Première partie XIV: L’Oncle Baptiste

Dans  Le Petit Chose
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L’Oncle Baptiste

… Un singulier type d’homme que cet oncle Baptiste, le frère de Mme Eyssette ! Ni bon ni méchant, marié de bonne heure à un grand gendarme de femme avare et maigre qui lui faisait peur, ce vieil enfant n’avait qu’une passion au monde la passion du coloriage. Depuis quelque quarante ans, il vivait entouré de godets, de pinceaux, de couleurs, et passait son temps à colorier des images de journaux illustrés. La maison était pleine de vieilles illustrations ! de vieux Charivaris de vieux Magasins pittoresques de cartes géographiques ! tout cela fortement enluminé. Même dans ses jours de disette, quand la tante lui refusait de l’argent pour acheter des journaux à images, il arrivait à mon oncle de colorier des livres. Ceci est historique: j’ai tenu dans mes mains, une grammaire espagnole que mon oncle avait mis en couleurs d’un bout à l’autre, les adjectifs en bleu, les substantifs en rose, etc.

C’est entre ce vieux maniaque et sa féroce moitié que Mme Eyssette était obligée de vivre depuis six mois. La malheureuse femme passait toutes ses journées dans la chambre de son frère, assise à côté de lui et s’ingéniait à être utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l’eau dans les godets… Le plus triste, c’est que, depuis notre ruine, l’oncle Baptiste avait un profond mépris pour M. Eyssette, et que du matin au soir, la pauvre mère était condamnée à entendre dire: ” Eyssette n’est pas sérieux ! Eyssette n’est pas sérieux ! ” Ah ! le vieil imbécile ! il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela en coloriant sa grammaire espagnole ! Depuis, j’en ai souvent rencontré dans la vie, de ces hommes soi-disant très graves, qui passaient leur temps à colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres n’étaient pas sérieux.

Tous ces détails sur l’oncle Baptiste et l’existence lugubre que Mme Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard; pourtant, dès mon arrivée dans la maison, je compris que, quoi qu’elle en dît, ma mère ne devait pas être heureuse… Quand j’entrai, on venait de se mettre à table pour le dîner. Mme Eysette bondit de joie en me voyant, et, comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces. Cependant la pauvre mère avait l’air gênée, elle parlait peu, — toujours sa petite voix tremblante, — les yeux dans son assiette. Elle faisait peine à voir avec sa robe étriquée et toute noire.

L’accueil de mon oncle et de ma tante fut très froid. Ma tante me demanda d’un air effrayé si j’avais dîné. Je me hâtai de répondre que oui… La tante respira, elle avait tremblé un instant pour son dîner. Joli le dîner ! des pois chiches et de la morue.

L’oncle Baptiste, lui, me demanda si nous étions en vacances… Je répondis que je quittais l’Université, et que j’allais à Paris rejoindre mon frère Jacques, qui m’avait trouvé une bonne place. J’inventai ce mensonge pour rassurer la pauvre Mme Eyssette sur mon avenir et puis aussi pour avoir l’air sérieux aux yeux de mon oncle.

En apprenant que le petit Chose avait une bonne place, la tante Baptiste ouvrit de grands yeux.

— Daniel, dit-elle, il faudra faire venir ta mère à Paris… La pauvre chère femme s’ennuie loin de ses enfants; et puis, tu comprends ! c’est une charge pour nous, et ton oncle ne peut pas toujours être la vache à lait de la famille.

– Le fait est, dit l’oncle Baptiste, la bouche pleine, que je suis la vache à lait…

Cette expression de vache à lait l’avait ravi, et il la répéta plusieurs fois avec la même gravité…

Le dîner fut long, comme entre vieilles gens. Ma mère mangeait peu, m’adressait quelques paroles et me regardait à la dérobée; ma tante la surveillait.

— Vois ta sœur ! disait-elle à son mari, la joie de retrouver Daniel lui coupe l’appétit. Hier elle a pris deux fois du pain, aujourd’hui une fois seulement.

Ah ! chère Mme Eyssette, comme j’aurais voulu vous emporter ce soir-là, comme j’aurais voulu vous arracher à cette impitoyable vache à lait et à son épouse; mais, hélas ! je m’en allais au hasard moi-même, ayant juste de quoi payer ma route, et je pensais bien que la chambre de Jacques n’était pas assez grande pour nous tenir tous les trois. Encore si j ’avais pu vous parler, vous embrasser à mon aise; mais non ! On ne nous laissa pas seuls une minute… Rappelez-vous: tout de suite après dîner, l’oncle se remit à sa grammaire espagnole, la tante essuyait son argenterie, et tous deux ils nous épiaient du coin de l’œil… L’heure du départ arriva, sans que nous eussions rien pu nous dire.

Aussi le petit Chose avait le cœur bien gros, quand il sortit de chez l’oncle Baptiste; et en s’en allant, tout seul, dans l’ombre de la grande avenue qui mène au chemin de fer, il se jura deux ou trois fois très solennellement de se conduire désormais comme un homme et de ne plus songer qu’à reconstruire le foyer.

 

Le Petit Chose

Un roman d’Alphonse Daudet



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