Appendice II: Les livrées

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Les livrées

Quand tout ce monde fut réuni dans la maison, on ferma, avec le plus grand soin, les portes et les fenêtres; on alla même barricader la lucarne du grenier; on mit des planches, des tréteaux, des souches et des tables en travers de toutes les issues, comme si on se préparait à soutenir un siège; et il se fit dans cet intérieur fortifié un silence d’attente assez solennel, jusqu’à ce qu’on entendît au loin des chants, des rires, et le son des instruments rustiques. C’était la bande de l’épouseur, Germain en tête, accompagné de ses plus hardis compagnons, du fossoyeur, des parents, amis et serviteurs, qui formaient un joyeux et solide cortège.

Cependant, à mesure qu’ils approchèrent de la maison, ils se ralentirent, se concertèrent et firent silence. Les jeunes filles, enfermées dans le logis, s’étaient ménagé aux fenêtres de petites fentes, par lesquelles elles les virent arriver et se développer en ordre de bataille. Il tombait une pluie fine et froide, qui ajoutait au piquant de la situation, tandis qu’un grand feu pétillait dans l’âtre de la maison. Marie eût voulu abréger les lenteurs inévitables de ce siège en règle; elle n’aimait pas à voir ainsi se morfondre son fiancé, mais elle n’avait pas voix au chapitre dans la circonstance, et même elle devait partager ostensiblement la mutine cruauté de ses compagnes.

Quand les deux camps furent ainsi en présence, une décharge d’armes à feu, partie du dehors, mit en grande rumeur tous les chiens des environs. Ceux de la maison se précipitèrent vers la porte en aboyant, croyant qu’il s’agissait d’une attaque réelle, et les petits enfants, que leurs mères s’efforçaient en vain de rassurer, se mirent à pleurer et à trembler. Toute cette scène fut si bien jouée qu’un étranger y eût été pris et eût songé peut-être à se mettre en état de défense contre une bande de chauffeurs.

Alors le fossoyeur, barde et orateur du fiancé, se plaça devant la porte, et, d’une voix lamentable, engagea avec le chanvreur, placé à la lucarne qui était située au-dessus de le même porte, le dialogue suivant:

le fossoyeur.

Hélas ! mes bonnes gens, mes chers paroissiens, pour l’amour de Dieu, ouvrez-moi la porte.

le chanvreur.

Qui êtes-vous donc, et pourquoi prenez-vous la licence de nous appeler vos chers paroissiens ? Nous ne vous connaissons pas.

le fossoyeur.

Nous sommes d’honnêtes gens bien en peine. N’ayez peur de nous, mes amis ! donnez-nous l’hospitalité. Il tombe du verglas, nos pauvres pieds sont gelés, et nous revenons de si loin que nos sabots en sont fendus.

le chanvreur.

Si vos sabots sont fendus, vous pouvez chercher par terre; vous trouverez bien un brin d’oisil (d’osier) pour faire des arcelets (petites lames de fer en forme d’arcs qu’on place sur les sabots fendus pour les consolider).

le fossoyeur.

Des arcelets d’oisil, ce n’est guère solide. Vous vous moquez de nous, bonnes gens, et vous feriez mieux de nous ouvrir. On voit luire une belle flamme dans votre logis; sans doute vous avez mis la broche, et on se réjouit chez vous le cœur et le ventre. Ouvrez donc à de pauvres pèlerins qui mourront à votre porte si vous ne leur faites merci.

le chanvreur.

Ah ! ah ! vous êtes des pèlerins ? vous ne nous disiez pas cela. Et de quel pèlerinage arrivez-vous, s’il vous plaît ?

le fossoyeur.

Nous vous dirons cela quand vous nous aurez ouvert la porte, car nous venons de si loin que vous ne voudriez pas le croire.

le chanvreur.

Vous ouvrir la porte ? oui-da ! nous ne saurions nous fier à vous. Voyons: est-ce de Saint-Sylvain de Pouligny que vous arrivez ?

le fossoyeur.

Nous avons été à Saint-Sylvain de Pouligny, mais nous avons été bien plus loin encore.

le chanvreur.

Alors vous avez été jusqu’à Sainte-Solange ?

le fossoyeur.

À Sainte-Solange nous avons été, pour sûr; mais nous avons été plus loin encore.

le chanvreur.

Vous mentez; vous n’avez même jamais été jusqu’à Sainte-Solange.

le fossoyeur.

Nous avons été plus loin, car, à cette heure, nous arrivons de Saint-Jacques de Compostelle.

le chanvreur.

Quelle bêtise nous contez-vous ? Nous ne connaissons pas cette paroisse-là. Nous voyons bien que vous êtes de mauvaises gens, des brigands, des rien du tout et des menteurs. Allez plus loin chanter vos sornettes; nous sommes sur nos gardes, et vous n’entrerez point céans.

le fossoyeur.

Hélas ! mon pauvre homme, ayez pitié de nous ! Nous ne sommes pas des pèlerins, vous l’avez deviné; mais nous sommes de malheureux braconniers poursuivis par les gardes. Mêmement les gendarmes sont après nous, et, si vous ne nous faites point cacher dans votre fenil, nous allons être pris et conduits en prison.

le chanvreur.

Et qui nous prouvera que, cette fois-ci, vous soyez ce que vous dites ? car voilà déjà un mensonge que vous n’avez pas pu soutenir.

le fossoyeur.

Si vous voulez nous ouvrir, nous vous montrerons une belle pièce de gibier que nous avons tuée.

le chanvreur.

Montrez-la tout de suite, car nous sommes en méfiance.

le fossoyeur.

Eh bien, ouvrez une porte ou une fenêtre, qu’on vous passe la bête.

le chanvreur.

Oh ! que nenni ! pas si sot ! je vous regarde par un petit pertuis et je ne vois parmi vous ni chasseurs ni gibier.

Ici un garçon bouvier, trapu et d’une force herculéenne, se détacha du groupe où il se tenait inaperçu, éleva vers le lucarne une oie plumée, passée dans une forte broche de fer, ornée de bouquets de paille et de rubans.

— Oui-da ! s’écria le chanvreur, après avoir passé avec précaution un bras dehors pour tâter le rôt; ceci n’est point une caille, ni une perdrix, ce n’est ni un lièvre, ni un lapin; c’est quelque chose comme une oie ou un dindon. Vraiment, vous êtes de beaux chasseurs ! et ce gibier-là ne vous a guère fait courir. Allez plus loin, mes drôles ! toutes vos menteries sont connues, et vous pouvez bien aller chez vous faire cuire votre souper. Vous ne mangerez pas le nôtre.

le fossoyeur.

Hélas ! mon Dieu, où irons-nous faire cuire notre gibier ? c’est bien peu de chose pour tant de monde que nous sommes; et, d’ailleurs, nous n’avons ni feu ni lieu. À cette heure-ci toutes les portes sont fermées, tout le monde est couché; il n’y a que vous qui fassiez la noce dans votre maison, et il faut que vous ayez le cœur bien dur pour nous laisser transir dehors. Ouvrez-nous, braves gens, encore une fois; nous ne vous occasionnerons pas de dépenses. Vous voyez bien que nous apportons le rôti; seulement un peu de place à votre foyer, un peu de flamme pour le faire cuire, et nous nous en irons contents.

le chanvreur.

Croyez-vous qu’il y ait trop de place chez nous et que le bois ne nous coûte rien ?

le fossoyeur.

Nous avons là une petite botte de paille pour faire le feu, nous nous en contenterons; donnez-nous seulement la permission de mettre la broche en travers de votre cheminée.

le chanvreur.

Cela ne sera point; vous nous faites dégoût et point de pitié. M’est avis que vous êtes ivres, que vous n’avez besoin de rien, et que vous voulez entrer chez nous pour voler notre feu et nos filles.

le fossoyeur.

Puisque vous ne voulez entendre à aucune bonne raison, nous allons entrer chez vous par force.

le chanvreur.

Essayez, si vous voulez. Nous sommes assez bien renfermés pour ne pas vous craindre. Et puisque vous êtes insolents, nous ne vous répondrons pas davantage.

Là-dessus le chanvreur ferma à grand bruit l’huis de la lucarne et redescendit dans la chambre au-dessous, par une échelle. Puis il reprit la fiancée par la main, et les jeunes gens des deux sexes se joignant à eux, tous se mirent à danser et à crier joyeusement, tandis que les matrones chantaient d`une voix perçante et poussaient de grands éclats de rire en signe de mépris et de bravade contre ceux du dehors qui tentaient l’assaut.

Les assiégeants, de leur côté, faisaient rage; ils déchargeaient leurs pistolets dans les portes, faisaient gronder les chiens, frappaient de grands coups sur les murs, secouaient les volets, poussaient des cris effroyables; enfin c’était un vacarme à ne pas s’ entendre, une poussière et une fumée à ne se point voir.

Pourtant cette attaque était simulée: le moment n’était pas venu de violer l’étiquette. Si l’on parvenait, en rôdant, à trouver un passage non gardé, une ouverture quelconque, on pouvait chercher à s’introduire par surprise, et alors, si le porteur de la broche arrivait à mettre son rôti au feu, la prise de possession du foyer ainsi constatée, la comédie finissait et le fiancé était vainqueur.

Mais les issues de la maison n’étaient pas assez nombreuses pour qu’on eût négligé les précautions d’usage, et nul ne se fût arrogé le droit d’employer la violence avant le moment fixé pour la lutte.

Quand on fut las de sauter et de crier, le chanvreur songea à capituler. Il remonta à sa lucarne, l’ouvrit avec précaution, et salua les assiégeants désappointés par un éclat de rire.

— Eh bien, mes gars, dit-il, vous voilà bien penauds ! Vous pensiez que rien n’était plus facile que d’entrer céans, et vous voyez que notre défense est bonne. Mais nous commençons à avoir pitié de vous, si vous voulez vous soumettre et accepter nos conditions.

le fossoyeur.

Parlez, mes braves gens; dites ce qu’il faut faire pour approcher de votre foyer.

le chanvreur.

Il faut chanter, mes amis, mais chanter une chanson que nous ne connaissions pas, et à laquelle nous ne puissions pas répondre par une meilleure.

— Qu’à cela ne tienne ! répondit le fossoyeur, et il entonna d’une voix puissante:

Voilà six mois que c’était le printemps,

— Me promenais sur l’herbette naissante, répondit le chanvreur d’une voix un peu enrouée, mais terrible. Vous moquez-vous, mes pauvres gens, de nous chanter une pareille vieillerie ? vous voyez bien que nous vous arrêtons au premier mot !

— C’était la fille d’un prince…

— Qui voulait se marier, répondit le chanvreur. Passez, passez à une autre ! nous connaissons celle-là un peu trop.

le fossoyeur.

Voulez-vous celle-ci ?

En revenant de Nantes…

le chanvreur.

— J’étais bien fatigué, voyez ! J’étais bien fatigué.

Celle-là est du temps de ma grand-mère. Voyons-en une autre !

le fossoyeur.

— L’autre jour en me promenant…

le chanvreur.

— Le long de ce bois charmant ! En voilà une qui est bête ! Nos petits-enfants ne voudraient pas se donner la peine de vous répondre ! Quoi ! voilà tout ce que vous savez ?

le fossoyeur.

Oh ! nous vous en dirons tant que vous finirez par rester court.

Il se passa bien une heure à combattre ainsi. Comme les deux antagonistes étaient les deux plus forts du pays sur la chanson, et que leur répertoire semblait inépuisable, cela eût pu durer toute la nuit, d’autant plus que le chanvreur mit un peu de malice à laisser chanter certaines complaintes en dix, vingt ou trente couplets, feignant, par son silence, de se déclarer vaincu. Alors on triomphait dans le camp du fiancé, on chantait en chœur à pleine voix, et on croyait que cette fois la partie adverse ferait défaut; mais, à la moitié du couplet final, on entendait la voix rude et enrhumée du vieux chanvreur beugler les derniers; après quoi il s’écriait: Vous n’aviez pas besoin de vous fatiguer à en dire une si longue, mes enfants ! Nous la savions sur le bout du doigt !

Une ou deux fois pourtant le chanvreur fit la grimace, fronça le sourcil et se retourna d’un air désappointé vers les matrones attentives. Le fossoyeur chantait quelque chose de si vieux, que son adversaire l’avait oublié, ou peut-être qu’il ne l’avait jamais su; mais aussitôt les bonnes commères nasillaient, d’une voix aigre comme celle de la mouette, le refrain victorieux; et le fossoyeur, sommé de se rendre, passait à d’autres essais.

Il eût été trop long d’attendre de quel côté resterait la victoire. Le parti de la fiancée déclara qu’il faisait grâce à condition qu’on offrirait à celle-ci un présent digne d’elle.

Alors commença le chant des livrées sur un air solennel comme un chant d’église.

Les hommes du dehors dirent en basse-taille à l’unisson:

Ouvrez la porte, ouvrez,

Marie, ma mignonne,

J’ons de beaux cadeaux à vous présenter.

Hélas ! ma mie, laissez-nous entrer.

À quoi les femmes répondirent de l’intérieur, et en fausset, d’un ton dolent:

Mon père est en chagrin, ma mère en grand-tristesse.

Et moi je suis fille de trop grand-merci

Pour ouvrir ma porte à cette heure ici.

Les hommes reprirent le premier couplet jusqu’au quatrième vers, qu’ils modifièrent de la sorte:

J’ons un beau mouchoir à vous présenter.

Mais, au nom de la fiancée, les femmes répondirent de même que la première fois.

Pendant vingt couplets, au moins, les hommes énumérèrent tous les cadeaux de la livrée, mentionnant toujours un objet nouveau dans le dernier vers: un beau devanteau (tablier), de beaux rubans, un habit de drap, de la dentelle, une croix d’or, et jusqu’à un cent d’épingles pour compléter la modeste corbeille de la mariée. Le refus des matrones était irrévocable; mais enfin les garçons se décidèrent à parler d’un beau mari à leur présenter, et elles répondirent en s’adressant à la mariée, et en lui chantant avec les hommes:

Ouvrez la porte, ouvrez,

Marie, ma mignonne,

C’est un beau mari qui vient vous chercher.

Allons, ma mie, laissez-les entrer.

 

La Mare au Diable

Un roman écrit par George Sand



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