À Crémazie

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I

Un siècle était passé depuis l’heure où la France,
Lasse de prodiguer sous nos cieux la vaillance,
Cédait notre grand fleuve aux Anglais triomphants.
Un siècle était passé depuis l’heure fatale
Où la mère patrie à sa vieille rivale
Livrait en nos aïeux la fleur de ses enfants.

 

Comme sous le soleil et la brise féconde
La plaie au tronc rameux de l’arbre qu’on émonde
Décroît, se ferme et laisse à peine au bois un pli,
La blessure que fit à tant d’âmes si fières
Le départ de la France abandonnant nos pères
S’était cicatrisée au souffle de l’oubli.

Et puis Quatre-vingt-treize avec ses hécatombes,
La guillotine ouvrant un million de tombes
Dans un sol tout souillé des plus honteux excès,
Les crimes couronnés par la main de la Force,
Depuis l’affreux Marat jusqu’à l’ogre de Corse,
Nous avaient détachés de l’étendard français.
 
Et nous n’évoquions plus notre mère envolée.
La nation naissante, à jamais consolée,
Cherchait à conquérir l’amour de son vainqueur.
La France était pour elle un instant effacée ;
Et si parfois son nom traversait sa pensée,
Il y ressuscitait une vague rancœur.

II

Mais tu parus soudain, fier et noble poète !
De la muse héroïque embouchant la trompette,
Tu te mis à chanter les exploits merveilleux
Accomplis sur nos bords par la Gaule immortelle,
Tu te mis à chanter, les yeux tournés vers elle,
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux.
Tu dis, tout enflammé, les combats de nos braves
En des chants à la fois éclatants et suaves,
Et dont toujours les cœurs seront fanatisés ;
Tu dis les dévoûments de ce groupe homérique
Qui cent ans défendit, sur le sol d’Amérique,
La tant vieille bannière aux plis fleurdelisés.
Tu dis avec douleur la douleur des ancêtres
Épuisés par la faim et vendus par des traîtres,
Et ta voix tressaillit d’un indicible émoi,
Quand tu nous rappelas qu’à la cour de Versailles
Un des fiers survivants de nos fières batailles
Avait en vain tenté de parler à son roi.
 
Tout un peuple s’émut à ta voix souveraine,
Et nul barde, après toi, dans la brillante arène
Que la gloire guerrière emplit de son rayon,
Ne fera retentir d’un éclat plus sonore
Ces grands noms dont chacun de nos foyers s’honore :
Sainte-Foye et Lévis, Montcalm et Carillon.

Bien souvent tu vantas cette indomptable race
Dont sont sortis les preux dont nous baisons la trace ;
Tu la vantas avec ton génie et ton cœur,
Et tu nous la fis voir éblouissant le monde,
Débordante de foi, valeureuse et féconde,
Comme aux temps de Bayard sans reproche et sans peur.

Déposant le clairon pour caresser la lyre,
Tu louas, emporté par un divin délire
Sur la cime où le vol de l’aigle n’atteint pas,
Napoléon grisé du vin de la victoire,
Et paraissant trouver trop étroit pour sa gloire
L’ancien monde effaré qui tremblait sous ses pas.

Tu célébras aussi cette invincible armée
Qui rougit de son sang les neiges de Crimée.
Tu chantas ardemment les hauts faits des héros
Qui, sous les trois couleurs, ― ô sublime folie ! ―
En voulant secourir la jalouse Italie,
Tombaient comme Roland au champ de Roncevaux.
 

III

Ô puissance de l’art et du patriotisme !
En t’écoutant, poète, exalter l’héroïsme
De ceux que le destin pouvait seul conquérir,
En t’écoutant louer, sans choix ni préférence,
Les hommes qui jadis combattaient pour la France,
Nous avons tous senti notre cœur s’attendrir.
Tes refrains inspirés électrisaient les âmes ;
Des saints espoirs mourants ils ravivaient les flammes,
Ils étouffaient en nous toute animosité ;
Et quand tu proclamas, chanteur digne de Sparte,
Les combats de géant du premier Bonaparte,
Nous avons tous frémi de joie et de fierté.
Grâce à tes doux accents, bien des torts s’oublièrent ;
Les ombres qui cachaient la France s’envolèrent,
Le soleil de sa gloire à nos yeux éclata.
Grâce à l’enchantement de tes strophes divines,
Dans l’histoire on ne vit que Tolbiac, Bouvines,
Marignan, Austerlitz, Malakoff, Magenta.
Grâce à toi, nous avons absous, l’âme attendrie,
Celle qui pour nous tous restera la patrie.
Grâce à toi, nous l’aimons d’un cœur passionné,
― Comme l’enfant, longtemps délaissé de sa mère,
En l’entendant louer par une voix sincère,
Sent pour elle grandir son amour obstiné.
 
Oui, tu nous rappelas bien des fois l’épopée
Que la France écrivit de sa puissante épée ;
Tu nous initias à son art enchanteur,
En versant ses rayons les plus purs sur ta lyre ;
Et, comme pour le sien le doux chantre d’Elvire,
Tu fus pour ton pays un régénérateur.

Allumant le flambeau de ta muse extatique
An radieux soleil du cycle romantique
Qui jetait sur Paris son éclat enivrant,
Et dont Québec encore ignorait la magie,
Tu brûlas les autels que la Mythologie
Avait jadis dressés aux bords du Saint-Laurent.

Et dans un idiome aussi pur que vivace,
Après avoir longtemps chanté de notre race
Les antiques combats et les récents exploits,
Tu nous dis les beautés de nos plages prospères,
Où, pour les saluer et les bénir, nos pères
Plantaient un drapeau blanc à côté d’une croix.

Tu chantas nos forêts au dôme gigantesque,
Nos lacs plus grands que ceux du poème dantesque,
Notre fleuve géant et nos champs infinis ;
Tu racontas les jours où nos vastes rivages
Faisaient sans fin redire à leurs échos sauvages
L ’hymne de l’Iroquois scalpant ses ennemis.
 
Et nous avons été ravis, divin poète,
D’entendre dans tes chants gazouiller l’alouette,
Murmurer les sapins, soupirer les roseaux,
Jaser les flots mouvants et les algues mobiles,
Le large Saint-Laurent caresser les Mille-Iles,
Ces fragments de l’Éden égrenés dans ses eaux.

Et nous avons frémi d’une terreur sacrée,
Quand tu fis retentir dans ta strophe inspirée
La voix du dieu propice aux sauvages errants,
Et qui leur promettait une vie immortelle,
Où leur âme suivrait une chasse éternelle
D ’énormes caribous et d’orignaux géants.

La vénération, la sainte idolâtrie,
Qui fait à tous les bords préférer la patrie,
Était enracinée en ton cœur si loyal ;
Elle y croissait puissante, immuable et sans tache,
Et nul effort n’aurait brisé la douce attache
Qui liait ta grande âme au paradis natal.

Nos bois mystérieux et nos eaux solennelles
Captivaient ton esprit autant que tes prunelles ;
Leurs rumeurs te donnaient de suaves frissons ;
Et, comme dans l’artère un sang inaltérable,
Comme en jets débordants la sève dans l’érable,
L’amour de ton pays coulait dans tes chansons.
 

IV

Mais, hélas ! le destin qui poursuit le génie,
Qui fait payer si cher au barde l’harmonie
Que son luth fait pleuvoir sur le monde enchanté,
Te refusait toujours la paix que l’or assure,
Et tu souffris longtemps, dans ta retraite obscure,
Les torturants ennuis de la nécessité.
Pendant que tu disais les travaux des ancêtres,
Marins et laboureurs, trappeurs, soldats et prêtres,
Pendant que tu chantais ces immortels héros,
Pour toi se préparait la plus terrible épreuve…
Et tu partis, un soir, tu quittas le grand fleuve
Qui tant de fois t’avait balancé sur ses flots.
Tu disparus alors comme un astre se couche,
Et le vent de l’exil, glacial et farouche,
Emporta ton esquif bien loin des tiens en pleurs.
Ton départ ténébreux attrista nos rivages,
Et seize ans tu subis le plus dur des servages,
Ton cœur aimant saigna de toutes les douleurs.
La mort seule devait sonner ta délivrance.
Et maintenant, au bord de l’Océan immense,
Tu dors en paix, bercé par le flot solennel
Qui te chante toujours son hymne de souffrance,
Tu dors enseveli sous la terre de France
Comme l’enfant caché dans le sein maternel.
 
Là nul ne t’ira plus abreuver d’amertume,
Et ton nom, si longtemps enveloppé de brume,
Par l’ombre de l’exil si longtemps obscurci,
Brille au-dessus d’un gouffre où bave encor la haine,
Comme l’arc-en-ciel luit, dans sa splendeur sereine,
Sur l’abîme écumeux du vieux Montmorency.

 



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