Chapitre VIII: Le sabbat

Dans  Le Château des désertes
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 Le sabbat

— Et les deux jeunes demoiselles, dis-je à ma vieille hôtesse, vous les connaissez ?

— Non, Monsieur. Je n’ai fait encore que les apercevoir. Il n’y a qu’une quinzaine qu’elles sont ici, et le dernier jeune homme, qui paraît avoir quinze ans tout au plus, est arrivé avant-hier au soir. Ce qui fait dire dans le village que ce n’est peut-être pas le dernier, et qu’on ne sait pas où s’arrêtera la famille de M. le marquis. Chacun dit son mot là-dessus: il faut bien rire un peu, pour se consoler de ne rien savoir.

— Le nouveau marquis a donc les mêmes habitudes de mystère que l’ancien ?

— C’est à peu près la même chose, c’est même encore pire, puisque, ce qu’il a été et ce qu’il a fait durant tant d’années qu’on ne l’a pas vu, il a sans doute intérêt à le cacher plus encore que feu M. son frère; mais pourtant ce n’est pas le même homme. On commence à me croire, quand je dis que celui-ci vaut mieux, et on lui rendra justice plus tard. L’autre était sec de cœur comme de corps; celui-ci est un peu brusque de manières, et n’aime pas non plus les longs discours. Il ne se fie pas au premier venu: on dirait qu’il connaît tous les tours et toutes les ruses de ceux qui quémandent; mais il s’informe, il consulte; sa fille aînée le fait avec lui, et les secours arrivent sans bruit à ceux qui ont vraiment besoin. M. le curé a bien remarqué cela, lui qui s’affligeait tant lorsqu’il a vu venir ce prétendu mauvais sujet: il commence à dire que les pauvres gens n’ont pas perdu au change.

— Voilà qui s’explique, madame Peirecote, et l’histoire gagne en moralité ce qu’elle perd en merveilleux. Cela se résume en un vieux proverbe de votre connaissance sans doute: “Les mauvaises têtes font les bons cœurs.”

— Vous avez bien raison, Monsieur, et c’est triste à dire, les trop bonnes têtes font souvent les cœurs mauvais. Qui ne pense qu’à soi n’est bon qu’à soi… Il n’en reste pas moins du merveilleux dans cette maison-là. De tout temps, il s’est passé au château des Désertes des choses que la pauvre monde comme moi ne peut pas comprendre. D’abord, on dit que tous les Balma sont sorciers de père en fils, et l’on me dirait que l’aînée des demoiselles en tient, que cela ne m’étonnerait pas, car elle ne parle pas et n’agit pas comme tout le monde: elle ne va pas du tout vêtue selon son rang, elle ne porte ni plumes à son chapeau ni cachemires, comme les dames riches du pays; elle a la figure si blanche, qu’on dirait qu’elle est morte. Les deux autres demoiselles sont un peu plus élégantes et paraissent plus gaies; mais l’aîné des jeunes gens a l’air d’un vrai fou: on l’entend parler tout seul, et on le voit faire des gestes qui font peur. Quant à M. le marquis, tout charitable qu’il est, il a l’air bien malin. Enfin, Monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais les domestiques du château ont peur et sont fort aises qu’on les renvoie à sept heures du soir, en leur permettant d’aller faire la veillée et coucher dans le village, où ils ont tous leur famille, car ce marquis n’a amené avec lui aucun serviteur étranger qu’on puisse faire parler. Tous ceux qui sont employés au château sont pris à la journée, parce qu’on a renvoyé tous les anciens. Cela fait que, pendant douze heures de nuit, personne ne peut savoir ce qui se passe dans la maison.

— Et pourquoi suppose-t-on qu’il s’y passe quelque chose ? Peut-être que ces Balma sont tout simplement de grands dormeurs qui craignent le bruit de l’office.

— Oh ! que non, Monsieur ! Ils ne dorment pas. Ils s’en vont dans tout le château, montant, descendant, traversant les vieilles galeries, s’arrêtant dans des chambres qui n’ont pas été habitées depuis cent ans peut-être. Ils remuent les meubles, les transportent d’un coin à l’autre, parlent, crient, chantent, rient, pleurent, se disputent…, on dit même qu’ils se battent, car *car ils font là-dedans un sabbat désordonné.

— Comment sait-on tout cela, puisqu’ils renvoient tout le monde de si bonne heure ?

— Oui, et ils s’enferment, ils barricadent tout, portes et contrevents, après avoir fait la ronde pour s’assurer qu’on ne les espionne pas. Le fils du jardinier, qui s’était caché dans une armoire par curiosité, a manqué être jeté par les fenêtres, et il a eu une si grosse peur, qu’il en a été malade, car il prétend que ces messieurs et ces demoiselles, et même M. le marquis, étaient tous habillés en diables, et que cela faisait dresser les cheveux sur la tête de les voir ainsi, et de leur entendre dire des choses qui ne ressemblaient à rien.

— A la bonne heure, madame Peirecote ! voici qui commença à m’intéresser ! Les vieux châteaux où il ne se passe pas des choses diaboliques ne sont bons à rien.

— Vous riez, Monsieur; vous ne croyez pas à cela ? Eh bien ! si je vous disais que j’ai été écouter le plus près possible avec ma fille, et que j’ai vu quelque chose ?

— Bien ! voyons, contez-moi cela.

— Nous avons vu à travers les fentes d’un vieux contrevent qui ne ferme pas aussi bien que les autres, et qui donne ouverture à l’ancienne salle des gardes du château, des lumières passer et repasser si vite, qu’on eût dit que des diables seuls pouvaient les faire courir ainsi sans les éteindre. Et puis, nous avons entendu le bruit du tonnerre et le vent siffler dans le château, quoiqu’il fit une belle nuit de gelée bien tranquille comme ce soir. Un grand cri est venu jusqu’à nous, comme si l’on tuait quelqu’un, et nous n’avions pas une goutte de sang dans les veines. C’était la semaine dernière, Monsieur ! Nous nous sommes sauvées, ma fille et moi, parce que nous ne doutions pas qu’un crime n’eût été commis, et nous ne voulions pas être appelées comme témoins: cela fait toujours du tort à de pauvres gens comme nous de témoigner contre les riches; on s’en aperçoit plus tard. Si bien que nous n’avons pu fermer l’œil de toute la nuit; mais le lendemain tout le monde se portait bien dans le château: les demoiselles riaient et chantaient dans le jardin comme à l’ordinaire, et M. le marquis a été à la messe, car c’était un dimanche. Seulement les domestiques nous ont dit qu’ils avaient brûlé dans la nuit plus de cinquante bougies, et que tout le souper avait été mangé jusqu’au dernier os.

— Ah ! il me paraît qu’ils fêtent joyeusement le diable ?

— Tous les soirs, un bon souper de viandes froides, avec des gâteaux, des confitures et des vins fins, leur est servi dans la salle à manger, en même temps qu’on dessert leur dîner. On ne sait pas à quelle heure ni avec quels convives ils le mangent; mais ils ont affaire à des esprits qui ne se nourrissent pas de fumée. Le matin, on trouve les fauteuils rangés en cercle autour de la cheminée du grand salon, et dans tout le reste de la maison il n’y a pas trace du remue-ménage de la nuit. Seulement, il y a toute une partie du château, celle qu’on n’habite plus depuis longtemps, qui est fermée et cadenassée de façon à ce que personne ne puisse y mettre le bout du nez. Ils ont, au reste, fort peu de domestiques pour une si grande maison et tant de maîtres. Ils n’ont encore reçu personne, si ce n’est le maire et le curé, lesquels ont vu seulement M. le marquis dans son cabinet, sans qu’aucun de ses enfants ait paru, excepté sa fille aînée. Les demoiselles n’ont pas de filles de chambre, et semblent tout aussi habituées que les messieurs à se servir elles-mêmes. Le service intérieur est fait aussi par des femmes de journée que l’on congédie quand elles ont balayé et rangé; et vous savez, Monsieur, les hommes sont si simples ! Quand il n’y a pas de femmes au courant des affaires d’une maison, on ne peut rien savoir.

— C’est vraiment désespérant, ma chère madame Peirecote, dis-je en retenant une bonne envie de rire.

— Oui, Monsieur, oui ! Ah ! si j’étais plus jeune, et si je ne craignais pas d’attraper un rhumatisme en faisant le guet, je saurais bientôt à quoi m’en tenir. Par exemple, ces jours derniers, la servante qui a fait les lits a trouvé au pied de celui d’une des demoiselles des pantoufles dépareillées. On a beau se cacher, on n’est jamais à l’abri d’une distraction. Eh bien, Monsieur, devinez ce qu’il y avait à la place de la pantoufle perdue durant le sabbat !

— Quoi ! un gros crapaud vert avec des yeux de feu ? ou bien un fer de cheval qui a brûlé les doigts de la pauvre servante ?

— Non, Monsieur, un joli petit soulier de satin blanc avec un nœud de beaux rubans rose et or !

— Diantre ! cela sent le sabbat bien davantage. Il est évident que ces demoiselles avaient été au bal sur un manche à balai !

— Chez le diable ou ailleurs; il y avait eu bal aussi au château, car on avait justement entendu des airs de danse, et les parquets s’en ressentaient; mais quels étaient les invités, et d’où sortait le beau monde ? car on n’a vu ni voitures ni visites d’aucune espèce autour du château, et à moins que la bande joyeuse ne soit descendue et remontée par les tuyaux de cheminée, je ne vois pas pour qui ces demoiselles ont mis des souliers blancs à nœuds rose et or.

J’aurais écouté madame Peirecote toute la nuit, tant ses contes me divertissaient; mais je vis que mes hôtes désiraient se retirer, et je leur en donnai l’exemple. Volabù me conduisit à sa meilleure chambre et à son meilleur lit. Sa femme m’accabla aussi de mille petits soins, et ils ne me quittèrent qu’après s’être assurés que je ne manquais de rien. Volabù me demanda au travers de la porte à quelle heure je voulais partir pour Briançon. Je le priai d’être prêt à sept heures du matin, ne voulant pas être à charge plus longtemps à sa famille.

Je n’avais pas la moindre envie de dormir, car il n’était que sept heures du soir, et j’avais douze heures devant moi. Un bon feu de sapin pétillait dans la cheminée de ma petite chambre, et une grande provision de branches résineuses, placée à côté, me permettait de lutter contre la froide bise qui sifflait à travers les fenêtres mal jointes. Je pris mes crayons, et j’esquissai les deux jolies figures des demoiselles de Balma dans le costume et les attitudes où elles m’étaient apparues, sans oublier le beau lévrier blanc et le cadre des grands cyprès noirs couverts de flocons de neige. Tout cela trottait encore plus vite dans mon imagination que sur le papier, et je ne pouvais me défendre d’une émotion analogue à celle que nous fait éprouver la lecture d’un conte fantastique d’Hoffmann, en rapprochant de ces charmantes figures si candides, si enjouées, si heureuses en apparence, les récits bizarres et les diaboliques commentaires de ma vieille hôtesse. Ainsi que dans ces contes germaniques, où des anges terrestres luttent sans cesse contre les piéges d’un esprit infernal pétri d’ironie, de colère et de douleur, je voyais ces beaux enfants fleurir à leur insu, sous l’influence perfide de quelque vieux alchimiste couvert de crimes, qui les élevait à la brochette pour vendre leurs âmes à Satan, afin de dégager la sienne d’un pacte fatal. La petite ne se doutait de rien encore, l’autre commençait à se méfier. Au milieu de leur gaieté railleuse, il m’avait semblé voir percer de la crainte pour un maître qu’elles n’avaient pas osé nommer. Qu’il grogne, le grognon ! avaient-elles dit, et puis encore, en parlant de ma traversée périlleuse sur le fossé, l’aînée avait dit: S’il voyait cela il nous gronderait. Était-ce leur père qu’elles redoutaient ainsi, tout en affectant de se moquer ? Rien ne prouvait qu’elles fussent les filles de ce vieux marquis ressuscité par magie après avoir passé pour mort, que dis-je ? après avoir été mort probablement pendant cinquante ans. Ce devait être un vampire. Il les tourmentait déjà toutes les nuits, mais chaque matin, grâce à sa science, elles avaient perdu le souvenir de ce cauchemar, et tâchaient de se reprendre à la vie. Hélas ! elles n’en avaient pas pour longtemps, les pauvrettes ! Un matin, on les trouverait étranglées dans quelque gargouille du vieux manoir.

A ces folles rêveries, quelques indices réels venaient pourtant se joindre. Je ne sais ce que les nœuds de rubans venaient faire là; mais le ruban rose et or du petit soulier coïncidait, je ne sais comment, avec le nœud de ruban cerise que j’avais ramassé. Son nœud, avait-elle dit, son nœud d’épée ! — Qui donc, dans le château, portait encore la costume de nos pères, l’épée et le nœud d’épée ? Cela était vraiment bizarre, et il l’avait fait lui-même ! Il prétendait que ces charmantes petites mains de fée ne savaient pas faire un nœud digne de lui ! Il était donc bien impérieux et bien difficile, ce tyran de la jeunesse et de la beauté ! Qu’il fût jeune ou vieux, ce porteur d’épée, ce faiseur de nœuds, il était peu galant ou peu paternel. Ce ne pouvait être que le diable ou l’un de ses suppôts rechignés.

Je ne sais combien de bizarres compositions me vinrent à ce sujet; mais je ne les exécutai point. La mère Peirecote m’avait soufflé le poison de sa curiosité, et je ne tenais pas en place. Il me sembla qu’il était fort tard, tant j’avais fait de rêves en peu d’instants. Ma montre s’était arrêtée; mais l’horloge du hameau sonna neuf heures, et je m’inquiétai du reste de ma nuit, car je n’avais plus envie de dessiner; il m’était impossible de lire, et je mourais d’envie d’agir comme un écolier, c’est-à-dire d’aller chercher quelque aventure poétique ou ridicule sous les murs du vieux château.

Je commençai par m’assurer d’un moyen de sortie qui ne fit ni bruit ni scandale, et je l’eus trouvé avant d’être décidé à m’en servir. Les contrevents de ma fenêtre ouvraient sans crier et donnaient sur un petit jardin clos seulement d’une haie vive fort basse. La maison n’avait qu’un étage de niveau avec le sol. Cela était si facile et si tentant, que je n’y résistai pas. Je me munis d’un briquet, de plusieurs cigares, de ma canne à tête plombée; je cachai ma figure dans un grand foulard, je m’enveloppai de mon manteau, et, pour me déguiser mieux, je décrochai de la muraille une espèce de chapeau tyrolien appartenant à M. Volabù; puis je sortis de la maison par la fenêtre, je poussai les contrevents, j’enjambai la haie; la neige absorbait le bruit de mes pas. Tout dormait dans le village; la lune brillait au ciel. Je gagnai la campagne, rien qu’en faisant à l’extérieur le tour de la maison.

J’arrivai au fossé que je connaissais déjà si bien. La nuit avait raffermi la glace. Je montai, non sans peine, le petit escalier, qui était devenu fort glissant. J’entrai résolument dans le parc, et j’approchai du château comme un Almaviva préparé à toute aventure.

Je touchais aux portes vitrées du rez-de-chaussée donnant toutes sur une longue terrasse couverte de vignes desséchées par l’hiver, qui ressemblaient, dans la nuit, à de gros serpents noirs courant sur les murs et se roulant autour des balustres. J’avais monté sans hésiter l’escalier bordé de grands vases de terre cuite qui entaillait noblement le perron sur chaque face. Tous les volets étaient hermétiquement fermés; je ne craignais pas qu’on me vit de l’intérieur. Je voulais écouter ces bruits étranges, ces cris, ces roulements de tonnerre, ces meubles mis en danse, cette musique infernale dont ma vieille hôtesse m’avait rempli la cervelle.

Je ne fus pas longtemps sans reconnaître qu’on agissait énergiquement dans cette demeure silencieuse et déserte au dehors. De grands coups de marteau résonnaient dans l’intérieur, et des éclats de voix, comme de gens qui disentent ou s’avertissent en travaillant, frappèrent confusément mon oreille. Tout cela se passait fort près de moi, probablement dans une des pièces du rez-de-chaussée; mais les contrevents en plein chêne, rembourrés de crin et garnis de cuir, ne me permettaient pas de saisir un seul mot.

Les aboiements d’un chien m’avertirent de me tenir à distance. Je descendis le perron, et bientôt j’entendis ouvrir la porte que je venais de quitter. Le chien hurlait, je me crus perdu, car le clair de lune ne me permettait pas de franchir l’espace découvert qui me séparait des premiers massifs.

— Ne laisse pas sortir Hécate ! dit une voix que je reconnus aussitôt pour celle de la plus jeune de mes deux héroïnes. Elle est folle au clair de la lune, et elle casse tous les vases du perron.

— Rentrez, Hécate ! dit l’autre, dont je reconnus aussi la voix. Elle ferma la porte au nez de la grande levrette, qui les avertissait de ma présence et gémissait de n’être pas comprise.

Les deux jeunes filles s’avancèrent sur le perron. Je me cachai sous la voûte qu’il formait entre les deux escaliers latéraux.

— Ne mets donc pas ainsi tes bras nus sur la neige, petite; tu vas t’enrhumer, disait l’aînée. Qu’as-tu besoin de t’appuyer sur la balustrade ?

— Je suis fatiguée, et je meurs de chaud.

— En ce cas, rentrons.

— Non, non ! c’est si beau la nuit, la lune et la neige ! Ils en ont au moins pour un quart d’heure à arranger le cimetière, respirons un peu.

Le cimetière me fit ouvrir l’oreille; la nuit sonore me permettait de ne pas perdre une de leurs paroles, et j’allais saisir le mot de l’énigme, lorsque quelqu’un de l’intérieur, ennuyé des cris du chien, ouvrit la porte et laissa passer la maudite bête, qui s’élança jusqu’à moi et s’arrêta à l’entrée de la voûte, indignée de ma présence, mais tenue en respect par la canne dont je la menaçais.

— Oh ! qu’ils sont ennuyeux d’avoir lâché Hécate ! disaient tranquillement ces demoiselles, pendant que j’étais dans une situation désespérée. Ici, Hécate, tais-toi donc ! tu fais toujours du bruit pour rien !

— Mais comme elle est en colère ! c’est peut-être un voleur ! dit la petite.

— Est-ce qu’il y a des voleurs ici ? me cria l’aînée en riant; monsieur le voleur, répondez.

— Ou bien, c’est un curieux, ajouta l’autre. Monsieur le curieux, vous perdez votre temps; vous vous enrhumez pour rien. Vous ne nous verrez pas.

— A toi, Hécate ! mange-le !

Hécate n’eût pas demandé mieux, si elle eût osé. Bruyante, mais craintive, comme le sont les levrettes, elle reculait hérissée de colère et de peur, quoiqu’elle fût de taille à m’étrangler.

— Bah ! ce n’est personne, dit l’une des demoiselles, elle crie après la statue qui est là au fond de la grotte.

— Et si nous allions voir ?

— Ma foi non, j’ai peur !

— Et moi aussi, rentrons !

— Appelons nos garçons !

— Ah bien oui ! ils ont bien autre chose en tête, et ils se moqueront de nous comme à l’ordinaire.

— Il fait froid, allons-nous-en.

— Il fait peur, sauvons-nous !

Elles rentrèrent en rappelant la chienne. Tout se referma hermétiquement, et je n’entendis plus rien pendant un quart d’heure; mais tout à coup les cris d’une personne qui semblait frappée d’épouvante retentirent. On parla haut sans que je pusse distinguer ni les paroles ni l’accent. Il y eut encore un silence, puis des éclats de rire, puis plus rien, et je perdis patience, car j’étais transi de froid, et la maudite levrette pouvait me trahir encore, pour peu qu’on eût le caprice de venir poser de jolis petits bras nus sur la neige de la balustrade. Je regagnai la maison Volabù, certain qu’on ne m’avait pas tout à fait trompé, et qu’on travaillait dans le château à une œuvre inconnue et inqualifiable, mais un peu honteux de n’avoir rien découvert, sinon qu’on arrangeait le cimetière et qu’on se moquait des curieux.

La nuit était fort avancée quand je me retrouvai dans ma petite chambre. Je passai encore quelque temps à rallumer mon feu et à me réchauffer avant de pouvoir m’endormir, si bien que, lorsque Volabù vint pour m’éveiller avec le jour, il n’osa le faire, tant je m’acquittais en conscience de mon premier somme. Je me levai tard. Il avait eu le temps de me préparer mon déjeuner, qu’il fallut accepter sous peine de désespérer le brave homme et madame Volabù, qui avait des prétentions assez fondées au talent de cuisinière. A midi, une affaire survint à mon hôte: il était prêt à y renoncer pour tenir sa parole envers moi; mais moi, sans me vanter de mon escapade, j’avais un fiasco sur le cœur, et je me sentais beaucoup moins pressé que la veille d’arriver à Briançon. Je priai donc mon hôte de ne pas se gêner, et je remis notre départ au lendemain, à la condition qu’il me laisserait payer la dépense que je faisais chez lui, ce qui donna lieu à de grandes contestations, car cet homme était sincèrement libéral dans son hospitalité. Il eût discuté avec moi pour une misère durant le voyage, si j’eusse voulu marchander; chez lui, il était prêt à mettre le feu à la maison pour me prouver son savoir-vivre.

 

Le Château des désertes

Un roman de George Sand



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