Le Petit Chose

Mon bon ami le maître d’armes

Ce jour-là, le 18 février, comme il était tombé beaucoup de neige pendant la nuit, les enfants n’avaient pas pu jouer dans les cours. Aussitôt l’étude du matin finie, on les avait casernés tous pêle-mêle dans la salle, pour y prendre leur récréation à l’abri du mauvais temps en attendant l’heure des classes.

C’était moi qui les surveillais.

Ce qu’on appelait la salle était l’ancien gymnase du collège de la Marine. Imaginez quatre grands murs nus avec de petites fenêtres grillées; çà et là des crampons à moitié arrachés, la trace encore visible des échelles, et, se balançant à la maîtresse poutre du plafond, un énorme anneau en fer au bout d’une corde.

Les enfants avaient l’air de s’amuser beaucoup en regardant la neige qui remplissait les rues et les hommes armés de pelles qui l’emportaient dans des tombereaux.
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L’anneau de fer

Des portes de Sarlande à la Prairie il y a bien une bonne demi-lieue; mais, du train dont j’allais, je dus ce jour-là faire le trajet en moins d’un quart d’heure. Je tremblais pour Roger. J’avais peur que le pauvre garçon n’eût, malgré sa promesse, tout raconté au principal pendant l’étude; je croyais voir encore luire la crosse de son pistolet. Cette pensée lugubre me donnait des ailes.

Pourtant, de distance en distance, j’apercevais sur la neige la trace de pas nombreux allant vers la Prairie, et de songer que le maître d’armes n’était pas seul, cela me rassurait un peu.

Alors, ralentissant ma course, je pensais à Paris, à Jacques, à mon départ… Mais au bout d’un instant, mes terreurs recommençaient.

— Roger va se tuer évidemment. Que serait-il venu chercher, sans cela, dans cet endroit désert, loin de la ville ? S’il amène avec lui ses amis du café Barbette, c est pour leur faire ses adieux, pour boire le coup de l’étrier, comme ils disent… Oh ! ces militaires !…
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Les clefs de M. Viot

Comme je sortais du collège à grandes enjambées, encore tout ému de l’horrible spectacle que je venais de voir, la loge du portier s’ouvrit brusquement, et j’entendis qu’on appelait:

— Monsieur Eyssette ! monsieur Eyssette !

C’étaient le maître du café Barbette et son digne ami M. Cassagne, l’air effaré, presque insolents.
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L’Oncle Baptiste

… Un singulier type d’homme que cet oncle Baptiste, le frère de Mme Eyssette ! Ni bon ni méchant, marié de bonne heure à un grand gendarme de femme avare et maigre qui lui faisait peur, ce vieil enfant n’avait qu’une passion au monde la passion du coloriage. Depuis quelque quarante ans, il vivait entouré de godets, de pinceaux, de couleurs, et passait son temps à colorier des images de journaux illustrés. La maison était pleine de vieilles illustrations ! de vieux Charivaris de vieux Magasins pittoresques de cartes géographiques ! tout cela fortement enluminé. Même dans ses jours de disette, quand la tante lui refusait de l’argent pour acheter des journaux à images, il arrivait à mon oncle de colorier des livres. Ceci est historique: j’ai tenu dans mes mains, une grammaire espagnole que mon oncle avait mis en couleurs d’un bout à l’autre, les adjectifs en bleu, les substantifs en rose, etc.

C’est entre ce vieux maniaque et sa féroce moitié que Mme Eyssette était obligée de vivre depuis six mois. La malheureuse femme passait toutes ses journées dans la chambre de son frère, assise à côté de lui et s’ingéniait à être utile. Elle essuyait les pinceaux, mettait de l’eau dans les godets… Le plus triste, c’est que, depuis notre ruine, l’oncle Baptiste avait un profond mépris pour M. Eyssette, et que du matin au soir, la pauvre mère était condamnée à entendre dire: ” Eyssette n’est pas sérieux ! Eyssette n’est pas sérieux ! ” Ah ! le vieil imbécile ! il fallait voir de quel air sentencieux et convaincu il disait cela en coloriant sa grammaire espagnole ! Depuis, j’en ai souvent rencontré dans la vie, de ces hommes soi-disant très graves, qui passaient leur temps à colorier des grammaires espagnoles et trouvaient que les autres n’étaient pas sérieux.

Tous ces détails sur l’oncle Baptiste et l’existence lugubre que Mme Eyssette menait chez lui, je ne les connus que plus tard; pourtant, dès mon arrivée dans la maison, je compris que, quoi qu’elle en dît, ma mère ne devait pas être heureuse… Quand j’entrai, on venait de se mettre à table pour le dîner. Mme Eysette bondit de joie en me voyant, et, comme vous pensez, elle embrassa son petit Chose de toutes ses forces. Cependant la pauvre mère avait l’air gênée, elle parlait peu, — toujours sa petite voix tremblante, — les yeux dans son assiette. Elle faisait peine à voir avec sa robe étriquée et toute noire.
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Mes caoutchoucs

Quand je vivrais aussi longtemps que mon oncle Baptiste, lequel doit être à cette heure aussi vieux qu’un vieux baobab de l’Afrique centrale, jamais je n’oublierai mon premier voyage à Paris en wagon de troisième classe.

C’était dans les derniers jours de février; il faisait encore très froid. Au dehors, un ciel gris, le vent, le grésil, les collines chauves, des prairies inondées, de longues rangées de vignes mortes; au-dedans des matelots ivres qui chantaient, de gros paysans qui dormaient la bouche ouverte comme des poissons morts, de petites vieilles avec leurs cabas, des enfants, des puces, des nourrices, tout l’attirail du wagon des pauvres avec son odeur de pipe, d’eau-de-vie, de saucisse à l’ail et de paille moisie. Je crois y être encore.

En partant, je m’étais installé dans un coin, près de la fenêtre, pour voir le ciel; mais, à deux lieues de chez nous, un infirmier militaire me prit ma place, sous prétexte d’être en face de sa femme, et voilà le petit Chose, trop timide pour oser se plaindre, condamné à faire deux cents lieues entre ce gros vilain homme qui sentait la graine de lin et un grand tambour-major de Champenoise qui, tout le temps, ronfla sur son épaule.

Le voyage dura deux jours. Je passai ces deux jours à la même place, immobile entre mes deux bourreaux, la tête fixe et les dents serrées. Comme je n’avais pas d’argent ni de provision, je ne mangeai rien de toute la route. Deux jours sans manger, c’est long ! — Il me restait bien encore une pièce de quarante sous, mais je la gardais précieusement pour le cas où, en arrivant à Paris, je ne trouverais pas l’ami Jacques à la gare, et malgré la faim, j’eus le courage de n’y pas toucher. Le diable c’est qu’autour de moi on mangeait beaucoup dans le wagon. J’avais sous mes jambes un grand coquin de panier très lourd, d’où mon voisin l’infirmier tirait à tout moment des charcuteries variées qu’il partageait avec sa dame. Le voisinage de ce panier me rendit très malheureux, surtout le second jour. Pourtant ce n’est pas la faim dont je souffris le plus en ce terrible voyage. J’étais parti de Sarlande sans souliers, n’ayant aux pieds que de petits caoutchoucs fort minces, qui me servaient là-bas pour faire ma ronde dans le dortoir. Très joli, le caoutchouc; mais l’hiver, en troisième classe… Dieu ! que j’ai eu froid ! C’était à en pleurer. La nuit, quand tout le monde dormait, je prenais doucement mes pieds entre mes mains et je les tenais des heures entières pour essayer de les réchauffer. Ah ! si Mme Eyssette m’avait vu !…
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De la part du curé de Saint-Nizier

Dieu ! qu’on était bien cette nuit-là dans la chambre de Jacques ! Quels joyeux reflets clairs la cheminée envoyait sur notre nappe ! Et ce vieux vin cacheté, comme il sentait les violettes ! Et ce pâté, quelle belle croûte en or bruni il vous avait ! Ah ! de ces pâtés-là, on n’en fait plus maintenant; tu n’en boiras plus jamais de ces vins-là, mon pauvre Eyssette !

De l’autre côté de la table, en face, tout en face de moi, Jacques me versait à boire et, chaque fois que je levais les yeux, je voyais son regard tendre comme celui d’une mère, qui me riait doucement. Moi, j’étais si heureux d’être là que j’en avais positivement la fièvre. Je parlais, je parlais !

— Mange donc, me disait Jacques en me remplissant mon assiette; mais je parlais toujours et je ne mangeais pas. Alors, pour me faire taire, il se mit à bavarder, lui aussi, et me narra longuement, sans prendre haleine, tout ce qu’il avait fait depuis plus d’un an que nous ne nous étions pas vus.

— Quand tu fus parti, me disait-il, — et les choses les plus tristes, il les contait toujours avec son divin sourire résigné, – quand tu fus parti, la maison devint tout à fait lugubre. Le père ne travaillait plus; il passait tout son temps dans le magasin à jurer contre les révolutionnaires et à me crier que j’étais un âne, ce qui n’avançait pas les affaires. Des billets protestés tous les matins, des descentes d’huissiers tous les deux jours ! chaque coup de sonnette nous faisait sauter le cœur. Ah ! tu t’en es allé au bon moment.
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Ma mère Jacques

Jacques a fini son odyssée, maintenant c’est le tour de la mienne. Le feu qui meurt a beau nous faire signe: ” Allez vous coucher, mes enfants “, les bougies ont beau crier: ” Au lit ! au lit ! Nous sommes brûlées jusqu’aux bobèches. — On ne vous écoute pas “, leur dit Jacques en riant, et notre veillée continue.

Vous comprenez ! ce que je raconte à mon frère l’intéresse beaucoup. C’est la vie du petit Chose au collège de Sarlande; cette triste vie que le lecteur se rappelle sans doute. Ce sont les enfants laids et féroces, les persécutions, les haines, les humiliations, les clefs de M. Viot toujours en colère, la petite chambre sous les combles où l’on étouffait, les trahisons, les nuits de larmes; et puis aussi – car Jacques est si bon qu’on peut tout lui dire – ce sont les débauches du café Barbette, l’absinthe avec les caporaux, les dettes, l’abandon de soi-même; tout enfin, jusqu’au suicide et la terrible prédiction de l’abbé Germane: ” Tu seras un enfant toute ta vie. ”

Les coudes sur la table, la tête dans ses mains, Jacques écoute jusqu’au bout ma confession sans l’interrompre. De temps en temps, je le vois qui frissonne et je l’entends dire: ” Pauvre petit ! pauvre petit ! ”
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La discussion du budget

Ce jour-là plus d’un Parisien a dû dire en rentrant chez lui, le soir, pour se mettre à table: ” Quel singulier petit bonhomme j’ai rencontré aujourd’hui ! ” Le fait est qu’avec ses cheveux trop longs, son pantalon trop court, ses caoutchoucs, ses bas bleus, son bouquet départemental et cette solennité de démarche particulière à tous les êtres trop petits, le petit Chose devait être tout à fait comique.

C’était justement une journée de la fin de l’hiver, une de ces journées tièdes et lumineuses, qui, à Paris, souvent sont plus le printemps que le printemps lui même. Il y avait beaucoup de monde dehors. Un peu étourdi par le va-et-vient bruyant de la rue, j’allais devant moi, timide, et le long des murs. On me bousculait, je disais “ pardon ” et je devenais tout rouge. Aussi je me gardais bien de m’arrêter devant les magasins et, pour rien au monde, je n’aurais demandé ma route. Je prenais une rue, puis une autre, toujours tout droit. On me regardait. Cela me gênait beaucoup. Il y avait des gens qui se retournaient sur mes talons et des yeux qui riaient en passant près de moi; une fois j’entendis une femme dire à une autre: “ Regarde donc celui-là. ” Cela me fit broncher… Ce qui m’embarrassait beaucoup aussi, c’était l’œil inquisiteur des sergents de ville. À tous les coins de rue, ce diable d’œil silencieux se braquait sur moi curieusement; et quand j’avais passé, je le sentais encore qui me suivait de loin et me brûlait le dos. Au fond, j’étais un peu inquiet.

Je marchai ainsi près d’une heure, jusqu’à un grand boulevard planté d’arbres grêles. Il y avait là tant de bruit, tant de gens, tant de voitures, que je m’arrêtai presque effrayé.
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Coucou-Blanc et la dame du premier

Il y a, sur la place de Saint-Germain-des-Prés, dans le coin de l’église, à gauche et tout au bord des toits, une petite fenêtre qui me serre le cœur chaque fois que je la regarde. C’est la fenêtre de notre ancienne chambre; et, encore aujourd’hui, quand je passe par là, je me figure que le Daniel d’autrefois est toujours là-haut, assis à sa table contre la vitre, et qu’il sourit de pitié en voyant dans la rue le Daniel d’aujourd’hui triste et déjà courbé.

Ah ! vieille horloge de Saint-Germain, que de belles heures tu m’as sonnées quand j’habitais là-haut, avec ma mère Jacques !… Est-ce que tu ne pourrais pas m’en sonner encore quelques-unes de ces heures de vaillance et de jeunesse ? J’étais si heureux dans ce temps-là… Je travaillais de si bon cœur !…

Le matin, on se levait avec le jour. Jacques, tout de suite, s’occupait du ménage. Il allait chercher de l’eau, balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n’avais le droit de toucher à rien. Si je lui disais: ” Jacques, veux-tu que je t’aide ? ”

Jacques se mettait à rire: ” Tu n’y songes pas, Daniel. Et la dame du premier ? ” Avec ces deux mots gros d’allusions, il me fermait la bouche.
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Le roman de Pierrotte

Quand Pierrotte avait vingt ans, si on lui avait prédit qu’un jour il succéderait à M. Lalouette dans le commerce des porcelaines, qu’il aurait deux cent mille francs chez son notaire, – Pierrotte, un notaire ! – et une superbe boutique à l’angle du passage du Saumon, on l’aurait beaucoup étonné.

Pierrotte, à vingt ans, n’était jamais sorti de son village, portait de gros esclots en sapin des Cévennes, ne savait pas un mot de français et gagnait cent écus par an à élever des vers à soie; solide compagnon du reste, beau danseur de bourrée, aimant rire et chanter la gloire, mais toujours d’une manière honnête et sans faire de tort aux cabaretiers. Comme tous les gars de son âge, Pierrotte avait une bonne amie, qu’il allait attendre le dimanche à la sortie des vêpres pour l’emmener danser des gavottes sous les mûriers. La bonne amie de Pierrotte s’appelait Roberte, la grande Roberte. C’était une belle magnanarelle de dix-huit ans, orpheline comme lui, pauvre comme lui, mais sachant très bien lire et écrire, ce qui, dans les villages cévenols, est encore plus rare qu’une dot. Très fier de sa Roberte, Pierrotte comptait l’épouser dès qu’il aurait tiré au sort; mais le jour du tirage arrivé, le pauvre Cévenol — bien qu’il eût trempé trois fois sa main dans l’eau bénite avant d’aller à l’urne, — amena le numéro 4… Il fallait partir. Quel désespoir !… Heureusement Mme Eyssette, qui avait été nourrie, presque élevée, par la mère de Pierrotte, vint au secours de son frère de lait et lui prêta deux mille francs pour s’acheter un homme. — On était riche chez les Eyssette dans ce temps-là ! – L’heureux Pierrotte ne partit donc pas et put épouser sa Roberte; mais comme ces braves gens tenaient avant tout à rendre l’argent à Mme Eyssette et qu’en restant au pays ils n’y seraient jamais parvenus, ils eurent le courage de s’expatrier et marchèrent sur Paris pour y chercher fortune.

Pendant un an, on n’entendit plus parler de nos montagnards; puis, un beau matin, Mme Eyssette reçut une lettre touchante signée “ Pierrotte et sa femme, ” qui contenait 300 francs, premiers fruits de leurs économies. La seconde année, nouvelle lettre de “ Pierrotte et sa femme ” avec un envoie de 500 francs. La troisième année, rien. — Sans doute, les affaires ne marchaient pas. — La quatrième année, troisième lettre de “ Pierrotte et sa femme ” avec un dernier envoi de 1200 francs et des bénédictions pour toute la famille Malheureusement, quand cette lettre arriva chez nous, nous étions en pleine débâcle: on venait de vendre la fabrique, et nous aussi nous allions nous expatrier… Dans sa douleur Madame Eyssette oublia de répondre à “ Pierrotte sa femme, ” et, depuis lors, nous ne n’en eûmes plus de nouvelles, jusqu’au jour où Jacques, arrivant à Paris, trouva le beau Pierrotte – Pierrotte sans sa femme, hélas ! – installé dans le comptoir de l’ancienne maison Lalouette.

Rien de moins poétique, rien de plus touchant que l’histoire de cette fortune. En arrivant à Paris, la femme de Pierrotte s’était mise bravement à faire des ménages. La première maison fut justement la maison Lalouette. Ces Lalouette était de riches commerçants avares et maniaques, qui n’avaient jamais voulu prendre ni un commis ni une bonne, parce qu’il faut tout faire par soi-même (” Monsieur, jusqu’à cinquante ans, j’ai fait mes culottes moi-même ! ” disait le père Lalouette avec fierté), et qui, sur leurs vieux jours seulement, se donnaient le luxe flamboyant d’une femme de ménage à douze francs par mois. Dieu sait que ces douze francs-là, l’ouvrage les valait bien ! La boutique, l’arrière-boutique, un appartement au quatrième, deux seilles d’eau pour la cuisine à remplir tous les matins ! Il fallait venir des Cévennes pour accepter de pareilles conditions; mais bah ! La Cévenole était jeune, alerte, rude au travail et solide des reins comme une jeune taure; en un tour de main, elle expédiait ce gros ouvrages et, par-dessus le marché, montrait tout le temps aux deux vieillards sont joli rire, qui valait plus de douze francs à lui tout seul… À force de belle humeur et de vaillance, cette courageuse montagnarde finit par séduire ses patrons. On s’intéressa à elle; on la fit causer; puis un jour, spontanément, – les cœurs les plus secs ont parfois de ces soudaines floraison de bonté, – le vieux Lalouette offrit de prêter un peu d’argent à Pierrotte pour qu’il pût entreprendre un commerce à son l’idée.
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