La Statuomanie

Dans  Les Satires
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Comme aux jours déclinants de l’empire de Rome,
La mode est aujourd’hui de jouer au grand homme,
De se donner, vivant, les airs d’un immortel
Et d’avoir comme un saint sa niche et son autel.
C’était peu d’accabler les journaux de réclames
Et, par maints tours adroits, maintes secrètes trames,
D’obtenir de la main d’un pauvre rédacteur



De génie avéré le brevet imposteur ;
C’était peu de remplir et les quais et les rues
D’ambitieux portraits aux mines incongrues,
Et de laisser au fond du crâne d’un badaud
L’image d’un tribun et quelquefois d’un sot ;
Il fallait mieux encore… un moyen plus solide
Qu’un dessin fugitif ou qu’une phrase vide,
Aussi le dur granit et le marbre et l’airain
Sont-ils venus en aide à l’amour-propre humain.

Comme des champignons, ces pâles cryptogames
Que septembre orageux de ses humides flammes
Enfante par centaine aux rebords des chemins,
Il est né des milliers d’artistes dont les mains
Tripotant et gâchant plus ou moins bien l’argile
Ont fait d’un art sublime une chose futile,
Et mis de Phidias les outils respectés
Au service banal des moindres vanités.
De là tous ces messieurs aux poses drôlatiques
Dont le bronze encombra si longtemps nos boutiques,
Cet amas de chanteurs, de danseurs et d’acteurs
Étalant fièrement leurs toupets séducteurs,
Tous ces fils de Dantan, vrais monstres de pagode,
Dont le regard me fut tant de fois incommode
Et dont j’eusse voulu délivrer la cité
Si parmi ses suppôts Delessert m’eût compté.
Pardieu ! N’était-ce pas bien assez de Versailles,
Ce grand Capharnaüm de sanglantes batailles,
Où l’on trouve avec peine entre tant de tableaux
Les portraits réussis de quelques vrais héros !

Encor si ce faux goût, cette rage de plâtre,
Cet amour effréné du bronze et de l’albâtre,
N’affligeait que Paris, ce serait demi-mal ;
Mais le pays entier est sous le vent fatal.
Paris élève un trône à son enfant, Molière,
Ailleurs il ne faut pas demeurer en arrière,
Et voilà subito tout arrondissement,
Ô province ! qui veut avoir son monument.
Qui jamais eût pensé que la reconnaissance
D’une contrée irait jusqu’à l’extravagance
D’ériger, en retour d’un aimable caquet,
Une statue en pied au bel esprit Gresset !
Certes, Parmentier fut homme utile en sa sphère,
Il apprit à manger de la pomme de terre.
Le service est très grand, mais pour ce fait humain
Fallait-il comme un dieu le couler en airain ?
Hélas ! Il est si dur de voir son forum vide
Et toujours recouvert d’une poussière aride,
Lorsqu’au milieu du sien la ville d’à côté
Vous dresse un de ses fils en général sculpté,
Un brave qui servit quinze ans sous le grand homme
Et n’eut peut-être bien d’autre mérite en somme
Que celui de sabrer, front vulgaire et cœur chaud
Plus encore au butin qu’aux périls de l’assaut !
N’importe, on a son homme, et sans désavantage
On figure au livret du flâneur qui voyage ;
Et puis, dans les grands jours, c’est un thème tout fait
Pour les bredouillements d’un maire ou d’un préfet.

Vraiment, on ne sait pas dans combien de bévues
Peut tomber le pays par amour des statues.
Aux marmitons bientôt l’on en accordera ;
Comme la croix d’honneur, tout le monde en aura.
Mais, dit-on, le pouvoir est là pour mettre en bride
Les excentricités d’une mode stupide.
Le pouvoir ? Allons donc ! Il a dans ce moment
Autre chose à penser qu’à faire un règlement
Pour garder le pays d’une pente fatale,
Tenir en juste accord l’art avec la morale.
D’ailleurs ne vit-on pas en pleine liberté ?
Et pourvu qu’à l’État il ne soit rien quêté,
Chacun peut honorer qui lui plaît… ô Voltaire !
Si ton esprit encore habitait cette terre,
Comme il rirait de voir le bon peuple gaulois,
Jaloux de se pourtraire à l’exemple des rois !

Ô Welches ! dirais-tu, puisqu’aux races futures
Vous voulez sûrement transmettre vos figures,
Donnez-vous ce plaisir, allez même à Paros
Puiser l’élément pur d’où tant de fiers ciseaux
Tirèrent l’idéal de notre forme humaine
Et d’où sortit un jour la blanche Anadyomène.
Pour vous rien de trop beau, rien de trop précieux :
Posez-vous en guerriers, en prophètes, en dieux ;
Prenez six pieds de taille et des crânes énormes ;
Couvrez-vous de manteaux ou laissez voir vos formes ;
Soyez tels qu’il vous plaît d’être vus… mais jamais
Ne soyez ressemblants, car vous êtes trop laids.

Publié en 1850.



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