DAPHNÉ, KALLISTA

Dans  Les Noces corinthiennes,  Poésie Anatole France
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Kallista est portée en litière. Son esclave Phrygia l’accompagne.

KALLISTA.

Phrygia, soutiens-moi jusqu’à la maison sainte.
Je te cherchais, ma fille. Oh ! certes, Dieu n’a pas
Sans un profond dessein conduit ici tes pas.

DAPHNÉ.

vois, mère : je cueillais des plantes salutaires.


KALLISTA.

Enfant initiée aux augustes mystères,
Quittons la vanité de ces secours humains,
Et pour ma guérison prenons d’autres chemins,
Ma fille, écoute-moi : tu sais bien que ta mère
N’a pas mis son espoir en la vie éphémère,
Que son sein n’est gonflé que du désir des cieux,
Qu’elle trouve à la mort un goût délicieux.
Mais tu sais qu’il n’est pas encor temps qu’elle meure.
Et qui donc après moi garderait la demeure
Des discours des gentils, des pièges des démons ?
Qui donc arracherait l’homme que nous aimons,
Ton vieux père, à l’abîme invisible que creuse,
Sous ses pas égarés, son ignorance affreuse ?
Et toi-même, qui donc, en tes jours de langueur,
Du vin spirituel viendrait nourrir ton cœur
Affaibli par le lait de la tendresse humaine ?
Mes esclaves nombreux et soumis que je mène
Dans tes chemins, Seigneur, avec sévérité,
Qui remettrait leurs pas dans le sillon quitté ?
Quelle voix, en ce bourg plein d’idoles d’argile,
Aux fils des vignerons, dirait ton évangile ?
Et quelle main assez ferme dispenserait
L’aumône aux pauvres gens, selon ton intérêt ?
Ta volonté, mon Dieu, soit faite, et non la mienne !
Mais avant de m’ôter d’ici, qu’il te souvienne
Des âmes en péril dont tu me ris l’espoir.
Je suis ton ouvrière : il me faut jusqu’au soir,
Maître mystérieux, travailler dans ta vigne,
Afin que je t’apporte une vendange insigne.

DAPHNÉ.

Tu vivras, douce mère, et sur tes cheveux blancs
Les jours s’écouleront pacifiques et lents.

KALLIST.4.

Tu m’aimes, mon enfant, ta tendresse craintive,
Sans oser l’espérer, souhaite que je vive.
Dieu seul peut retarder l’heure du grand départ ;
Mais dans ma guérison je te garde une part.
Pour qu’à me laisser vivre ici-bas Dieu consente,
J’espère en la vertu de ta tête innocente.
Enfant, colombe intacte, agneau prédestiné,
Fruit de dilection que le Ciel m’a donné,
Jeune plante qui croîs sous mon amour austère,
Non pas avec l’espoir de fleurir sur la terre,
Mais afin de répandre au Ciel ta bonne odeur
Et de plaire au Dieu vierge à qui plaît la pudeur,
Ton âme qu’exalta l’espérance féconde
Ne saurait plus se prendre aux choses de ce monde,
Et tes lèvres que brûle un immortel désir
N’ont soif que de la source impossible à tarir.
Prenant la vie ainsi qu’une nuit sous la tente,
Tu veilles en joignant les deux mains dans l’attente !
Enfant, bien que peut-être un terrestre dessein
Ait jadis urf moment troublé ton jeune sein,

Dans les bras d’un époux tu ne veux pas descendre
Ni goûter des baisers plus amers que la cendre.
Tu ne veux pas semer dans le trouble et l’effort
Pour grossir la moisson du mal et de la mort !
Certes ! la veuve est bonne et la vierge est meilleure.
Heureux qui, tes yeux clos, prie en attendant l’heure !
Heureux qui n’a pas mis son espoir en la chair !

DAPHNE.

Mère, tu sais le nom de l’homme qui m’est cher.
Mon père m’a choisi le jeune époux que j’aime,
Hippias de Théra, que tu chéris toi-même.
Mais un jour nous viendra plus propice et plus doux,
Quand tu seras guérie, à parler de l’époux.

KALLISTA.

Enfant, l’amour terrestre est un amour fragile :
Les amants sont unis par des chaînes d’argile.
Mais la vierge chrétienne, à l’ombre de l’autel,
Sait trouver dans l’extase un époux immortel.
Alors qu’elle est choisie, épousée aux blancs voiles,
Le cœur percé du glaive et le front ceint d’étoiles,
Elle entend, sur la harpe et le psaitérion,
Les anges célébrer sa mystique union.
Elle boit au festin la grâce à pleins calices,
Et goûte avec amour d’ineffables délices
A noyer^ses regards dans le rayonnement
De l’époux dont le cœur saigne, ouvert largement.
Gloire à celle, ô Daphné, qu’un tel maître réclame !
Ecoute ce que j’ai résolu dans mon âme.

Ouvrez la porte auguste aux deux battants d’airain,
Femmes ; je veux parler au Maître souverain.

KUe s’agenouille sur les degrés du temple.

A ta face, ô Seigneur, et dans tes sanctuaires
Le juste vient chercher les vrais électuaires.
Au seuil de ta maison, sous tes sept lampes d’or,
Je t’implore à genoux pour que je vive encor
Et qu’il me soit donné d’achever sur la terre,
Dans le jeûne et l’exil, ma tâche salutaire.
Si tu reçus le vœu de l’antique Jephté,
Ton fils exaucera mon vœu dans sa bonté.
Je ne lui promets pas de sanglante victime.
Tu recevras, ô Christ, mon holocauste intime.
Je jure sur le Livre inspiré par l’Esprit,
Je jure devant toi sur le quadruple écrit
De l’Aigle, du Taureau, du Lion et de l’Ange
De t’offrir une épouse agréable en échange
De ma force rendue et de ma guérison.
Christ ! je prendrai pour toi l’épouse en ma maison.
Que je vive ! et l’enfant que tu m’avais donnée,
Daphné, ma fille heureuse, à l’autel amenée,
Pour que soit accompli le plus sacré des vœux,
Recevant ton anneau, coupant ses longs cheveux,
S’offrira toute à toi, sans qu’un fils de la femme
Ait pour elle chanté l’impur épithalame.

DAPHNE.

O ma mère !

KALLISTA.

Elle ira, te prenant pour époux,
Consacrer sa ceinture à ton autel jaloux.

DAPHNK.

O ma mère !

KALLISTA.

Et jurer^d’une bouche fidèle
Que jamais fils d’Adam ne s’approchera d’elle.

DAPHNÉ.

O ma mère !

KALLISTA.

Il est fait, l’indéliable vœu.
Roi d’Orient assis à la droite de Dieu,
Christ, ne refuse pas celle que* je te donne !
Accorde à son front pur le voile et la couronne,
Pour que je sorte un jour de ce monde, les mains
Pleines d’œuvres, les pieds usés dans tes chemins,
Ef pour que, devant toi, vers le Seigneur, un ange
Porte ma gerbe d’or dans la céleste grange.
Elle est là, tu la vois, mon offrande, en mes bras.
J’eus soin.de la nourrir pour toi ; tu la prendras !
Si dans quatre-vingts jours je suis debout, vivante,
Forte comme il convient pour être ta servante,
Tu m’auras fait entendre, ô B,oi ! qu’elle te plaît,
La vierge que nourrit ta crainte avec mon lait.
Et, dans un an, au mois des terrestres vendanges,
Je te l’amènerai, doux spectacle à tes anges,

Fiancée, ayant mis au doigt l’anneau d’or fin,
Belle, et le front voilé pour les noces sans fin.

DAPHNÉ.

Romps ce voeu sacrilège, ô ma mère, délie
Ton enfant qui t’adjure et pleure et te supplie
Afin de n’être pas prise éternellement
Dans le réseau d’un vœu sans accomplissement.
Hâte-toi ! romps ce vœu, de crainte que j’expie
Par ma perte et la tienne une parole impie.
Souviens-toi, souviens-toi de ce que j’ai promis,
Devantmon père auguste, au plus cher des amis.
Mère, ne livre pas mon innocente vie
Au spectre du remords qui suit la foi trahie.
Mère, vois cet anneau fidèle entre mes doigts !
Il est un fils d’Adam, mère, à qui je me dois.
J’ai juré qu’Hippias délierait ma ceinture.

KALLISTA.

Nous devons tout à Dieu, rien à la créature.

DAPHNE.

Si tu m’aimes…

KALLISTA.

Je t’aime en Dieu.

DAPHNÉ.

Mère, entends-moi.
Arrache le filet de remords et d’effroi,
Le filet de ton vœu qui m’a prise : délivre,
Délivre-moi ! Je veux respirer, je veux vivre !

Ecoute, j’ai revu tantôt l’époux futur
Et j’ai promis encor, ici, sous le ciel pur,
De le suivre, fidèle, en sa chambre d’ivoire
Ou de dormir avec Karôn, dans la nef noire.
Oh ! prends pitié de moi, te souvenant du jour
Où ton cœur virginal fut parfumé d’amour.

KALLISTA.

Je ne me souviens plus des vanités du monde,
Mais le divin amour est comme une belle onde,
Où le coeur dans l’ivresse et le ravissement,
Epris de l’infini s’abîme infiniment.
Si le besoin d’aimer te brûle et te tourmente,
Plonge dans le torrent d’amour, heureuse amante !
Ce que j’ai fait est fait, et nul, selon la loi,
Ne peut s’interposer entre le Christ et moi.

DAPHNE.

Mère, c’en est donc fait, tu m’as prise en ton piége !

KALLISTA.

J’ai dit. S’il se pouvait qu’impie et sacrilège,
Ma fille violât l’inviolable vœu,
Qu’elle ne voulût pas payer ma. dette à Dieu,
Epargne, ô Justicier, sa tète consacrée
Et fais tomber sur moi la vengeance assurée.
Seule je me dévoue aux ténébreux troupeaux
Des Démons qui dans l’air nous guettent sans repos ;
Que je perde ta grâce et qu’à ta sainte table
Je ne tende jamais ma bouche détestable ;
Qu’étrangère, sans part, aux œuvres des chrétiens,

Tu ne me comptes plus, Jésus, parmi les tiens.
Que l’âpre désespoir dessèche mes paupières
Et cuise comme un feu mes lèvres sans prières ;
Et quand je hanterai pendant mes nuits d’effroi
Les tombeaux des martyrs qui gémiront sur moi,
Que les noirs Séraphins, les Princes des ténèbres
Me lancent sous le choc de leurs ailes funèbres,
Le souffle sulfureux des imprécations.
Que je meure sans l’huile et sans les onctions,
Et n’ayant point baisé la croix expiatoire,
Et que l’Enfer soit clos pour l’éternité noire
Sur mon âme et mon corps plongés soixante fois
Dans des fleuves ardents de bitume et de poix…
Ils viennent ! Les voici les Anges de l’abîme,
Car j’ai commis par toi l’irrémissible crime,
Ma fille. Ils m’ont saisie entre leurs bras velus.
Je.meurs. Je suis damnée et comme n’étant plus…

KUe tombe inanimée.

L’ESCLAVE PHRYGIA.

Elle est inerte et froide et telle qu’une morte :
Réveille-toi, maîtresse ! O femmes, qu’on la porte
En sa litière. Hélas ! voyez-vous sa pâleur ?
Cette méchante enfant l’a tuée, ô douleur !

DAPHNE.

Qu’on apporte l’anneau, le voile et la couronne !
Jésus, prince jaloux, prends celle qu’on te donne.
Rends la vie et l’espoir, mère, à ton front pâli ;
Mère, rassure-toi, ton vœu sera rempli.

Les femmes esclaves ont emporté Kallista.

Les Noces corinthiennes
Anatole France



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