Le Fou

Dans  Les Aspirations
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À M F. Lhomme, auteur
de la « Comédie d’aujourd’hui »

 
C’est un fou, c’est un fou que nul ne peut guérir.
Tout enfant, il passait de longs jours à courir
Dans les prés, dans les bois, au bord des précipices.
La solitude a fait en lui germer des vices,
Et dans les chants du nid, dans les souffles du vent,
Dans les cris de la foudre et du gouffre mouvant,
Dans les feux du soleil, dans l’ombre des feuillages,

 


Dans les parfums épars sur les monts et les plages,
Il a puisé, l’esprit de cent rêves hanté,
L’amour du rythme large et de la liberté.
Il a grandi parmi les mille bruits sublimes
Qui montent des forêts, des plaines, des abîmes,
Il a grandi parmi fleurs, oiseaux, papillons ;
Et, lui versant à flots ses senteurs, ses rayons,
Allumant des éclairs dans son âme inquiète,
La nature, un matin, en a fait un poète ;
Et depuis lors ce fou ne cesse de chanter.
Un rien le passionne et le fait palpiter ;
Et, malgré les clameurs d’une époque en délire,
Toujours inattentive aux accords de la lyre,
En dépit des sons vils que rend le vil métal,
Il chante tour à tour le rivage natal,
Le doux printemps qui fait miroiter la prairie,
La gloire des héros tombés pour la patrie,
Le respect des vieillards, le culte des défunts,
Les bois et leurs échos, les prés et leurs parfums,
Le saint progrès en marche et l’art saint qui l’éclaire.
Il demande en ses chants qu’on supprime la guerre,
Que l’on vole partout au secours des souffrants.
Sa strophe bien souvent flagelle les tyrans,
Et pour l’hypocrisie est sans miséricorde.
Il prêche incessamment la paix et la concorde.
Il voudrait voir liés d’indissolubles nœuds
Les peuples et les rois, les riches et les gueux ;
Il voudrait, emporté par sa rare folie,
Voir la loi vengeresse à jamais abolie,
Et répète au bourreau qu’il fait rire l’enfer,
Et qu’il ne peut frapper sans élever son fer
Vers le grand ciel serein d’où tombe la clémence.
Non, rien ne peut guérir une telle démence.
Et bien souvent on voit cet étrange insensé
Errer seul sous les bois, distrait, le front baissé,
Ou bien, les yeux au ciel, les cheveux dans la brise,
Cheminer, à pas lents, auprès du flot qui brise,
Tendant l’oreille aux bruits du flux ou du jusant,
Enivrant son regard d’infini, se grisant
De l’arôme du pin, du tremble et du mélèze,
Savourant, attardé, le soir, sur la falaise,
L’hymne délicieux de quelque chantre ailé.
Il semble par moments du sol s’être envolé :
Comme l’aigle et l’éclair il est dans les nuages.
Redescendu sur terre, écartant les feuillages
Qui cachent aux regards le lit des trépassés,
Il va rêver autour des tombeaux délaissés.
 
Fuyant l’éclat des cours et des apothéoses,
Il cherche au bois des nids, il cueille aux champs des roses,
Dans l’air il suit des yeux le vol des papillons,
Il regarde ondoyer les blés sur les sillons,
Il écoute la source ou le vent qui murmure.
Dans son isolement, dans sa retraite obscure,
Tout lui parle, tout parle à son esprit pensif,
Le nuage, le pré, le gouffre, le récif,
L’onde baisant la rive, et l’airain sonnant l’heure.
Pour lui le glas qui tinte est une voix qui pleure ;
Pour lui les chers défunts exhalent des sanglots
Dans les bruits éplorés des brises et des flots ;
Pour lui parlent entre eux le peuplier et l’orme ;
Pour lui le firmament est un saphir énorme
Nous cachant les jardins éblouissants du ciel,
Partout brille le doigt de l’Etre universel,
Dieu parle dans la foudre et sourit dans l’aurore ;
Pour lui les yeux éteints nous regardent encore,
La mort n’est pas la mort, rien ne saurait mourir.
C’est un fou, c’est un fou que nul ne peut guérir.
Il dédaigne l’argent dont le bonheur s’achète.
Au lieu d’être un puissant, il veut rester poète,
Et n’échangerait pas l’or qui brille en ses vers
Contre les millions semés dans l’univers.
Aucun appât ne peut influencer sa lyre.
Il fait ce qu’il veut faire et dit ce qu’il veut dire.
L’a-t-on vu bien souvent en quête d’un appui ?
Il ne tente jamais de copier le gui
Qui, léchant le vieux tronc du chêne qui l’abrite,
Se gonfle de sa sève et n’est qu’un parasite.
L’hosanna que paieraient si cher les parvenus,
Il le donne gratis aux vaillants méconnus.
Rien ne lui plaît autant que de briser un masque.
Aucune palme d’or n’étincelle à sa basque.
Que pourrait bien valoir pareille dignité
Au poète aspirant à l’immortalité ?
Il n’est d’aucun cénacle où le vil encens brûle.
Il monte un fier cheval qui jamais ne recule,
Qui galope tout droit, sans peur de s’écloper.
Son mépris du flatteur, qu’il voit partout ramper,
N’a d’égal en son cœur farouche mais sincère
Que la haine qu’il garde au lâche plagiaire,
Et son amour de l’art et de la vérité
Est tenace et superbe autant que sa fierté.
Quand ce fou fermera pour toujours la paupière,
Peu de fervents l’iront conduire au cimetière,
Et nul socle d’airain jamais ne marquera
Le tertre solitaire où son corps dormira.
Il le sait, et le barde aisément s’en console,
En songeant qu’à son front doit luire une auréole
Dont nul souffle jaloux ne ternit le rayon,
Que son œuvre vivra toujours, que le sillon
De l’esprit ne peut être une trace éphémère,
Que depuis trois mille ans les poèmes d’Homère
Roulé dans le linceul de la nuit sans réveil
Ont gardé la jeunesse et l’éclat du soleil.

 



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