquais, dans ma dernière chronique, que la sculpture est un art facile et à la portée du premier imbécile venu: vous-même, moi-même.

La peinture, c’est une autre paire de manches !

Songez-donc: il faut que l’artiste vous donne avec cette chose plate qu’est un tableau, l’illusion d’objets plus ou moins près, plus ou moins loin.

L’illusion du lointain se donne grâce à la perspective.

Vous n’êtes pas sans avoir remarqué qu’un objet paraît plus petit s’il est loin, que s’il est près; et plus il est loin, plus il est petit. Cette illusion d’optique est due à ce qu’on appelle la perspective

Quand vous vous placez à l’entrée d’une rue droite et longue, pour peu que vous soyez observateur, vous remarquerez que les lignes, parallèles dans la réalité, semblent se rejoindre au bout de la rue. Eh bien ! c’est encore de la perspective.

La perspective est une science très délicate qu’il n’est pas permis à un peintre d’ignorer, alors que le sculpteur n’a même pas à s’en préoccuper.

Quand un peintre a un tableau à faire, paysage, portrait, scène historique ou mythologique, etc., etc., il commence par se procurer une toile ad hoc, c’est-à-dire une toile tendue très fortement sur un châssis en bois.

Avant de placer les couleurs sur la toile, il détermine la place qu’elles devront occuper, grâce à des contours qu’il marque avec du fusain (lequel n’est autre qu’un petit morceau de bois carbonisé).

C’est cette opération qu’on appelle le dessin.

Quand le sujet est dessiné, il ne reste plus qu’à le peindre.

Le peintre prend alors sa palette et ses pinceaux. (Ces messieurs ne disent pas des pinceaux, ils disent des brosses: je n’ai jamais su pourquoi. Fantaisie d’artiste, sans doute.)

La palette est une planchette de bois arrondie et munie, à son extrémité, d’un trou pour passer le pouce. On y place, les unes à côté des autres, les différentes couleurs: bleu, jaune, brun, etc., etc.

Il ne faut pas croire que toutes les nuances soient représentées sur cette palette. Ce serait impossible; car s’il n’y a que sept couleurs, il existe des milliers de nuances intermédiaires.

Ces nuances, l’artiste les obtient par un mélange habile d’une couleur avec une autre, et là n’est pas son moindre mérite.

Une supposition, par exemple, qu’un peintre veuille représenter un paysage à la fin de l’été, au moment où les feuilles commencent à jaunir.

Il n’emploiera pas, bien entendu, le vert qui lui aurait servi au fort de la saison. Il y ajoutera du jaune, la quantité raisonnable, ni trop ni trop peu.

Le métier de peintre exige beaucoup d’études préalables et, surtout, énormément de patience.

Comme rapport, il a beaucoup perdu et ne vaut pas ce qu’il valait il y a dix ou quinze ans. La concurrence sans doute, ou un revirement dans le goût du public.

Les deux grandes expositions de peinture sont le Salon des Champs-Élysées et celui du Champ de Mars.

Celui des Champs-Élysées est très supérieur à l’autre, et, pour s’en convaincre, il n’y a qu’à consulter le chiffre des recettes.

Car, quoi qu’en dise l’ami Bauër, en matière de beaux-arts, comme pour le théâtre, la recette, voilà le criterium.

Vous ne me ferez jamais croire qu’une pièce qui fait trois ou quatre mille francs ne soit vingt fois supérieure à celle qui fait cinq ou six cents francs.

Ça tombe sous le bon sens.

Francisque Sarcey. ”

Au nom de tous mes lecteurs, merci, robuste vieillard de la rue de Douai; et puis, pas adieu, au revoir !

 

Deux et deux font cinq (2+2=5)

Alphonse Allais



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