Romans Alphonse Daudet

Les lettres de mon moulin

Les étoiles

Du temps que je gardais les bêtes sur le Luberon, je restais des semaines entières sans voir âme qui vive, seul dans le pâturage avec mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps l’ermite du Mont-de-l’Ure passait par là pour chercher des simples ou bien j’apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont; mais c’étaient des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque j’entendais, sur le qui monte, les sonnailles du mulet de notre ferme m’apportant les provisions de quinzaine, et que je voyais apparaître peu à peu, au-dessus de la côte, la tête éveillée du petit miarro (garçon de ferme), ou la coiffe rousse de la vieille tante Norade, j’étais vraiment bien heureux. Je me faisais raconter les nouvelles du pays d’en bas, les baptêmes, les mariages; mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de savoir ce que devenait la fille de mes maîtres, notre demoiselle Stéphanette, la plus jolie qu’il y eût à dix lieues à la ronde. Sans avoir l’air d’y prendre trop d’intérêt, je m’informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s’il lui venait toujours de nouveaux galants; et à ceux qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je répondrai, que j’avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie.

Or, un dimanche que j’attendais les vivres de quinzaine, il se trouva qu’ils n’arrivèrent que très tard. Le matin je me disais: ” C’est la faute de la grand’messe; ” puis, vers midi, il vint un gros orage, et je pensai que la mule n’avait pas pu se mettre en route à cause du mauvais état des chemins. Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne luisante d’eau et de soleil, j’entendis parmi l’égouttement des feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés les sonnailles de la mule, aussi gaies, aussi alertes qu’un grand carillon de cloches un jour de Pâques. Mais ce n’était pas le petit miarro, ni la vieille Norade qui la conduisait. C’était… devinez qui !… notre demoiselle; mes enfants ! notre demoiselle en personne, assise droite entre les sacs d’osier, toute rose de l’air des montagnes et du rafraîchissement de l’orage.

Le petit était malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La belle Stéphanette m’apprit tout ça, en descendant de sa mule, et aussi qu’elle arrivait tard parce qu’elle s’était perdue en route; mais à la voir si bien endimanchée, avec son ruban à fleurs, sa jupe brillante et ses dentelles, elle avait plutôt l’air de s’être attardée à quelque danse que d’avoir cherché son chemin dans les buissons. Ô la mignonne créature ! Mes yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai que je ne l’avais jamais vue de si près. Quelquefois l’hiver, quand les troupeaux étaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir à la ferme pour souper, elle traversait la salle vivement, sans guère parler aux serviteurs, toujours parée et un peu fière… Et maintenant je l’avais là devant moi, rien que pour moi; n’était-ce pas à en perdre la tête ?
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Le Petit Chose

Tolocototignan

C’était un soir, vers neuf heures, au théâtre Montparnasse. Le petit Chose qui jouait dans la première pièce venait de finir et remontait dans sa loge. En montant, il se croisa avec Irma Borel qui allait entrer scène. Elle était rayonnante, toute en velours et en guipure, l’éventail au poing comme Célimène.

” Viens dans la salle, lui dit-elle en passant, je suis en train… je serai très belle. ”

Il hâta le pas vers sa loge et se déshabilla bien vite. Cette loge, qu’il partageait avec deux camarades, était un cabinet sans fenêtre, bas de plafond, éclairé au schiste. Deux ou trois chaises de paille formaient l’ameublement. Le long du mur pendaient des fragments de glace, des perruques défrisées, des guenilles à paillettes, velours fanés, dorures éteintes; à terre, dans un coin, des pots de rouge sans couvercle, des houppes à poudre de riz toutes déplumées.
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L’enlèvement

— Regarde donc, Daniel, me dit ma mère Jacques quand nous entrâmes dans la chambre de l’hôtel Pilois: c’est comme la nuit de ton arrivée à Paris !

Comme cette nuit-là, en effet, un joli réveillon nous attendait sur une nappe bien blanche; le pâté sentait bon, le vin avait l’air vénérable, la flamme claire des bougies riait au fond des verres… Et pourtant, et pourtant, ce n’était plus la même chose ! Il y a des bonheurs qu’on ne recommence pas. Le réveillon était le même; mais il y manquait la fleur de nos anciens convives, les belles ardeurs de l’arrivée, les projets de travail, les rêves de gloire, et cette sainte confiance qui fait rire et qui donne faim. Pas un, hélas ! pas un ces réveillonneurs du temps passé n’avait voulu venir chez M. Pilois. Ils étaient tous restés dans le clocher de Saint-Germain; même, au dernier moment, l’Expansion, qui nous avait promis d’être de la fête, fit dire qu’elle ne viendrait pas.

Oh ! non, ce n’était plus la même chose. Je le compris si bien qu’au lieu de m’égayer, l’observation de Jacques me fit monter aux yeux un grand flot de larmes. Je suis sûr qu’au fond du cœur il avait bonne envie de pleurer, lui aussi; mais il eut le courage de se contenir, et me dit en prenant un petit air allègre: ” Voyons ! Daniel, assez pleuré ! Tu ne fais que cela depuis une heure. (Dans la voiture, pendant qu’il me parlait, je n’avais cessé de sangloter sur son épaule.) En voilà un drôle d’accueil ! Tu me rappelles positivement les plus mauvais jours de mon histoire, le temps des pots de colle et de: ” Jacques tu es un âne ! ” Voyons, séchez vos larmes, jeune repenti, et regardez-vous dans la glace, cela vous fera rire. ”
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L’arlésienne

Pour aller au village, en descendant de mon moulin, on passe devant un mas bâti près de la route au fond d’une grande cour plantée de micocouliers. C’est la vraie maison du ménager de Provence, avec ses tuiles rouges, sa large façade brune irrégulièrement percée, puis tout en haut la girouette du grenier, la poulie pour hisser les meules, et quelques touffes de foin brun qui dépassent…

Pourquoi cette maison m’avait-elle frappé ? Pourquoi ce portail fermé me serrait-il le cœur ? Je n’aurais pas pu le dire, et pourtant ce logis me faisait froid. Il y avait trop de silence autour… Quand on passait, les chiens n’aboyaient pas, les pintades s’enfuyaient sans crier… A l’intérieur, pas une voix ! Rien, pas même un grelot de mule… Sans les rideaux blancs des fenêtres et la fumée qui montait des toits, on aurait cru l’endroit inhabité.

Hier, sur le coup de midi, je revenais du village, et, pour éviter le soleil, je longeais les murs de la ferme, dans l’ombre des micocouliers… Sur la route, devant le mas, des valets silencieux achevaient de charger une charrette de foin… Le portail était resté ouvert. Je jetai un regard en passant, et je vis, au fond de la cour, accoudé, — la tête dans ses mains, — sur une large table de pierre, un grand vieux tout blanc, avec une veste trop courte et des culottes en lambeaux… Je m’arrêtai. Un des hommes me dit tout bas:

— Chut ! c’est le maître… Il est comme ça depuis le malheur de son fils.

A ce moment une femme et un petit garçon, vêtus de noir, passèrent près de nous avec de gros paroissiens dorés, et entrèrent à la ferme.
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Le rêve

Lecteur si tu as un esprit fort, si les rêves te font rire, si tu n as jamais eu le cœur mordu – mordu jusqu’à crier – par le pressentiment des choses futures, si tu es un homme positif, une de ces têtes de fer que la réalité seule impressionne et qui ne laissent pas traîner un grain de superstition dans leurs cerveaux, si tu ne veux en aucun cas croire au surnaturel, admettre l’inexplicable, n’achève pas de lire ces mémoires. Ce qui me reste à dire en ces derniers chapitres est vrai comme la vérité éternelle; mais tu ne le croiras pas.

C’était le 4 décembre…

Je revenais de l’institution Ouly encore plus vite que d’ordinaire. Le matin, j’avais laissé Jacques à la maison, se plaignant d’une grande fatigue, et je languissais d’avoir de ses nouvelles. En traversant le jardin, je me jetai dans les jambes de M. Pilois, debout près du figuier, et causant à voix basse avec un gros personnage court et pattu, qui paraissait avoir beaucoup de peine à boutonner ses gants.
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La mule du pape

De tous les jolis dictons, proverbes ou adages, dont nos paysans de Provence passementent leurs discours, je n’en sais pas un plus pittoresque ni plus singulier que celui-ci. A quinze lieues autour de mon moulin, quand on parle d’un homme rancunier, vindicatif, on dit: ” Cet homme-là ! méfiez-vous !… il est comme la mule du Pape, qui garde sept ans son coup de pied. ”

J’ai cherché bien longtemps d’où ce proverbe pouvait venir, ce que c’était que cette mule papale et ce coup de pied gardé pendant sept ans. Personne ici n’a pu me renseigner à ce sujet, pas même Francet Mamaï, mon joueur de fifre, qui connaît pourtant son légendaire provençal sur le bout du doigt. Francet pense comme moi qu’il y a là-dessous quelque ancienne chronique du pays d’Avignon; mais il n’en a jamais entendu parler autrement que par le proverbe…

— Vous ne trouverez cela qu’à la bibliothèque des Cigales, m’a dit le vieux fifre en riant.

L’idée m’a paru bonne, et comme la bibliothèque des Cigales est à ma porte, je suis allé m’y enfermer pendant huit jours.

C’est une bibliothèque merveilleuse, admirablement montée, ouverte aux poètes jour et nuit, et desservie par de petits bibliothécaires à cymbales qui vous font de la musique tout le temps. J’ai passé là quelques journées délicieuses, et, après une semaine de recherches, — sur le dos, — j’ai fini par découvrir ce que je voulais, c’est-à-dire l’histoire de ma mule et de ce fameux coup de pied gardé pendant sept ans. Le conte en est joli quoique un peu naïf, et je vais essayer de vous le dire tel que je l’ai lu hier matin dans un manuscrit couleur du temps qui sentait bon la lavande sèche et avait de grands fils de la Vierge pour signets.
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Le phare des sanguinaires

Cette nuit je n’ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m’ont tenu éveillé jusqu’au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d’un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s’envolaient de sa toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s’agitaient et bruissaient dans l’ombre. On se serait cru en pleine mer…

Cela m’a rappelé tout à fait mes belles insomnies d’il y a trois ans, quand j’habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse, à l’entrée du golfe d’Ajaccio.

Encore un joli coin que j’avais trouvé là pour rêver et pour être seul.

Figurez-vous une île rougeâtre et d’aspect farouche; le phare à une pointe, à l’autre une vieille tour génoise où, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l’eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes; puis, des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages, de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d’oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le jour… Voilà l’île des Sanguinaires, comme je l’ai revue cette nuit, en entendant ronfler mes pins. C’était dans cette île enchantée qu’avant d’avoir un moulin j’allais m’enfermer quelquefois, lorsque j’avais besoin de grand air et de solitude.
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………….

Le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir… Devant le passage du Saumon, une large litière de paille qu’on renouvelle tous les deux jours fait dire aux gens de la rue: ” Il y a là haut quelque vieux richard en train de mourir… ” Ce n’est pas un vieux richard qui va mourir, c’est le petit Chose… Tous les médecins l’ont condamné. Deux fièvres typhoïdes en deux ans, c’est beaucoup trop pour ce cervelet d’oiseau-mouche ! Allons ! vite, attelez la voiture noire ! Que la grande sauterelle prépare sa baguette d’ébène et son sourire désolé ! le petit Chose est malade; le petit Chose va mourir.

Il faut voir quelle consternation dans l’ancienne maison Lalouette ! Pierrotte ne dort plus; les yeux noirs se désespèrent. La dame de grand mérite feuillette son Raspail avec frénésie, en suppliant le bienheureux saint Camphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade… Le salon jonquille est condamné, le piano mort, la flûte enclouée. Mais le plus navrant de tout, oh ! le plus navrant c’est une petite robe noire assise dans un coin de la maison, et tricotant du matin au soir, sans rien dire, avec de grosses larmes qui coulent.

Or, tandis que l’ancienne maison Lalouette se lamente ainsi nuit et jour, le petit Chose est bien tranquillement couché dans un dans un grand lit de plumes, sans se douter des pleurs qu’il fait répandre autour de lui. Il a les yeux ouverts, mais il ne voit rien; les objets ne vont pas jusqu’à son âme. Il n’entend rien non plus, rien qu’un bourdonnement sourd, un roulement confus, comme s’il avait: pour oreilles deux coquilles marines; ces grosses coquilles à lèvres roses où l’on entent ronfler la mer. Il ne parle pas, il ne pense pas: vous diriez une fleur malade… Pourvu qu’on lui tienne une compresse d’eau fraîche sur la tête et un morceau de glace dans la bouche, c’est tout ce qu’il demande. Quand la glace est fondue, quand la compresse est desséchée au feu de son crâne, il pousse un grognement: c’est toute sa conversation.
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L’agonie De La Sémillante

Puisque le mistral de l’autre nuit nous a jetés sur la côte corse, laissez-moi vous raconter une terrible histoire de mer dont les pêcheurs de là-bas parlent souvent à la veillée, et sur laquelle le hasard m’a fourni des renseignements fort curieux.

…Il y a deux ou trois ans de cela.

Je courais la mer de Sardaigne en compagnie de sept ou huit matelots douaniers. Rude voyage pour un novice ! De tout le mois de mars, nous n’eûmes pas un jour de bon. Le vent d’est s’était acharné après nous, et la mer ne décolérait pas.

Un soir que nous fuyions devant la tempête, notre bateau vint se réfugier à l’entrée du détroit de Bonifacio, au milieu d’un massif de petites îles… Leur aspect n’avait rien d’engageant: grands rocs pelés, couverts d’oiseaux, quelques touffes d’absinthe, des maquis de lentisques, et, çà et là, dans la vase, des pièces de bois en train de pourrir: mais, ma foi, pour passer la nuit, ces roches sinistres valaient encore mieux que le rouf d’une vieille barque à demi pontée, où la lame entrait comme chez elle, et nous nous en contentâmes.

A peine débarqués, tandis que les matelots allumaient du feu pour la bouillabaisse, le patron m’appela, et, me montrant un petit enclos de maçonnerie blanche perdu dans la brume au bout de l’île:
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Les Douaniers

Le bateau l’Émilie, de Porto-Vecchio, à bord duquel j’ai fait ce lugubre voyage aux îles Lavezzi, était une vieille embarcation de la douane, à demi pontée, où l’on n’avait pour s’abriter du vent, des lames, de la pluie, qu’un petit rouf goudronné, à peine assez large pour tenir une table et deux couchettes. Aussi il fallait voir nos matelots par le gros temps. Les figures ruisselaient, les vareuses trempées fumaient comme du linge à l’étuve, et en plein hiver les malheureux passaient ainsi des journées entières, même des nuits, accroupis sur leurs bancs mouillés, à grelotter dans cette humidité malsaine; car on ne pouvait pas allumer de feu à bord, et la rive était souvent difficile à atteindre…. Eh bien, pas un de ces hommes ne se plaignait. Par les temps les plus rudes, je leur ai toujours vu la même placidité, la même bonne humeur. Et pourtant quelle triste vie que celle de ces matelots douaniers !

Presque tous mariés, ayant femme et enfants à terre, ils restent des mois dehors, à louvoyer sur ces côtes si dangereuses. Pour se nourrir, ils n’ont guère que du pain moisi et des oignons sauvages. Jamais de vin, jamais de viande, parce que la viande et le vin coûtent cher et qu’ils ne gagnent que cinq cents francs par an ! Cinq cents francs par an ! vous pensez si la hutte doit être noire là-bas à la marine, et si les enfants doivent aller pieds nus !… N’importe ! Tous ces gens-là paraissent contents. Il y avait à l’arrière, devant le rouf, un grand baquet plein d’eau de pluie où l’équipage venait boire, et je me rappelle que, la dernière gorgée finie, chacun de ces pauvres diables secouait son gobelet avec un “ Ah !… ” de satisfaction, une expression de bien-être à la fois comique et attendrissante.

Le plus gai, le plus satisfait de tous, était un petit Bonifacien hâlé et trapu qu’on appelait Palombo. Celui-là ne faisait que chanter, même dans les plus gros temps. Quand la lame devenait lourde, quand le ciel assombri et bas se remplissait de grésil, et qu’on était là tous, le nez en l’air, la main sur l’écoute, à guetter le coup de vent qui allait venir, alors, dans le grand silence et l’anxiété du bord, la voix tranquille de Palombo commençait:

Non, monseigneur,

C’est trop d’honneur.
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