La Timbale

Dans  Poil de Carotte,  Romans Jules Renard
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La Timbale

Poil de Carotte ne boira plus à table. Il perd l’habitude de boire, en quelques jours, avec une facilité qui surprend sa famille et ses amis. D’abord, il dit un matin à madame Lepic qui lui verse du vin comme d’ordinaire:

— Merci, maman, je n’ai pas soif.

Au repas du soir, il dit encore:

— Merci, maman, je n’ai pas soif.

— Tu deviens économique, dit madame Lepic. Tant mieux pour les autres.

Ainsi il reste toute cette première journée sans boire, parce que la température est douce et que simplement il n’a pas soif.

Le lendemain, madame Lepic, qui met le couvert, lui demande:

— Boiras-tu aujourd’hui, Poil de Carotte ?

— Ma foi, dit-il, je n’en sais rien.

— Comme il te plaira, dit madame Lepic; si tu veux ta timbale, tu iras la chercher dans le placard.

Il ne va pas la chercher. Est-ce caprice, oubli ou peur de se servir soi-même ?

On s’étonne déjà:

— Tu te perfectionnes, dit madame Lepic; te voilà une faculté de plus.

— Une rare, dit M. Lepic. Elle te servira surtout plus tard, si tu te trouves seul, égaré dans un désert, sans chameau.

Grand frère Félix et sœur Ernestine parient:

Sœur Ernestine: Il restera une semaine sans boire.

Grand frère Félix: Allons donc, s’il tient trois jours, jusqu’à dimanche, ce sera beau.

— Mais, dit Poil de Carotte qui sourit finement, je ne boirai plus jamais, si je n’ai jamais soif. Voyez les lapins et les cochons d’Inde, leur trouvez-vous du mérite ?

-Un cochon d’Inde et toi, ça fait deux, dit grand frère Félix.

Poil de Carotte, piqué, leur montrera ce dont il est capable. Madame Lepic continue d’oublier sa timbale. Il se défend de la réclamer. Il accepte avec une égale indifférence les ironiques compliments et les témoignages d’admiration sincère.

— Il est malade ou fou, disent les uns.

Les autres disent:

-Il boit en cachette.

Mais tout nouveau, tout beau. Le nombre de fois que Poil de Carotte tire la langue, pour prouver qu’elle n’est point sèche, diminue peu à peu.

Parents et voisins se blasent. Seuls quelques étrangers lèvent encore les bras au ciel, quand on les met au courant:

— Vous exagérez: nul n’échappe aux exigences de la nature.

Le médecin consulté déclare que le cas lui semble bizarre, mais qu’en somme rien n’est impossible.

Et Poil de Carotte surpris, qui craignait de souffrir, reconnaît qu’avec un entêtement régulier, on fait ce qu’on veut. Il avait cru s’imposer une privation douloureuse, accomplir un tour de force, et il ne se sent même pas incommodé. Il se porte mieux qu’avant. Que ne peut-il vaincre sa faim comme sa soif ! Il jeûnerait, il vivrait d’air.

Il ne se souvient même plus de sa timbale. Longtemps elle est inutile. Puis la servante Honorine a l’idée de l’emplir de tripoli rouge pour nettoyer les chandeliers.

 

La Timbale

Un chapitre de poil de Carotte par Jules Renard



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