Agha Veli

Dans  Les cantilènes Livre 4
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Dans la salle de sa maison,
De sa maison aux cent fenêtres,
Avec ses pareils et ses maîtres
Il partage la venaison :
Parmi les fleurs des champs en gerbes
Ce sont des sangliers entiers,
Des chevreuils roux et des quartiers
De cerfs aux ramures superbes.

Les eunuques silencieux
Versent les liqueurs parfumées


Dans les fines coupes gemmées
Et dans les hanaps précieux ;
Tandis que pour charmer la fête,
Des esclaves de Bassora
Dansent au son du tamboura
Avec un sabre sur la tête.

Un oiseau rose, oiseau joli,
Oiseau qui parle, tel un homme,
L’on ne sait d’ où, l’on ne sait comme,
Il entre et dit : “Agha Véli
Ta belle aux yeux et ta blonde,
Ta blonde aux baisers de carmin,
On va la marier demain
Au fils du roi de Trébizonde.”

Il va trouver ses chevaux roux,
Tachetés comme une panthère,
Qui du sabot bêchent la terre,
La dent longue et l’oeil en courroux.
“Plus vite qu’ un cerf dans la plaine,
Plus vite que l’ aile du vent,
Bien avant le soleil levant,
Au bout du monde qui me mène ?”

Un vieux cheval, cheval pur sang,
Aux flancs meurtris de mainte entaille
Dans le combat et la bataille,
Hume la brise en hennissant :
“Plus vite qu’ un cerf dans la plaine,
Plus vite que l’ aile du vent,
Bien avant le soleil levant,
Au bout du monde je te mène.”

Ils laissent derrière les monts,
Derrière ils laissent les montagnes :
Par les forêts, par les campagnes,
Ils passent comme des démons.
Les houx géants mordent la selle,
Et le sabot saigne au caillou,
Et dans l’ air glacé le hibou
Les frôle, en fuyant, de son aile.

Ils laissent derrière les monts,
Derrière, la campagne brune ;
Dans la rafale, au clair de lune,
Ils passent comme des démons.
Le pic où la lamie hiverne
Est descendu sitôt monté,
Et le dragon épouvanté
Frissonne au fond de sa caverne,

Ils vont, pareils à des démons,
Passant le gué, sautant le fleuve,
Ils vont, qu’ il grêle, ils vont, qu’ il pleuve,
Par les ravins et par les monts.
Le sang zèbre sa peau de bistre,
La vase lui monte aux mollets ;
Voilà que le pont du palais
Tremble sous leur galop sinistre.

Nul chant de luth répercuté
Dans la tourelle et sous les porches ;
De rouges languettes de torches
Oscillent dans l’ obscurité.
Une procession arrive
Escortant un cercueil tout blanc,
Et Véli demande, tremblant
Comme le roseau sur la rive :

“Les prêtres et les fossoyeux,
Dites, quelle est la jeune morte
Que dans ce cercueil on emporte
Couchée en ses cheveux soyeux ? »
« C’ est la belle aux yeux bleus, la blonde,
La blonde aux baisers de carmin ;
Elle allait épouser demain
Le fils du roi de Trébizonde. ”

 

Les cantilènes Livre 4

Jean Moréas



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