Ballade

Dans  Contes Libertins 1ere partie
4.5/5 - (8 votes)

Hier je mis chez Cloris en train de discourir
Sur le fait des romans Alizon la sucrée.
N’est-ce pas grand pitié, dit-elle, de souffrir
Que l’on méprise ainsi la Légende dorée,
Tandis que les romans sont si chère denrée ?
Il vaudrait beaucoup mieux qu’avec maint vers du temps,
De messire Honoré l’histoire fut brûlée.

-Oui pour vous, dit Cloris, qui passez cinquante ans
Moi qui n’en ai que vingt, je prétends que l’Astrée
Fasse en mon cabinet encor quelque séjour:
Car pour vous découvrir le fond de ma pensée,
Je me plais aux livres d’amour.
Cloris eut quelque tort de parler si crûment,
Non que Monsieur d’Urfé n’ait fait une oeuvre exquise
Etant petit garçon je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise.
Aussi contre Alizon je faillis d’avoir prise;
Et soutins haut et clair, qu’Urfé par-ci, par- là,
De préceptes moraux nous instruit à sa guise.
De quoi, dit Alizon, peut servir tout cela ?
Vous en voit-on aller plus souvent à l’église ?
Je hais tous les menteurs; et pour vous trancher court,
Je ne puis endurer qu’une femme me dise:
Je me plais aux livres d’amour.

Alizon dit ces mots avec tant de chaleur,
Que je crus qu’elle était en vertus accomplie;
Mais ses péchés écrits tombèrent par malheur:
Elle n’y prit pas garde. Enfin étant sortie,
Nous vîmes que son fait était papelardie,
Trouvant entre autres points dans sa confession:
J’ai lu maître Louis mille fois en ma vie;
Et même quelquefois j’entre en tentation,
Lorsque l’ermite trouve Angélique endormie
Rêvant à tels fatras souvent le long du jour.
Bref sans considérer censure ni demie.
Je me plais aux livres d’amour.

Ah ! ah ! dis-je, Alizon ! vous lisez les romans !
Et vous vous arrêtez à l’endroit de l’ermite !
Je crois qu’ainsi que vous pleine d’enseignements
Oriane prêchait faisant la chattemite.
Après mille façons, cette bonne hypocrite,
Un pain sur la fournée emprunta dit l’auteur:
Pour un petit poupon l’on sait qu’elle en fut quitte:
Mainte belle sans doute en a ri dans son coeur.
Cette histoire, Cloris, est du pape maudite:
Quiconque y met le nez devient noir comme un four.
Parmi ceux qu’on peut lire, et dont voici l’élite,
Je me plais aux livres d’amour.

Clitophon a le pas par droit d’antiquité:
Héliodore peut par son prix le prétendre:
Le roman d’Ariane est très bien inventé:
J’ai lu vingt et vingt fois celui de Polexandre:
En fait d’événements, Cléopâtre et Cassandre,
Entre les beaux premiers doivent être rangés:
Chacun prise Cyrus, et la Carte du Tendre;
Et le frère et la soeur ont les coeurs partagés.
Même dans les plus vieux je tiens qu’on peut apprendre.
Perceval le Gallois vient encore à son tour:
Cervantès me ravit; et pour tout y comprendre,
Je me plais aux livres d’amour.

Envoi
A Rome on ne lit point Boccace sans dispense:
Je trouve en ses pareils bien du contre et du pour.
Du surplus (honni soit celui qui mal y pense)
Je me plais aux livres d’amour.

Jean de la Fontaine
Fable la Fontaine



Réalisation : www.redigeons.com - https://www.webmarketing-seo.fr/