Indiana

Préfaces

Si quelques pages de ce livre encouraient le grave reproche de tendance vers des croyances nouvelles, si des juges rigides trouvaient leur allure imprudente et dangereuse, il faudrait répondre à la critique qu’elle fait beaucoup trop d’honneur à une œuvre sans importance; que, pour se prendre aux grandes questions de l’ordre social, il faut se sentir une grande force d’âme ou s’attribuer un grand talent, et que tant de présomption n’entre point dans la donnée d’un récit fort simple où l’écrivain n’a presque rien créé. Si, dans le cours de sa tâche, il lui est arrivé d’exprimer des plaintes arrachées à ses personnages par le malaise social dont ils sont atteints; s’il n’a pas craint de répéter leurs aspirations vers une existence meilleure, qu’on s’en prenne à la société pour ses inégalités, à la destinée pour ses caprices ! L’écrivain n’est qu’un miroir qui les reflète, une machine qui les décalque, et qui n’a rien à se faire pardonner si ses empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle. Lire la suite...

I

Par une soirée d’automne pluvieuse et fraîche, trois personnes rêveuses étaient gravement occupées, au fond d’un petit castel de la Brie, à regarder brûler les tisons du foyer et cheminer lentement l’aiguille de la pendule. Deux de ces hôtes silencieux semblaient s’abandonner en toute soumission au vague ennui qui pesait sur eux; mais le troisième donnait des marques de rébellion ouverte: il s’agitait sur son siège, étouffait à demi haut quelques bâillements mélancoliques, et frappait la pincette sur les bûches pétillantes, avec l’intention marquée de lutter contre l’ennemi commun.

Ce personnage, beaucoup plus âgé que les deux autres, était le maître de la maison, le colonel Delmare, vieille bravoure en demi-solde, homme jadis beau, maintenant épais, au front chauve, à la moustache grise, à l’oeil terrible; excellent maître devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens.
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II

Les deux personnages que nous venons de nommer, Indiana Delmare et sir Ralph, ou, si vous l’aimez mieux, M. Rodolphe Brown, restèrent vis-à-vis l’un de l’autre, aussi calmes, aussi froids que si le mari eût été entre eux deux. L’Anglais ne songeait nullement à se justifier, et madame Delmare sentait qu’elle n’avait pas de reproches sérieux à lui faire; car il n’avait parlé qu’à bonne intention. Enfin, rompant le silence avec effort, elle le gronda doucement.

— Ce n’est pas bien, mon cher Ralph, lui dit-elle; je vous avais défendu de répéter ces paroles échappées dans un moment de souffrance, et M. Delmare est le dernier que j’aurai voulu instruire de mon mal.
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III

— Rassurez-vous, monsieur, lui dit Indiana; l’homme que vous avez tué se portera bien dans quelques jours; du moins nous l’espérons, quoique la parole ne lui soit pas encore revenue…

— Il ne s’agit pas de cela, madame, dit le colonel d’une voix concentrée; il s’agit de me dire le nom de cet intéressant malade, et par quelle distraction il a pris le mur de mon parc pour l’avenue de ma maison.

— Je l’ignore absolument, répondit madame Delmare avec une froideur si pleine de fierté, que son terrible époux en fut comme étourdi un instant.

Mais, revenant bien vite à ses soupçons jaloux:

— Je le saurai, madame, lui dit-il à demi-voix; soyez bien sûre que je le saurai… Lire la suite...

IV

Il vous est difficile peut-être de croire que M. Raymon de Ramière, jeune homme brillant d’esprit, de talents et de grandes qualités, accoutumé aux succès de salon et aux aventures parfumées, eût conçu pour la femme de charge d’une petite maison industrielle de la Brie un attachement bien durable. M. de Ramière n’était pourtant ni un fat ni un libertin. Nous avons dit qu’il avait de l’esprit, c’est-à-dire qu’il appréciait à leur juste valeur les avantages de la naissance. C’était un homme à principes quand il raisonnait avec lui-même; mais de fougueuses passions l’entraînaient souvent hors de ses systèmes. Alors il n’était plus capable de réfléchir, ou bien il évitait de se traduire au tribunal de sa conscience: il commettait des fautes comme à l’insu de lui-même, et l’homme de la veille s’efforçait de tromper celui du lendemain. Malheureusement, ce qu’il y avait de plus saillant en lui, ce n’étaient pas ses principes, qu’il avait en commun avec beaucoup d’autres philosophes en gants blancs, et qui ne le préservaient pas plus qu’eux de l’inconséquence; c’étaient ses passions, que les principes ne pouvaient pas étouffer, et qui faisaient de lui un homme à part dans cette société ternie où il est si difficile de trancher sans être ridicule. Raymon avait l’art d’être souvent coupable sans se faire haïr, souvent bizarre sans être choquant; parfois même il réussissait à se faire plaindre par les gens qui avaient le plus à se plaindre de lui. Il y a des hommes ainsi gâtés par tout ce qui les approche. Une figure heureuse et une élocution vive font quelquefois tous les frais de leur sensibilité. Nous ne prétendons pas juger si rigoureusement M. Raymon de Ramière, ni tracer son portrait avant de l’avoir fait agir. Nous l’examinons maintenant de loin, et comme la foule qui le voit passer.

M. de Ramière était amoureux de la jeune créole aux grands yeux noirs qui avait frappé d’admiration toute la province à la fête de Rubelles; mais amoureux et rien de plus. Il l’avait abordée par désœuvrement peut-être, et le succès avait allumé ses désirs; il avait obtenu plus qu’il n’avait demandé, et, le jour où il triompha de ce cœur facile, il rentra chez lui, effrayé de sa victoire, et, se frappant le front, il se dit:
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V

M. de Ramière errait sans dégoût et sans ennui dans les plis ondoyants de cette foule parée.

Cependant il se débattait contre le chagrin. En rentrant dans son monde à lui, il avait comme des remords, comme de la honte de toutes les folles idées qu’un attachement disproportionné lui avait suggérées. Il regardait ces femmes si brillantes aux lumières; il écoutait leur entretien délicat et fin; il entendait vanter leurs talents; et dans ces merveilles choisies, dans ces toilettes presque royales, dans ces propos exquis, il trouvait partout le reproche d’avoir dérogé à sa propre destinée. Mais, malgré cette espèce de confusion, Raymon souffrait d’un remords plus réel; car il avait une extrême délicatesse d’intentions, et les larmes d’une femme brisaient son cœur, quelque endurci qu’il fût.
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VI

Raymon ne s’était pas attendu à ce salon silencieux, parsemé de figures rares et discrètes. Impossible de placer une parole qui ne fût entendue dans tous les coins de l’appartement. Les douairières qui jouaient aux cartes semblaient n’être là que pour gêner les propos des jeunes gens, et, sur leurs traits rigides, Raymon croyait lire la secrète satisfaction de la vieillesse, qui se venge en réprimant les plaisirs des autres. Il avait compté sur une entrevue plus facile, sur un entretien plus tendre que celui du bal, et c’était le contraire. Cette difficulté imprévue donna plus d’intensité à ses désirs, plus de feu à ses regards, plus d’animation et de vie aux interpellations détournées qu’il adressait à madame Delmare. La pauvre enfant était tout à fait novice à ce genre d’attaque. Elle n’avait pas de défense possible, parce qu’on ne lui demandait; rien; mais elle était forcée d’écouter l’offre d’un cœur ardent, d’apprendre combien elle était aimée, et de se laisser entourer par tous les dangers de la séduction sans faire de résistance. Lire la suite...

VII

Le lendemain, Raymon reçut à son réveil une seconde lettre de Noun. Celle-là, il ne la rejeta point avec dédain; il l’ouvrit, au contraire, avec empressement: elle pouvait lui parler de madame Delmare. Il en était question en effet; mais dans quel embarras cette complication d’intrigues jetait Raymon ! Le secret de la jeune fille devenait impossible à cacher. Déjà la souffrance et l’effroi avaient maigri ses joues; madame Delmare s’apercevait de cet état maladif sans en pénétrer la cause. Noun craignait la sévérité du colonel, mais plus encore la douceur de sa maîtresse. Elle savait bien qu’elle obtiendrait son pardon; mais elle se mourait de honte et de douleur d’être forcée à cet aveu. Qu’allait-elle devenir si Raymon ne prenait soin de la soustraire aux humiliations qui devaient l’accabler ! Il fallait qu’il s’occupât d’elle enfin, ou elle allait se jeter aux pieds tic madame Delmare et lui tout déclarer.

Cette crainte agit puissamment sur M. de Ramière. Son premier soin fut d’éloigner Noun de sa maîtresse.
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VIII

— Il me semble que je connais ces traits-là ? dit-il à Noun en s’efforçant de prendre un air indifférent.

— Fi ! monsieur, dit la jeune fille en posant sur la table le déjeuner qu’elle apportait; ce n’est pas bien de vouloir pénétrer les secrets de ma maîtresse.
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IX

Deux mois se sont écoulés. Il n’y a rien de changé au Lagny, dans cette maison où je vous ai fait entrer par un soir d’hiver, si ce n’est que le printemps fleurit autour de ses murs rouges encadrés de pierres grises, et de ses ardoises jaunies par une mousse séculaire. La famille, éparse, jouit de la douceur et des parfums de la soirée; le soleil couchant dore les vitres, et le bruit de la fabrique se mêle au bruit de la ferme. M. Delmare, assis sur les marches du perron, le fusil à la main, s’exerce à tuer des hirondelles au vol.

Indiana, assise à son métier près de la fenêtre du salon, se penche de temps en temps pour regarder tristement dans la cour le cruel divertissement du colonel. Ophélia bondit, aboie et s’indigne d’une chasse si contraire à ses habitudes; et sir Ralph, à cheval sur la rampe de pierre, fume un cigare et, comme à l’ordinaire, regarde d’un oeil impassible le plaisir ou la contrariété d’autrui.
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