La nuit, comme une mer, s’étale dans les cieux,

Dans  Les Fossiles
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La nuit, comme une mer, s’étale dans les cieux,
Seul, le faîte indécis des bois silencieux
Se découpe, plus noir, sur l’immensité sombre,
Et la forme et le bruit vont s’effaçant dans l’ombre…
Parfois, épanouie à l’horizon lointain,
Une étoile s’entrouvre et se ferme soudain,

Et la terre, étouffant sous les ténèbres lourdes,
Soulève son flanc large avec des rumeurs sourdes !
Pourtant une lueur, vague et douteuse encor,
Du firmament obscur vient effleurer le bord,
Et la lune d’argent, qui dans les ombres nage,
S’élève, par degrés, de nuage en nuage,
Faisant neiger au loin, comme des flocons blancs,
Sa lumière glacée aux reflets vacillants,
Qui, sur les vallons creux et les grands promontoires,
Palpite, en s’accrochant aux aspérités noires !
Comme un monde inconnu qui se dévoilerait,
Toute la plaine alors sous les cieux apparaît :
Pré large, où cent ruisseaux croisent leurs folles courses,
Nénufars endormis sur le cresson des sources,
Etangs silencieux, tout hérissés de joncs,
Où les oiseaux pêcheurs ont cessé leurs plongeons !
Mais parmi les roseaux, dressant sa taille énorme
Dont un rayon de lune ébauche au loin la forme,
Une bête velue, et qui souffle toujours,
Rumine gravement sur ses quatre pieds lourds !
Sa crinière foncée a des touffes profondes
Qui flottent, à son dos, comme de noires ondes ;
Sa tête est formidable ; à chacun des côtés
Tombe une oreille large, en flocons argentés ;
Comme un double croissant, deux défenses d’ivoire,
Du mufle qui s’allonge écartant la peau noire,
Se tordent vers les cieux ; et, pendue en avant,
La trompe monstrueuse oscille dans le vent !
Son gros ventre, fouetté par les herbes humides,
Sous la brise qui passe ondule avec des rides,
Et l’ombre de son corps tremble sur les gazons
Tandis que, se courbant aux vagues horizons,
Le sommet inégal des collines lointaines
Semble un troupeau difforme accroupi dans les plaines !

C’est une nuit tranquille où la nature dort.

Tout à coup, réveillé par quelque vent plus fort,
Le monstre se remue, et roidit, dans la brume,
L’effrayante longueur de sa trompe qui fume,
Puis son cri large et dur, qui traverse les airs,
Se roule, en mugissant, par les vallons déserts !
On entend à ce bruit, dans les glaïeuls sauvages,
Palpiter mollement les vastes marécages,
Où les lézards glacés et les lourds pélicans
Font, sous leur ventre épais, sonner l’eau des étangs !
Le monstre beugle encor ; soudain battant des ailes
Mille oiseaux inquiets sortent des buissons frêles :
Ils viennent à l’entour, par le somme engourdis,
Heurter leur vol aveugle à ses flancs arrondis ;
Tout se lève à la fois dans les clairières sombres,
Et, sur le bord du ciel, passant comme des ombres,
Là-bas des cerfs géants, aux bois démesurés,
Dans le brouillard douteux, bondissent effarés !…

Voilà que s’éveillant, sous les étoiles pâles,
L’horizon montueux tremble par intervalles !
Et les mornes coteaux, de leur base arrachés,
Se suivent lentement parmi les joncs penchés !…
La plaine, sous leur poids, s’ébranle toute entière ;
On dirait des pieds lourds qui marchent sur la terre,
Et qui frappent ensemble à coups multipliés…
L’eau jaillit des marais, et les bambous, pliés
Comme sous un grand vent, craquent par les campagnes !…
Elle vient ! elle vient ! la troupe des montagnes !…
Et dans les longs détours du sombre défilé,
Chaque cime est vivante ! et les monts ont beuglé !

Poète Louis Bouilhet



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