HIPPIAS, DAPHNÉ.

Dans  Les Noces corinthiennes,  Poésie Anatole France
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DA P H N É, devant le temple.

J’ai cueilli le dictame illustre entre les plantes
Et les tiges en fleur des herbes consolantes.
J’en veux faire un breuvage, afin de secourir
Celle dont je suis née et que je vois mourir.
Christ, messager divin de la bonne parole,

S’il est vrai qu’à ta voix l’essaim des Dieux s’envole
Et qu’Apollon n’est plus le divin guérisseur,


Jésus, roi languissant aux yeux pleins de douceur,
Puisque ton règne arrive, il me vient l’espérance
Qu’un Dieu qui sut souffrir sait guérir la souffrance.
Maître, sauve ma mère : elle est des tiens aussi.
Et donne-moi l’époux que mon père a choisi.

HIPPIAS, fais«nt quelques pas vers elle.

Daphné, ma douce gloire et toute mon envie,
Vois l’homme qui sera la moitié de ta vie,
L’époux promis selon les usages anciens.
Il est là, viens et mets tes deux bras dans les siens.

DAPHNÉ.

Oui, c’est toi ! Ce n’est pas ton insensible image,
Cher Hippias, qui vient raconter ton naufrage.

Je savais, voyageur qui portes mon amour,

Qu’il me serait donné, le jour de ton retour.

L’espérance habitait ma poitrine fidèle.

Viens ! je te vais conduire à ma mère et, près d’elle

Qui, triste, fait rouler la laine en écheveaux,

Hôte du vieux foyer, tu diras tes travaux.

Un mal courbe ma mère et lui brûle le foie.

HIPPIAS.

Tous nos jours sont mêlés de douleur et de joie.

Tes chagrins sont les miens ; mais malgré ton accueil,

Je ne franchirai pas les dalles de ton seuil.

Vois : ce large chapeau noué contre la brise,

Cette ceinture étroite à ma tunique grise,

Ces guêtres à mes pieds, ce bâton à ma main

Sont d’un homme pressé de suivre son chemin.

Mon navire, parti de mon île natale,

Par l’ordre paternel, vers l’onde occidentale,

Au fond du port déjà tourne son éperon.

Comme l’outre d’eau fraîche occupait le patron,

Je suis venu. Je pars : avec l’aile des voiles,

Gagnant la haute mer au retour des étoiles,

Sous leur chœur révéré qui me protégera,

Je vais vendre à Pœstum les vins noirs de Théra.

DAPHNE.

Oh ! ne me quitte pas encor : cette heure est belle.
Reste : la mer est vaste et l’absence est cruelle.

HIPPIAS.

Je venais, j’espérais, de ce sentier obscur,

Voir ta porte et ton ombre un moment sur le mur.
Mais bientôt, au retour de ma route prospère,
Je reviendrai m’asseoir au foyer de ton père,
Je boirai dans sa coupe, afin que le vieillard,
Ainsi qu’il l’a promis, me laisse sans retard
T’emmener sur ma nef de myrtes couronnée,
Vers mon toit où luiront les torches d’hyménée.
O coupes, ô chansons, ô fleurs ! Vienne ce jour !
Car j’ai connu par toi l’inévitable amour
Et je sais qu’une main de vierge est prompte et sûre
A faire au cœur d’un homme une douce blessure.
J’aime. On dit que l’amour est un mal : je le sais
Et j’aime. Le tourment m’est cher que tu me fais.
Celle qui peut blesser saura guérir, ô femme !
Et tu me seras douce et semblable au dictame.
Aimer ne trouble pas à jamais la raison ;
Quand tu seras entrée épouse en ma maison,
Nous connaîtrons la paix, le foyer, l’abondance,
L’amitié, les enfants, la tardive prudence,
Et nous vivrons pareils à deux arbres jumeaux
Qui versent l’ombre fraîche en mêlant leurs rameaux.
Mais mon père le veut : je poursuis mon voyage.
Le fils obéissant vit heureux un long âge.
Invoque en ma faveur Hespéros, astre clair.

DAPHNÈ.

J’invoquerai Jésus qui maichait sur la mer.

HIPPIAS.

Ma Daphné, gardons-nous des paroles légères ;

N’invoquons point les Dieux des races étrangères,

Car la terre natale et nos bois et nos cieux

Sont encor palpitants du souffle de nos Dieux..

On sent dans l’air sacré leurs signes, leurs présages.

Je ne quitterai point le culte des vieux sages.

Les hommes d’autrefois, qui valaient mieux que nous,

Acquittaient le tribut qu’on doit aux Dieux jaloux.

Pieux observateur des coutumes antiques,

Moi, je prierai comme eux, debout, sous les portiques.

Nos Dieux, Daphné, sont bons et joignent en riant

La belle vierge émue à l’homme impatient.

DAPHNK.

Au cher jour que ma main fut prise dans la tienne,
Tu mis ton anneau d’or au doigt d’une chrétienne.
Un prêtre, ayant chassé les Nymphes d’un ruisseau,
Enfant, me baptisa par le sel et par l’eau ;
Et je devins ainsi la sœur et la compagne
De celui qui voulut mourir sur la montagne.

HIPPIAS.

La nature des Dieux est obscure, il est vrai.
Gardons-nous d’offenser jamais rien de sacré.
Plus d’un Dieu vénérable, aux lèvres d’ambroisie,
Nous est venu jadis de la terre d’Asie.
Et je crois, car mon cœur n’est ni léger ni vain,
Qu’en Jésus, roi des Juifs, quelque chose est divin.
Mais parce qu’il mourut quand vint la neuvième heure,
Je le nomme Adonis que Cythéréia pleure,
Et je le nomme Hermès, parce qu’il a conduit

Le peuple vain des morts par les champs de la nuit..
Aime et réjouis-toi de vivre, chère tête.
Dans le port l’ancre hésite et la voile s’apprête.
Laisse-moi d’un baiser effleurer tes cheveux.

DAPHNÉ.

Tu le prendras un jour ce baiser que tu veux.

HIPPIAS.

Cueillons l’instant fleuri.

DAPHNÉ.

Sachons attendre l’heure.

HIPPIAS.

Un souvenir est bon.

DAPHNÉ.

L’espérance est meilleure.

HIPPIAS.

L’aîr, les myrtes, tes yeux, tout m’enchaîne, et je pars !

DAPHNÉ.

Va ! nous avons choisi la meilleure des parts.
Sois heureux !

HIPPIAS.

Tu souris, et la livide crainte
Sur ton sourire, 6 vierge, est tristement empreinte.
Tu redoutes pour moi i’avenir hasardeux.

DAPHNE, en pleurant.

Ah ! je songe à la mer et je songe à nous deux !

Je songe aux jours d’absence, aux longues nuits, aux rêves
Tout pleins de ton image inerte sur les grèves.

H IP P IA S, après un long baiser.

Tes pleurs coulaient pour moi, ma lèvre a bu tes pleurs.
L’homme sage et pieux ne craint point de malheurs.
Après le cours entier d’une changeante année,
Daphné, tu reverras ma tête fortunée.

DAPHNE.

Ami, je t’attendrai de saison en saison,
Comme il sied à la femme, au fond de la maison.
J’en fais un grand serment : la mort, la mort jalouse
Peut seule en ses longs bras t’enlever ton épouse.

HIPPIAS.

Vis heureuse, ô Daphné.

DAPHNE.

Hippias, sois en paix.

Il s’en va.

Hippias !… Sur mes yeux tombe un nuage épais.
O tristesse ! ô frisson ! inexplicable crainte !

Les Noces corinthiennes
Anatole France



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