Chant premier

Dans  Melaenis
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De tous ceux qui jamais ont promené dans Rome,
Du quartier de Suburre au mont Capitolin,
Le cothurne à la grecque et la toge de lin,
Le plus beau fut Paulus ; c’est ainsi que se nomme
Le héros de ces vers, et je vous dirai comme
Il fut d’un sénateur le produit clandestin.

” Tout beau ! dit le censeur, aux poses magistrales.
” Un héros clandestin ! C’est une indignité ! … ”
L’auteur n’est pas de ceux qui cherchent les scandales,
Mais depuis Romulus, bien d’autres l’ont été !
Qui compta les baisers, au temps des saturnales ?
Qui dira les secrets des belles nuits d’été ?

La faute en est peut-être au soleil d’Italie,
Aux parfums inconnus qui, sur le Tibre épars,
Avec le vent du soir montent au Champ de Mars
Mais il faudrait plutôt s’en prendre à la folie
Qui veut que, chaque jour, notre ville s’oublie,
Comme une courtisane, aux débauches des arts !

Sans doute il est bien doux de voir danser Bathylle
Aux sons entrecoupés des flûtes de Sicile,
Et, sous la lampe d’or aux mobiles rayons,
Luire le frein d’argent que mordent les lions ;
Mais garder sa pudeur est chose difficile,
Quand on la fait asseoir parmi les histrions.

Caton n’avait pas tort : je sais plus d’une femme
Qui de l’hymen, au cirque, égara le lien ;
Là, j’ai vu s’allumer de longs regards de flamme,
Là, plus d’un pied charmant vint effleurer le mien.
Tous ces jeux, en un mot, sont un usage infâme,
Si j’étais empereur, je n’y changerais rien ! …

Donc il était bâtard – à quoi bon vous le taire ? –
Sans famille, et pourtant, vivait aux rois pareil.
Qu’importe le berceau, quand l’olympe est vermeil
Et que d’un pied hardi l’on peut frapper la terre ?
Le fleuve ne sait pas quelle source est sa mère,
L’aigle a perdu son nid quand il monte au soleil !

Paulus avait vingt ans ; noble et beau de figure,
Il laissait son destin flotter à l’aventure
Comme sa toge ; au reste, il suivait les rhéteurs,
Et se souciait peu de savoir les auteurs
De ses jours, dormant bien aux bouges de Suburre,
Et soupant quelquefois mieux que les sénateurs.

C’est un métier charmant et bien digne d’envie,
Par Castor et Pollux ! quoi qu’en disent les vieux,
Que de polir des mots le tour ingénieux
Et de tordre la phrase avec sa fantaisie,
Comme un serpent marbré dont un jongleur d’Asie
Roule autour de ses flancs et déroule les nœuds.

D’ailleurs notre héros avait en abondance
Toutes les qualités que marquent les auteurs :
L’oeil ferme, le poumon solide, la prestance
Du corps, et la vertu qu’il faut aux orateurs ;
De façon qu’il savait, selon la circonstance,
Toucher par le pathos, ou plaire par les mœurs.

Nul ne sut plus à point déchirer sa tunique,
Hérisser ses cheveux à la manière antique,
Tordre ses bras dans l’air, et de l’émotion
Passer à l’ironie, avec gradation ;
Véhément dans la preuve, âpre pour la réplique,
Et, d’après le sujet, réglant la passion.

Le vieux Polydamas, son maître en éloquence,
Malgré ses cheveux blancs, je le dis entre nous,
S’il n’en eût été fier, s’en fût montré jaloux ;
En somme il l’adorait, l’ayant vu, dès l’enfance,
Chaque jour, à ses pieds, écouter en silence,
Grave, le style en main, la tablette aux genoux.

Quant au docte Paulus, son âme était remplie
Par deux affections, Polydamas d’abord,
Puis une vieille femme, à la face jaunie,
Au front ridé, venant, je crois, de Campanie,
Sorcière, c’est tout dire, et qui, sans nul effort,
Aux lignes de la main, lisait l’arrêt du sort.

Staphyla fut son nom. Vous narrer quelle cause
Avait ainsi courbé cette tête morose,
D’abord c’est difficile, et puis c’est un talent
De ne pas dire tout dès le commencement ;
Horace, dans ses vers, recommande la chose,
Et je l’estime trop pour agir autrement.

Pourtant vous apprendrez que la vieille Staphyle
Comme son propre enfant avait nourri Paulus,
– Sans doute par pitié, car je n’en sais pas plus – ;
Elle avait entouré son enfance débile
De tendresse et d’amour, puis dans la grande ville
Un jour l’avait conduit, ses douze ans révolus.

Ils vivaient tous les deux, rhéteur, magicienne,
La phrase cadencée, et le philtre amoureux.
Chez Staphyla surtout deniers pleuvaient sans peine,
Et, quoi que Tullius en dise, tous les deux,
Quand ils se rencontraient sur la voie Appienne,
Se regardaient sans rire et sans baisser les yeux.

Staphyla demeurait au quartier de Suburre,
Tout près de l’Esquilin, dans une rue obscure.
Le bouge était désert et par le temps noirci…
Mais, pour faire au lecteur un chemin raccourci,
Précisément le jour où je prends l’aventure,
Paulus allait la voir, et nous irons aussi.

Lesbie, et vous, Néère, adorables sirènes,
Quand pour voir un amant jeune ou vieux, bel ou laid,
Vous prenez la litière, ou montez les carènes,
D’où vous vient cette ardeur étrange, s’il vous plaît ?
Hélas ! Je sais le fond des tendresses humaines :
Une robe de Tyr, un voile de Milet !

Paulus ne voulait pas de voile, je suppose,
Ni de bracelets d’or, ni de tunique rose ;
Sa ceinture était vide, et cet enfant gâté
S’était senti le cœur par l’amour agité.
Or, il allait bon pas, et tandis que je cause,
A la porte déjà ses deux mains ont heurté.

Staphyla vint ouvrir ; les barres transversales
Sonnèrent en tombant avec un bruit d’airain,
Et la vieille apparut une torche à la main.
Ses cheveux, çà et là, flottaient sur ses traits pâles,
Une tunique noire enveloppait son sein,
Et, sur son bras livide, un serpent en spirales

Se tordait ; la sueur inondait tout son corps ;
Elle avait cet aspect effrayant, immobile,
Qu’on voit grandir, la nuit, dans un songe fébrile,
Quand arrive aux vivants la visite des morts.
” Qui m’appelle en ces lieux ? ” murmura la sibylle.
” Paulus, ” dit une voix qui venait du dehors.

Par un matin joyeux, quand le soleil éclaire
Le grand manteau glacé qui pèse sur l’Etna,
Avez-vous vu parfois un rayon de lumière
Passer, comme un sourire, aux lèvres du cratère ?
Tel, sous ses blancs cheveux, le front de Staphyla
Resplendit tout à coup, quand Paulus lui parla ;

Et lui tendant la main : ” Tu peux entrer, dit-elle,
” Nous n’avons pas ici de mystères pour toi.
” Enfant, tu viens bien tard ! Quelle cause t’appelle ?
” Tu m’oubliais, Paulus, et tu vivais sans moi ! … ”
Paulus sentit des pleurs lui mouiller la prunelle
Et jeta sur Staphyle un regard plein d’émoi.

Elle était, en effet, bien pâle et bien cassée ;
Quelque poids effrayant, amour, haine ou remords,
Avant l’âge, sans doute, avait usé son corps,
Et ployé sans retour sa jeunesse brisée.
– Terre, il est des vivants dont la vie est passée !
Tombeaux, vous n’avez pas tout le peuple des morts !

Côte à côte, ils marchaient ; la salle était immense,
Sur le pavé sonore, on entendait le bruit
De leurs pas inégaux se perdre dans la nuit ;
La lampe, sous la voûte, en fumant se balance,
Des ailes battent l’air ; des yeux ronds, en silence,
Regardent le rhéteur que la vieille conduit ;

De bizarres contours, des formes inconnues
Rampent confusément sur les murailles nues :
Squelettes grimaçants qui se donnent la main,
Poignards ensanglantés, cyprès, coupes d’airain,
Plantes aux sucs mortels de Colchyde venues,
Et le jaune safran et le pâle cumin.

Tout se mêle et s’agite ; une flamme bleuâtre
Siffle sur les charbons et sautille dans l’âtre,
Un renard aux longs poils glapit au coin du feu,
L’eau lustrale frissonne en son vase d’albâtre,
Le serpent se tortille ; on dirait qu’en ce lieu,
Paulus est un ami que l’on connaît un peu.

La caverne s’ébat ; la sorcière est joyeuse.
Hélas ! Son cœur aussi, retraite ténébreuse,
Dans ses mille recoins, voit ramper, loin du jour,
Tout un monde hideux qui grouille en son séjour,
Rêves morts, noirs pensers, vengeance tortueuse ;
Mais, quand Paulus arrive, elle en fait de l’amour !

A l’ombre du foyer, sur un vieux banc de chêne
Ils s’assirent longtemps, groupe mystérieux
Que la torche rougeâtre éclairait de ses feux.
Paulus était charmant, sous sa toge de laine ;
Staphyle souriait, et respirant à peine,
L’entourait tout entier d’un regard de ses yeux ;

Puis, sur ses cheveux noirs posant sa main flétrie,
Comme fait une mère auprès de son enfant,
Elle lui rappelait les jours de Campanie,
Les rires et les pleurs, à l’aube de la vie,
Tous ses rêves passés ; – mais le point important
C’est que Paulus avait vingt drachmes en partant !

Il allait, et ses pieds, sur les pavés antiques,
Jetaient un bruit étrange à l’écho des portiques ;
L’ombre silencieuse ondulait alentour.
Tout dormait, hors ces feux, étoiles impudiques,
Qu’on voit trembler en foule au fond du carrefour,
Foyers étincelants où veille, nuit et jour,

Comme à ceux de Vesta, la prêtresse éternelle,
La Débauche au sein nu, posant en liberté
Ses deux pieds triomphants au front de la cité ;
Rayons du temple immense où viennent pêle-mêle
Les hommes et les dieux s’abriter sous ton aile,
O puissance inconnue, ardente Volupté !

Il allait, il allait ; dans leur cellule assises,
Des femmes en passant l’appelaient de la main ;
Parfois on entendait monter un chœur lointain,
Et le rouge fanal que tourmentent les brises
Faisait danser aux murs des formes indécises.
Mais Paulus était sage et suivait son chemin ;

Plus sage qu’Hippolyte, à ce que dit l’histoire,
Honorant la vertu comme au temps des aïeux,
– Selon la circonstance et le jour et les lieux ; –
Or, sans se retourner, il fendait l’ombre noire,
Ayant, cette nuit-là, pour défendre sa gloire,
Le besoin de dormir et la crainte des dieux !

Mais, outre le Fatum, la puissance suprême,
La seule déité que l’on n’adore pas,
Tant de dieux opposés s’attachent à nos pas
Que l’esprit haletant retombe sur lui-même ;
Mercure avec Thémis a d’étranges débats,
Bacchus veut qu’on s’enivre et Vénus veut qu’on aime.

Donc, je ne sais quel dieu vint égarer Paulus.
Les étroits carrefours se succédaient dans l’ombre,
Croisant de toutes parts leurs dédales sans nombre ;
Chaque pas qu’il faisait le perdait encore plus,
Comme la mouche prise à quelque réseau sombre
S’ épuise, pour sortir, en efforts superflus.

J’aime la nuit qui tombe en une fraîche idylle,
Et les pasteurs assis sur le bord du ruisseau,
Chantant au clair de lune, ou dormant sous l’ormeau ;
Mais je crois qu’un bon gîte, aux champs comme à la ville,
Pour le somme est meilleur que l’herbe de Virgile,
Et tous les beaux gazons où broute le troupeau.

Il est plus triste encore de coucher dans la rue,
Ainsi jugeait Paulus. Il s’était arrêté,
Interrogeant des yeux l’ombre sans cesse accrue,
Quand soudain un doux bruit par la brise porté,
Son frémissant de luth, voix de femme inconnue,
Vint le frapper au front comme un souffle d’été !

Je suis désespéré de vous dire la chose ;
J’eusse aimé mieux le voir, près du mont Palatin,
Dans le docte faubourg dormir jusqu’au matin ;
Mais nous formons des vœux dont le hasard dispose :
Près de là rayonnait un logis clandestin ;
Paulus, sans hésiter, heurta la porte close.

” Qui frappe ? – Ouvrez. – Ton nom ? – Qu’importe ! – Tout est plein
” Comme le ventre rond d’un prêtre salien,
” Les chambres et les lits ; une ombre, par Hercule !
” Ne s’y logerait pas ; bonsoir ! ” Le vestibule
S’éclaira cependant, et Paulus pensa bien
Que le son des écus lèverait tout scrupule.

Ruisselant de sueur et tout pétri de fard,
Un homme vint ouvrir ; de son regard cupide
Il parcourut Paulus. Son visage blafard
Suintait sous sa peinture, ainsi qu’un mur humide,
Et le myrte, en festons, de sa tempe livide
Montait dans ses cheveux retroussés avec art.

Paulus, pour tout discours, fit sonner sa ceinture,
Prenant avec raison, dans cette conjoncture,
L’exorde insinuant. C’était un orateur
Habile à se plier au goût de l’auditeur.
La cause fut gagnée, et, sans plus de murmure :
” Les gens se presseront, dit l’hôte, entrez, seigneur ! “

Paulus suivit son guide au fond d’un réduit sombre,
Où les lampes mouraient en pétillant dans l’ombre,
Où, sur les lits épars, pêle-mêle étendus,
Hommes, femmes, enfants tordaient leurs membres nus ;
Tous criaient, bruissaient, et des buveurs sans nombre
Vidaient les pots d’argile aux cloisons suspendus.

Plus d’un groupe envieux, accroupi sur la terre,
Jetait aux lits trop pleins des regards de colère ;
Un poète rêvait, sur son coude engourdi ;
D’autres, dans leurs manteaux se perdaient à demi,
Ou dormaient, appuyés aux murailles de pierre,
En balançant leur front par l’ivresse alourdi.

Mais comme un astre d’or dans la nuit ténébreuse,
Comme la fleur éclose aux fentes des vieux murs,
Une femme était là qui, jeune et radieuse,
Se détachait en blanc sur les groupes obscurs.
D’un sistre recourbé sa main capricieuse,
Comme un essaim d’oiseaux, éveillait les sons purs.

Elle était belle ainsi ; la pourpre qui la noue
De sa jambe arrêtait les contours onduleux,
Un sourire flottait de sa lèvre à ses yeux,
Des sourcils longs et noirs couraient jusqu’à sa joue,
Et ses cheveux bouclés où la brise se joue
Voltigeaient sur son front étroit et gracieux ;

Sa tunique aux longs plis montait comme un nuage
Autour d’elle, en dansant : le reflet inégal
De la lampe fumeuse ou du jaune fanal
Parfois d’un vif éclair sillonnait son visage ;
Et, sur sa gorge nue, un collier de métal
Sonnait comme la grêle en une nuit d’orage.

Retenant son haleine, et la couvant des yeux,
Le rhéteur palpitait, comme en un songe heureux,
Craignant de réveiller son âme confiante
Et de perdre à jamais la vision charmante,
Quand soudain près de lui, s’arrêtant dans ses jeux,
La danseuse en sueur vint tomber haletante.

Paulus avec un cri la reçut dans ses bras.
Il baisait, éperdu, sa tête parfumée,
Et pressait doucement ses membres délicats.
Se gonflant comme une onde, et de perles semée,
Sa gorge bondissait par la danse animée.
Elle le regardait et ne lui parlait pas.

Comme nous l’avons dit au début de l’histoire,
Paulus était parfait ; sa chevelure noire
Ondulait sur son front, son regard plein de feu
Etincelait parfois comme celui d’un dieu ;
Il avait un sourire aux belles dents d’ivoire :
Ni grand, ni trop petit, il tenait le milieu.

Elle le regardait mollement inclinée,
Puis craintive et vers lui soulevant ses grands yeux :
” O jeune homme inconnu, qui t’amène en ces lieux ?
” Tu contemples de loin cette troupe avinée,
” Sans boire et sans dormir, et sembles soucieux,
” Apprends-moi ton pays, ton nom, ta destinée !

” Ton sein est large et fort, ton regard plein d’ardeur :
” Es-tu soldat aux camps, ou lutteur dans l’arène ?
” Perces-tu, sans pâlir, une poitrine humaine ?
” Dit-on, quand tu parais : c’est un gladiateur ? … ”
Paulus, en souriant, prit ses mains dans la sienne :
” Je sais tuer aussi, dit-il, je suis rhéteur ! “

Mot profond, en effet ! j’ignore si la belle
Comprit notre héros, mais il était charmant
Et présentait à l’oeil l’étoffe d’un amant
Solide, – en faut-il plus aux femmes ? – ” On m’appelle
” Melaenis, j’ai vingt ans et je t’aime ” dit-elle.
Pour Paulus, il nageait dans le ravissement.

Advienne que pourra ! C’est chose délectable,
Qu’un bon gîte la nuit et qu’une fille aimable !
Elle avait sur son cou jeté ses bras de lait :
” Ami, je danserai, si ma danse te plaît ;
” Où tes pieds passeront, je baiserai le sable,
” Car tes grands yeux sont doux ! Quand ta bouche parlait,

” Je me sentais mourir ! Oh ! Mon âme est blessée
” D’un amour inconnu qui ne s’éteindra pas !
” Parle ! Veux-tu quelqu’un qui s’attache à tes pas,
” Qui, le jour, qui, la nuit, t’étreigne en sa pensée ;
” Une esclave fidèle, une femme insensée
” Qui donnera son sang pour dormir dans tes bras ? “

” – Je t’aime ! ” dit Paulus. Les lampes dans l’espace
Répandaient çà et là leur reflet incertain
Sur les buveurs couchés parmi les flots de vin.
Chaque groupe dormait immobile à sa place ;
La danseuse bondit vers une porte basse,
En faisant au rhéteur un signe de la main.

Paulus franchit la salle et partit avec elle,
Bénissant les destins qui le servaient ainsi.
Ils montèrent tous deux le long du mur noirci.
Melaenis demeurait à la troisième échelle.
– Paulus avait vingt ans, Melaenis était belle.
Magnanimes lecteurs, n’en prenez de souci !

Poète Louis Bouilhet



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