A M. l’abbé Le Vayer

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D’où vient, cher Le Vayer, que l’homme le moins sage
Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
Et qu’il n’est point de fou, qui, par belles raisons,
Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ?
Un pédant enivré de sa vaine science,
Tout hérissé de grec, tout bouffi d’arrogance,
Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
Dans sa tête entassés, n’a souvent fait qu’un sot,

Croit qu’un livre fait tout, et que, sans Aristote,
La raison ne voit goutte, et le bon sens radote.


D’autre part un galant, de qui tout le métier
Est de courir le jour de quartier en quartier,
Et d’aller, à l’abri d’une perruque blonde,
De ses froides douceurs fatiguer le beau monde,
Condamne la science, et, blâmant tout écrit,
Croit qu’en lui l’ignorance est un titre d’esprit :
Que c’est des gens de cour le plus beau privilège,
Et renvoie un savant dans le fond d’un collège.
Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
Croit duper jusqu’à Dieu par son zèle affecté,
Couvrant tous ses défauts d’une sainte apparence,
Damne tous les humains, de sa pleine puissance.
Un libertin d’ailleurs, qui, sans âme et sans foi,
Se fait de son plaisir une suprême loi,
Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
Sont bons pour étonner des enfants et des femmes,
Que c’est s’embarrasser de soucis superflus,
Et qu’enfin tout dévot a le cerveau perclus.
En un mot, qui voudrait épuiser ces matières,
Peignant de tant d’esprits les diverses manières,
Il compterait plutôt combien, dans un printemps,
Guénaud et l’antimoine ont fait mourir de gens,
Et combien la Neveu, devant son mariage,
A de fois au public, vendu son p…
Mais, sans errer en vain dans ces vagues propos,
Et pour rimer ici ma pensée en deux mots,
N’en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce,
En ce monde il n’est point de parfaite sagesse :
Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.
Comme on voit qu’en un bois que cent routes séparer
Les voyageurs sans guide assez souvent s’égarent,
L’un à droit, l’autre à gauche, et, courant vainement,
La même erreur les fait errer diversement :
Chacun suit dans le monde une route incertaine,
Selon que son erreur le joue et le promène ;
Et tel y fait l’habile et nous traite de fous,
Qui sous le nom de sage est le plus fou de tous.
Mais, quoi que sur ce point la satire publie,
Chacun veut en sagesse ériger sa folie,
Et, se laissant régler à son esprit tortu,
De ses propres défauts se fait une vertu.
Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connaître,
Le plus sage est celui qui ne pense point l’être ;
Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur,
Se regarde soi-même en sévère censeur,
Rend à tous ses défauts une exacte justice,
Et fait sans se flatter le procès à son vice.
Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent.
Un avare, idolâtre et fou de son argent,
Rencontrant la disette au sein de l’abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Et met toute sa gloire et son souverain bien
A grossir un trésor qui ne lui sert de rien.
Plus il le voit accru, moins il en sait l’usage.
Sans mentir, l’avarice est une étrange rage,
Dira cet autre fou non moins privé de sens,
Qui jette, furieux, son bien à tout venant,
Et dont l’âme inquiète, à soi-même importune,
Se fait un embarras de sa bonne fortune.
Qui des deux en effet est le plus aveuglé ?
L’un et l’autre, à mon sens, ont le cerveau troublé.
Répondra, chez Frédoc, ce marquis sage et prude,
Et qui sans cesse au jeu, dont il fait son étude,
Attendant son destin d’un quatorze ou d’un sept,
Voit sa vie ou sa mort sortir de son cornet.
Que si d’un sort fâcheux la maligne inconstance
Vient par un coup fatal faire tourner la chance,
Vous le verrez bientôt, les cheveux hérissés,
Et les yeux vers le ciel de fureur élancés,
Ainsi qu’un possédé que le prêtre exorcise,
Fêter dans ses serments tous les saints de l’Eglise.
Qu’on le lie ; ou je crains, à son air furieux,
Que ce nouveau Titan n’escalade les cieux.
Mais laissons-le plutôt en proie à son caprice ;
Sa folie, aussi bien, lui tient lieu de supplice.
Il est d’autres erreurs dont l’aimable poison
D’un charme bien plus doux enivre la raison :
L’esprit dans ce nectar heureusement s’oublie.
Chapelain veut rimer, et c’est là sa folie.
Mais bien que ses durs vers, d’épithètes enflés,
Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés,
Lui-même il s’applaudit, et, d’un esprit tranquille,
Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile.
Que ferait-il, hélas ! si quelque audacieux
Allait pour son malheur lui dessiller les yeux,
Lui faisant voir ces vers et sans force et sans grâces
Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses,
Ces termes sans raison l’un de l’autre écartés,
Et ces froids ornements à la ligne plantés ?
Qu’il maudirait le jour où son âme insensée
Perdit l’heureuse erreur qui charmait sa pensée!
Jadis certain bigot, d’ailleurs homme sensé,
D’un mal assez bizarre eut le cerveau blessé,
S’imaginant sans cesse, en sa douce manie,
Des esprits bienheureux entendre l’harmonie.
Enfin, un médecin, fort expert en son art,
Le guérit par adresse, ou plutôt par hasard ;
Mais voulant de ses soins exiger le salaire,
Moi ! vous payer ! lui dit le bigot en colère,
Vous dont l’art infernal, par des secrets maudits,
En me tirant d’erreur m’ôte du paradis !
J’approuve son courroux ; car puisqu’il faut le dire,
Souvent de tous nos maux la raison est le pire.
C’est elle qui, farouche, au milieu des plaisirs,
D’un remords importun vient brider nos désirs.
La fâcheuse a pour nous des rigueurs sans pareilles ;
C’est un pédant qu’on a sans cesse à ses oreilles,
Qui toujours nous gourmande, et, loin de nous toucher,
Souvent, comme Joli, perd son temps à prêcher.
En vain certains rêveurs nous l’habillent en reine,
Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine.
Et, s’en formant en terre une divinité,
Pensent aller par elle à la félicité :
C’est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre.
Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre ;
Je les estime fort ; mais je trouve en effet
Que le plus fou souvent est le plus satisfait.

 

Satire IV

Nicolas Boileau



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